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Éloge de l’anonyme : le défi hispanique aux États-Unis

Un texte de Daniel Castillo Durante
Thèmes : Altermondialisme, États-Unis, Langue
Numéro : vol. 7 no. 1 Automne 2004 - Hiver 2005

CONTEXTE

 

Le phénomène de l’immigration hispanique soulève aux États-Unis des enjeux importants qu’il faut poser dans un cadre de réflexion susceptible d’échapper au dogmatisme des différents discours ethnocentriques ayant actuellement pignon sur rue. Depuis que les différentes communautés d’origine hispanique ont pris la place des Noirs comme la première minorité chez nos voisins du Sud, les tensions se sont exacerbées. Contrairement à ce dernier groupe ethnique, les Hispaniques ont une langue qui leur est propre (l’espagnol), un territoire de l’autre côté de la frontière (c’est le cas de tous ceux — les plus nombreux — d’origine mexicaine), une très grande fidélité à la religion catholique qu’ils réinventent souvent à partir de vieilles pratiques précolombiennes (la fête des morts mexicaine, par exemple[1]), et un sens particulièrement marqué d’appartenance à des espaces culturels fort différents de ceux qui les accueillent. Il faudrait ajouter à cela, en ce qui concerne la communauté hispanique, la volonté ferme de ne pas se couper de ses racines. L’on comprendra dès lors aisément que tous ces éléments fassent en sorte qu’il soit difficile de mettre sur un même plan de comparaison les Noirs et les Hispaniques aux États-Unis. Et c’est cela aussi qui inquiète certaines mentalités rétrogrades américaines. Leur croissance démographique foudroyante[2], leur caractère bilingue et biculturel, le fait qu’ils soient en train de remplacer les baby-boomers comme force de travail, les rend pourtant incontournables. Les grandes compagnies américaines peuvent aujourd’hui difficilement ignorer le marché hispanique dont l’importance économique s’accroît au demeurant de jour en jour avec l’arrivée de nouveaux immigrants ainsi que des capitaux (notamment à Miami) de l’Amérique latine. Les politiciens les courtisent, et le discours publicitaire doit apprendre leur langue s’il ne veut pas perdre des ventes. Il n’en demeure pas moins que pour persister dans leur être, les « Latinos » doivent se heurter à toute une armée de clichés et d’idéologèmes dont le but premier est de les acculturer, voire d’étouffer leur différence au nom d’une Amérique blanche, unilingue et protestante :

 

America was created by 17th- and 18th-century settlers who were overwhelmingly white, British, and Protestant. Their values, institutions, and culture provided the foundation for and shaped the development of the United States in the following centuries. They initially defined America in terms of race, ethnicity, culture, and religion. Then, in the 18th century, they also had to define America ideologically to justify independence from their home country, which was also white, British, and Protestant. Thomas Jefferson set forth this « creed, » as Nobel Prize-winning economist Gunnar Myrdal called it, in the declaration of Independence, and ever since, its principles have been reiterated by statesmen and espoused by the public as an essential component of U.S. identity[3].

 

Plutôt que de polémiquer contre les préjugés véhiculés par l’opinion publique (ou le discours de la « doxa », comme l’on dit en termes plus techniques), j’ai préféré choisir ici comme cible de mes arguments les dernières réflexions d’un intellectuel américain dont les écrits sont respectés et cités dans le monde académique. L’étude et l’analyse du phénomène interculturel exige, me semble-t-il, l’abandon du paradigme du conflit tel que conceptualisé par Samuel P. Huntington au profit d’une dynamique allant dans le sens d’une interpénétration culturelle. Dans cette perspective, autant préciser d’emblée que je vois l’approche multiculturelle canadienne comme une bien meilleure option pour l’« intégration » des populations hispanophones aux États-Unis. La figure de l’anonyme me servira d’illustration afin de montrer comment le migrant hispanique, grâce à des stratégies culturelles spécifiques et à une prise de conscience de son poids démographique, peut transformer sa faiblesse en moteur de changement social et politique. Son rôle jusqu’ici marginal serait du coup en mesure d’acquérir une nouvelle perspective permettant même d’infléchir des visions ethnocentriques, unilatérales et néo-impérialistes, celles, notamment, qui à l’avenir prendraient modèle sur l’administration Bush et sa façon lourdement hégémonique de « régler » les affaires du monde. Bien avant que le Mexique ne perdît presque 50 pour cent de son territoire au xixe siècle (annexions américaines du Texas, de la Californie, de l’Arizona et du Nouveau-Mexique), une production discursive visant le dénigrement systématique des valeurs mexicaines était déjà en marche afin de justifier l’« indépendance » des États concernés. Le discours cinématographique hollywoodien a pendant longtemps renforcé l’image du Mexicain basané, paresseux et voleur. Lorsque la force argumentative et persuasive d’un État-nation repose sur sa capacité de mettre sur pied une machine planétaire destinée à désinformer et à brouiller les cartes, nous sommes en droit de nous demander quel serait exactement le sens qu’on pourrait encore accorder de nos jours à la notion de « démocratie » dont se prévaut l’administration américaine actuelle. Dans ce cadre de réflexion, l’on comprendra aisément que la politique américaine visant à gérer la différence hispanique découvre à plusieurs égards la philosophie sous-tendant ses rapports avec le reste du monde, y compris le Canada. 

Les discours monoculturels (refus d’une ouverture à l’ensemble des cultures planétaires) en vogue aujourd’hui aux États-Unis viennent tout d’abord d’une doxa nourrie par des stéréotypes dont la fonction première est de remplacer l’autre, l’hispanique, par une copie menaçante. C’est dans ce contexte d’anonymat de l’autre que je voudrais m’interroger sur la crispation dont font preuve à l’heure actuelle les discours sur la minorité hispanique aux États-Unis. Privé de nom, l’anonyme américain (l’immigrant mexicain, l’Hispanique) doit se fondre dans la masse pour n’exister que dans l’illégalité. Sa précarité légale est le meilleur gage de sa valeur marchande qu’on peut ainsi négocier en toute impunité. Même une fois ses papiers en règle, dès qu’il tâche d’assumer un rôle à partir de sa différence (notamment, l’emploi de l’espagnol comme outil de communication), il doit se heurter à une représentation discursive qui le démonise et le rend responsable d’une menace de désintégration ni plus ni moins de la nation américaine. Or, il se trouve que de plus en plus, l’anonyme mexicain cherche à occuper des espaces de citoyenneté dans une sorte de lutte de reconnaissance qui ne peut, bien entendu, que créer des tensions au sein de la société américaine. Il s’agit, si l’on me passe l’expression, d’une agonistique hispanique se traduisant dans un combat pour le maintien de la langue et des valeurs familiales et religieuses inscrites dans des traditions culturelles fort anciennes.


LE DÉFI DE L’ANONYME

 

Le discours de Huntington, en plus de flatter le chauvinisme américain le plus terre-à-terre (chauffé à blanc depuis les attentats du 11 septembre 2001), cherche à nourrir la machine de propagande idéologique voulant que les États-Unis soient en mobilisation pérenne contre des « ennemis » à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières. Pour ce type de discours, tout se passe comme si la meilleure manière de vivre en paix était de pratiquer la guerre. Rien de plus normal pour lui, alors, que de donner naissance à la notion de « guerre préventive ». La force (tout d’abord discursive : on stéréotype — « l’axe du mal », etc. —, puis on élimine) sert ici de garant de la vérité. Il ne suffit pas de dénoncer ce discours ethnocide, xénophobe, ethnocentrique, biaisé, myope, stéréotypé et démagogique, encore faudrait-il étudier quelle est la part qui y revient aux politiques actives de représentation moyennant lesquelles une certaine logique de marché opère ses partages. Le flux des marchandises et des capitaux a besoin de l’image pour gagner des marchés. Cette règle de base engendre une violence que l’on retrouve dans les politiques de représentation. Les luttes (économiques, politiques, militaires, sociales, religieuses) de reconnaissance passent par l’image, et dans cette interaction, l’anonyme hispanique — la force intempestive de son absence d’identité — vient tout bouleverser. Pourtant, cet anonymat qui a pendant longtemps été la « marque de commerce » du sujet hispanique aux États-Unis commence à découvrir une force qui risque, dans les prochaines décennies, de modifier radicalement le paysage culturel, économique et politique du pays le plus important du monde. L’agonistique hispanique peut donner lieu à une mutation du modèle allant dans le sens des logiques communautaires dont les revendications sociales, économiques et politiques se font au nom de collectivités locales enracinées un peu partout aux États-Unis. La notion de « raza » en fait partie. Plutôt que de désigner une race, elle vise le droit d’un groupe ethnique à ne pas se fondre dans le chaudron anglo-saxon où mijotent les idéologèmes grâce auxquels le mythe de la mobilité sociale américaine reconnaît les siens. L’hispanique américain ne veut pas perdre sa différence parce que les savoirs et les saveurs (sa sapientia) de sa culture d’attache lui tiennent lieu de mère nourricière. Le statut paradoxal de son anonymat y réside. Dès lors, rien de plus inquiétant qu’une présence qui risquerait de faire trébucher le stéréotype : aucune étiquette n’y adhère. Cela explique pourquoi, dans certaines religions, aucune image ne peut représenter Dieu; c’est justement cette absence de représentation qui serait alors le signe du pouvoir souverain. Dépourvu de visage, Dieu incarnerait ici ce que l’anonymat peut donner comme puissance lorsqu’il se soustrait à la représentation. Il ne s’agit pas de tomber dans le vieux débat entre les iconoclastes et les iconolâtres. Il faudrait plutôt se demander si le règne de l’image en Occident (depuis la Renaissance, en gros) ne commencerait pas à se lézarder en dépit de l’extraordinaire puissance des machines à représenter qui luttent pour s’imposer à l’échelle de la planète. Plusieurs signes avant-coureurs sont à l’horizon. Tout d’abord, l’hyperinflation des images qui, à force de se répéter, s’installent dans une surenchère en série qui finit à la longue par saturer le spectateur. Il y aussi la sensation de vide qu’elles laissent dans leur acharnement à se substituer au réel[4]. Qu’il s’agisse d’une guerre ou d’une voiture, les ficelles du simulacre ont de plus en plus de mal à ne pas paraître aussi dans le décor. Le discours télévisuel et son aliénation au diktat du vedettariat et de la célébrité illustrent à merveille le décalage qui se creuse entre la « vérité » et sa représentation au sein de nos sociétés :

 

L’ensemble des contenus télévisuels véhiculés dans les sociétés néolibérales constitue en lui-même un répertoire de valeurs, qui tend à servir de cadre de référence pour les citoyens qui composent ces sociétés, par le fait même qu’au nom de la démocratie, de l’espace public, de la liberté d’expression et du droit à l’information, ces contenus reçoivent tacitement, de par leur existence, une légitimation sur le plan politique et social. La retransmission des prix Awards, par exemple, à tel ou tel poste de télévision dans un créneau horaire précis (de grande écoute), accompagnée de tel ou tel commentaire correspond à une diffusion de valeurs et de normes éthiques particulières, légitimées par le fait même qu’elles soient médiatisées. Dire cela, c’est attribuer aux médias — à la télévision — un rôle (voire un pouvoir) de légitimation de certaines valeurs et de normes éthiques au détriment d’autres[5].

 

De plus en plus, les différentes cultures de la terre comprennent l’importance de développer leurs propres réseaux télévisuels ainsi que leurs propres capacités de produire des images anti-stéréotypes, si l’on me permet de m’exprimer de la sorte. D’où l’explosion de chaînes de télévision hispanophones aux États-Unis. « On n’est jamais mieux servi que par soi-même » : voilà la sagesse proverbiale sous-jacente à la parole espagnole au sein de l’Amérique qui se prétend encore anglophone alors que, dans la pratique, elle est déjà bilingue.

Le cynisme, le désenchantement et la raillerie viennent aujourd’hui des centres de production d’images incapables d’occulter en coulisses la voracité des marchés. Pensons aux photos de la prison d’Abou Ghraib (située près de Bagdad), qui montrent la soldate Lynndie England tenant en laisse comme un chien un détenu irakien nu[6]. Le caractère anonyme de ces images qui ébranlèrent l’administration Bush s’inscrit dans la marge d’incertitude à laquelle se heurte le pouvoir quand la politique de représentation échappe à son contrôle. Des images émanant des forces de la coalition en Irak dévoilent ainsi des perspectives d’interprétation insoupçonnées dès qu’elles sont détournées de leur objectif premier : la dégradation, l’avilissement et l’humiliation de l’autre. Dépouille de lui-même, l’Irakien vaincu et piétiné se transforme en tain du miroir d’injustice et d’abus de pouvoir moyennant lequel se reflète l’entreprise néocolonisatrice anglo-américaine. Comme dans certains films de science-fiction, les images se détruisent elles-mêmes. La logique iconophage des cultures occidentales est en crise, dans la mesure où elle n’arrive plus à croire en ses propres images. À l’heure où le terrorisme menace la paix mondiale, l’image du soldat ne soulève plus l’enthousiasme des foules. On vient de voir qu’elle peut même re-présenter le côté le plus répulsif de l’Occident. La guerre ne serait donc devenue qu’une représentation dépravée, absolument en trompe-l’œil, des intérêts marchands. La méfiance à l’égard des héros accompagne la crise des cultures consommatrices d’images. D’où l’explosion d’images mettant en vedette la manière bad boy. Le pire, le hasard et l’imprévu trouvent ainsi leur place dans les pratiques artistiques populaires. Le cinéma monte d’un cran chaque année la thématisation de la violence à l’écran. L’image ne doit surtout pas faire réfléchir. Son rôle est de bloquer la capacité critique du spectateur. Il s’agit d’emprisonner son imaginaire afin de l’attacher encore plus à la consommation d’images. Tout se passe comme pour la pornographie : plus on en voit, plus on en veut. Mais ce qui semble un élargissement du marché ne fait que creuser l’écart entre le spectateur et son désir. Lorsque l’image s’instrumentalise pour devenir un objet de consommation, une pure marchandise, il n’y a que le marché qui y trouve son compte. Cette mise à mort de l’aura, dont parle Benjamin[7], explique probablement — par contrecoup — une extrême fétichisation de la signature de l’artiste dont l’œuvre ne sera plus accessible qu’à travers sa reproduction technique. C’est comme si les cultures sous le mode de la reproduction technique des images se devaient d’exonérer leur responsabilité dans la mort de l’original par une exacerbation de l’identification au même. C’est alors que les copies envahissent le marché, et qu’une nouvelle époque de représentations du même se développe. L’ubiquité du même apparaît à ce moment précis. Il est partout. Ce qui compte, c’est sa multiplication à l’infini. Et sur la photo d’identité, même le sourire doit être banni[8] : la langue de bois administrative ne veut surtout pas qu’un trait d’ironie ou d’amusement vienne vous dérober aux contraintes d’une représentation conforme à la loi. C’est ainsi que le côté ignoré (ludique et subversif) de l’altérité reste ignoré.

 

LE RÔLE DE L’ANONYME AU CŒUR DE L’EMPIRE

 

Quel serait dès lors le rôle de l’anonyme hispanique au cœur de l’empire? Probablement celui du franc-tireur embusqué dans la masse. Il tire anonymement à partir d’un nombre qui multiplie son écho. Tout en faisant corps avec la masse, il cherche à l’inquiéter, voire à la déstabiliser. Sa langue différente, sa gastronomie distincte, le rythme unique de sa musique passionnée, mettent le feu sur la ligne de partage jusque-là inamovible des frontières culturelles. Là réside le rôle paradoxal de l’anonyme. Et il arrive que sa logique subversive soit même empruntée par des artistes locaux. C’est le cas de la pratique visuelle de Spencer Tunick[9] qui se sert du nu collectif et anonyme (ce nu qu’on trouve à l’état de nature dans la forêt amazonienne péruvienne et brésilienne) afin de souligner le décalage existant entre l’agressivité des villes et le corps devenu une pure marchandise. Il arrive parfois que la parole artistique ne soit pas la voie choisie pour exprimer le malaise de l’anonyme. Confronté à des mouvements migratoires et à des transferts culturels[10] de plus en plus nombreux et complexes, le monde occidental devra alors se pencher sur les conditions objectives qui expliquent, ne serait-ce qu’en partie, le choix de la violence extrême de certaines paroles anonymes. Mouvements de revendication pour une meilleure distribution de la richesse (les Piqueteros en Argentine[11]), mouvements, associations et groupes séparatistes (le cas du Pays basque en Espagne), différentes formes politiques de contestation et de révolte des Indiens et des paysans en Amérique latine (Mexique, Bolivie, Guatemala, etc.), réseaux de rupture radicale avec l’ordre étatsunien et le modèle néolibéral capitaliste tel que véhiculé par la mondialisation (diverses associations à caractère terroriste souvent intégriste, etc.), le vandalisme et de nouvelles logiques barbares de la violence pratiqués dans les banlieues des grandes villes (Mexico, Buenos Aires, Los Angeles, Paris, etc.) ayant la précarité et l’exclusion comme conditions premières de possibilité. Dans ce contexte d’exacerbation des différends, l’anonymat de la violence nous interpelle non seulement en fonction (ce qui est déjà énorme) des carnages qu’elle produit, mais aussi en tant qu’expression foudroyante de la pandémie d’exclusions qui gangrène la planète.

Samuel P. Huntington a donc probablement tort lorsqu’il voit la communauté hispanique des États-Unis comme une menace pour l’intégrité du pays le plus puissant du xxie siècle. Sa vision inaltérable des États-Unis comme une nation avec une seule langue et une seule culture (anglo-protestante) révèle un discours coulé dans un rétroviseur idéologique qui ne réfléchit plus que les peurs et les démons d’une classe politique et d’une certaine intelligentsia dépassées par les événements. Incapable de comprendre que le changement, la modification et l’altération seuls permettent aux peuples et aux cultures du monde de s’adapter aux nouvelles configurations socio-culturelles, le discours ethnocentrique monoculturel, crispé et narcissique débouche ainsi sur le rejet, l’incompréhension et la satanisation de l’autre :

 

In this new era, the single most immediate and most serious challenge to America’s traditional identity comes from the immense and continuing immigration from Latin America, especially from Mexico, and the fertility rates of these immigrants compared to black and white American natives. Americans like to boast of their past success in assimilating millions of immigrants into their society, culture, and politics. But Americans have tended to generalize about immigrants without distinguishing among them and have focused on the economic costs and benefits of immigration, ignoring its social and cultural consequences. As a result, they have overlooked the unique characteristics and problems posed by contemporary Hispanic immigration. The extent and nature of this immigration differ fundamentally from those of previous immigration, and the assimilation successes of the past are unlikely to be duplicated with the contemporary flood of immigrants from Latin America. This reality poses a fundamental question : Will the United States remain a country with a single national language and a core Anglo-Protestant culture? By ignoring this question, Americans acquiesce to their eventual transformation into two peoples with two cultures (Anglo and Hispanic) and two languages (English and Spanish)[12].

 

Pendant de nombreuses années, y compris de nos jours, l’immigrant d’origine hispanique aux États-Unis, particulièrement le Mexicain, n’a pu donner forme à sa spécificité culturelle que sous l’anonymat d’une main d’œuvre bon marché, précaire, taillable et corvéable à merci. Lorsque grâce à leur taux élevé de natalité et à la vivacité de leur culture, ils réussissent à devenir la première minorité de la seule hyperpuissance de la planète, leur nombre jusque-là anonyme commence à être perçu par le discours conservateur et xénophobe comme étant susceptible de se transformer en visage occupant des espaces concrets de citoyenneté. Est-ce un danger? Certes, cela présente un défi, mais c’est justement par ce type de « challenge » que la société américaine a pu montrer par le passé son dynamisme et son ouverture au reste du monde. C’est tant mieux si ce pays doit changer à partir du défi posé par la différence, car de la réponse et de la logique d’inclusion qu’il parviendra à mettre sur pied afin de l’accueillir, dépendra peut-être le progrès ou le recul de nos sociétés multiethniques. La notion de liberté culturelle, telle que prônée par le dernier rapport sur le développement humain publié par l’onu cette année, peut servir ici de point de repère. Au demeurant, si le Canada s’y voit accorder la quatrième place après la Norvège, la Suède et l’Australie, c’est en grande partie grâce à son attachement aux valeurs de tolérance, de justice sociale et de paix, ainsi qu’à la liberté culturelle dont jouissent ses diverses communautés ethniques. Dans cette perspective, l’agonie de l’anonyme — sa lutte pour occuper un espace de reconnaissance tout en gardant son droit à des appartenances multiples — au cœur des Amériques peut être lue comme une indication des marges de liberté qu’il faudra respecter afin d’empêcher que le différend ne se transforme en conflit.

 

Daniel Castillo Durante*

NOTES

* L’auteur est professeur au Département des lettres françaises de l’Université d’Ottawa. Il a récemment dirigé, avec P. Imbert, l’ouvrage collectif L’interculturel au cœur des Amériques (Legas, Université du Manitoba et Université d'Ottawa, 2003).

1. Cf. Dominique Dufetel, « Los antepasados ocultos », Día de muertos, Artes de México, no 62, Mexico, 2002, p. 10-15.

2. Des enfants en dessous de 18 ans, 61 pour cent sont des Hispaniques à San Antonio, 53 pour cent à Los Angeles, 39 pour cent à Miami et à San Diego, et 36 pour cent à Houston (« Hispanic America », Business Week, éd. européenne, 15 mars 2004, p. 49-54).

3. Samuel P. Huntington, « The Hispanic Challenge », <www.puertorico-herald.org>, mars-avril 2004.

4. Cf. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1979.

5. Patrick Brunet, « La spectacularisation du monde à la télévision ou l’enjeu du réel », in P. Brunet et M. David-Blais (dir.), Valeurs et éthique dans les médias. Approches internationales, Québec, p.u.l., 2004, p. 3-23.

6. Cf. The Washington Post, 6 mai 2004.

7. Cf. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », trad. M. de Gandillac et R. Rochlitz, in W. Benjamin, Œuvres iii, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, p. 269-316.

8. C’est le cas, au Canada, pour la photo des nouveaux passeports.

9. Cf. D. Castillo Durante, « Spencer Tunick et l’apostrophe du nu », Les dépouilles de l’altérité, Montréal, éd. xyz, 2004.

10. Cf. Walter Moser, « Pour une grammaire du concept de transfert appliqué au culturel », ms, 29 p.

11. Cf. D. Castillo Durante, « L’altérité polémique : guerre, sémiocratie, exclusion et économies du savoir. De la Pax Americana à l’implosion du modèle argentin », in D. Castillo Durante (dir.), L’interculturel et l’économie à l’œuvre. Les marges de la mondialisation, Ottawa, éd. David, 2004.

12. S. P. Huntington, op. cit.



 


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