Céline Lafontaine,
L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine,
Paris, Seuil, coll. « Sciences humaines », 2004, 240 pages
L’ouvrage de Céline Lafontaine pose une question simple mais qui donne le vertige : dans quel monde entrons-nous? Ou peut-être même, dans quel monde nous trouvons-nous déjà? Des mots circulent (il s’agit peut-être justement, d’abord et avant tout, d’une question de circulation) dans la doxa, et soit que nous y prêtions peu d’attention, soit qu’ils nous sourient, nous aimons les entendre, parce que nous les associons spontanément sinon au bien, du moins à une sorte de mieux-être. Ainsi de l’« information », de la « communication », des « réseaux ». Il est bien de s’informer, d’être informé; de communiquer; de s’inscrire dans un réseau, dans des réseaux. À l’inverse, le mal, le grand mal, c’est d’être un laissé pour compte de l’information; c’est de ne pas communiquer, de ne pas savoir communiquer; c’est, plutôt que de s’inscrire dans un réseau, de se trouver pris dans une structure ou une institution verticalement organisée, avec un haut, un bas, des mécanismes d’autorité. Par delà les médias (qui se prêtent particulièrement bien, pour des raisons qu’on devine aisément, aux impératifs dont il est ici question), il semble que l’informatique, et Internet en particulier, nourrissent au mieux les phantasmes de l’échange égalitaire et généralisé, de la mise en rapport « en temps réel » et d’un rapport entre l’un et l’autre sans médiation, que l’on peut associer à ce que l’auteur n’hésite pas à appeler le nouvel « empire cybernétique » qui définit de plus en plus notre horizon de sens. Mais au bout de l’information, de la communication, de la multiplication des réseaux (ou des rhizomes, comme disait Deleuze), qu’y a-t-il donc? Moins d’obstacles à la mise en rapport de n’importe qui avec n’importe qui, moins de médiation, moins d’autorité, donc, plus d’humanité, plus de liberté, plus d’émancipation? En est-on bien sûr? Qu’en est-il, que reste-t-il de l’humanité dans l’empire cybernétique? Nouvelle humanité, posthumanité : comment faudrait-il donc nommer la subjectivité inscrite à ce point dans un monde tissé de réseaux qui s’entrecroisent qu’elle en devient peut-être indissociable des choses et des machines?
Afin de commenter et de critiquer l’important ouvrage de Céline Lafontaine, nous avons sollicité trois jeunes intellectuels préoccupés par des questions qui touchent de près à celles que pose l’auteure (destin de la technoscience, de l’humanisme, du paradigme « réticulaire »). On verra que l’analyse proposée par Céline Lafontaine suscite peut-être moins de désaccord que la position qu’elle adopte ou qu’elle paraît adopter face à la montée de l’empire cybernétique. Comme à l’habitude dans nos dossiers « Autour d’un livre », Céline Lafontaine leur répond en conclusion — parfois fort vigoureusement. Mais il est vrai que ce qui est en jeu ici, c’est peut-être ce que Marcel Gauchet n’hésite pas à appeler une révolution anthropologique aux « conséquences incalculables ».
Gilles Labelle