L’enjeu du livre de Céline Lafontaine est assez simple : « Retracer, de son berceau cybernétique jusqu’à sa maturation bio-informatique, l’itinéraire intellectuel du sujet informationnel. […] On voudrait simplement montrer qu’une certaine unité paradigmatique subsiste à travers cette imposante diversité théorique. Du structuralisme au systémisme, du postmodernisme au posthumanisme, du cyberespace au remodelage biotechnologique des corps, on constate une même négation de l’héritage humaniste, une même logique de la désubjectivation » (p. 14-15).
Les filiations intellectuelles que Céline Lafontaine retrace montrent à quel point les concepts théoriques de la cybernétique ont pénétré, parfois de façon souterraine, non seulement dans les objets et les pratiques, mais jusque dans la pensée théorique elle-même. Il ne sera pas question pour moi de reprendre cet aspect-là du livre. Me paraissent plus intéressantes l’affirmation que les pensées et les pratiques héritières de la cybernétique seraient antihumanistes et, surtout, la position explicite de l’auteure à cet égard : « Précisons donc que l’humanisme dont on se réclame est celui d’un sujet historiquement construit, fragile et sensible, dont l’ultime valeur réside dans sa capacité réflexive d’agir politiquement sur le monde. C’est précisément cette capacité, garante d’une démocratie digne de ce nom, qui montre des signes d’effritement face aux représentations naturalisantes du paradigme cybernétique » (p. 18-19). L’analyse de Lafontaine s’inscrit dans un mouvement de défense des valeurs humanistes, avec lesquelles, il faut bien le dire, il est difficile de ne pas être en accord : on ne peut pas être contre la vertu…
Ce que constate Céline Lafontaine, c’est que la frontière de l’homme, pour reprendre une expression de Jacques Ellul, n’est pas en jeu seulement dans l’intégrité de son corps, mais aussi dans l’image qu’il se forme de lui-même. Le « paradigme » cybernétique, ayant pénétré dans les structures des sciences humaines et de la philosophie, forme désormais l’horizon de l’imaginaire humain. Cette constatation n’est pas sans rappeler, avec ici une pente d’analyse complètement différente, les constats de Hans Jonas dans Le principe responsabilité et Pour une éthique du futur, dont je vais donner ici une courte analyse, qui me mènera à reposer la question de l’humanisme.
L’HOMME ET LA PEUR
Hans Jonas amorce une réflexion sur les modifications de l’essence de l’agir humain et tente, en prenant ces modifications en compte, d’accoucher d’une éthique permettant de poser des limites viables à cet agir[1].
C’est à l’essor des technosciences que l’homme doit ce changement dans l’essence de son agir. La nature, jusqu’ici en quelque sorte « donnée », relativement inaltérable, devient manipulable, fragile, presque évanescente. Jonas constate une disproportion entre les capacités que l’homme s’est données à lui-même et sa « morale », c’est-à-dire sa habilité à limiter ces capacités de façon à ce qu’elles ne se retournent pas contre lui. La technoscience, contrairement à la technè des anciens, peut modifier la nature des choses, peut altérer durablement et peut-être définitivement la nature de tout ce qui nous entoure, la nature même que nous sommes. Elle prend dès lors d’emblée un sens éthique : « La nature, affirme Jonas, ne fut pas un objet de responsabilité humaine — elle prenait soin d’elle-même et, en y mettant la persuasion et l’insistance nécessaires, elle prenait également soin de l’homme : à son égard étaient indiquées non l’éthique, mais l’intelligence et l’inventivité[2] ». L’homme doit maintenant répondre de la nature.
Jonas relève quatre caractères spécifiques de l’éthique traditionnelle : le domaine de l’art (technè) était neutre du point de vue éthique; l’éthique était anthropocentrique; l’essence de l’homme était constante et n’était pas susceptible d’être modifiée par la technè; la portée de l’agir humain était immédiate. La responsabilité humaine se limitait aux affaires humaines. Notamment, la condition humaine n’était pas radicalement remise en question : elle était permanente. Jonas constate, fort justement à mon avis, que c’est cette permanence que la technoscience remet en cause.
La destruction massive de notre environnement rend l’avenir même de l’espèce humaine incertain. Les nouvelles capacités d’intervention sur nos propres gènes soulèvent des questions nouvelles quant à notre propre nature, quant à notre propre condition. Notre destin, auparavant en même temps inconnaissable et certain, s’est renversé : on le croit connaissable et maîtrisable, et ce sont cette connaissance et cette maîtrise qui le rendent opaque, imprévisible. Les travaux sur la sénescence des cellules, liés aux progrès en matière de transplantation, de conservation et de production d’organes, ouvrent la perspective d’une vie plus longue, voire de durée indéterminée, qui renvoie la mort elle-même dans le domaine des responsabilités nouvelles défini par Jonas. La mort, ainsi, ultime certitude de notre condition, est remise en question, elle devient un objet sur lequel nous pouvons agir. Nous avons à répondre de la mort.
Mais qui dit responsabilité dit aussi capacité de maîtriser et, partant, de prévoir. Or, les impacts du développement technoscientifique sont cumulatifs et dépassent nos capacités de prévision et de régulation. Que faire? L’avenir, lui aussi, entre dans le domaine de l’agir humain.
Jonas élabore alors ce qu’il nomme une heuristique de la peur, qui devient le moteur d’une éthique humaniste possible pour la civilisation technoscientifique. L’introduction de cette heuristique de la peur est un indice sérieux de cette modification radicale dans la condition humaine; radicale non pas en raison des changements que cette condition peut subir ou ne pas subir, mais parce que les fondements même de cette condition, qui permettent non d’y apporter une réponse, mais bien de l’interroger, ne nous disent plus rien d’assuré. La seule chose dont nous soyons aujourd’hui certains à propos de la condition humaine, c’est qu’elle n’a plus rien de certain[3]. La naissance et la natalité, pour reprendre le terme d’Arendt, posent aussi de nouvelles questions : si je proviens d’un éprouvette, qui est ma mère? Qui est mon père? Quelle est, en fin de compte, mon origine? Quelles sont les conditions de ma venue au monde? La réponse est aujourd’hui d’ordre biologique et technique. Je suis mes gènes, ou peu s’en faut; je suis un œuf fécondé, et non l’enfant de mes parents. L’heuristique de la peur, en espérant conserver ce qu’il en est de l’homme, montre au contraire que la condition de l’homme aujourd’hui n’est plus garantie et qu’elle ne saurait servir de critère pour déterminer nos choix et nos décisions. Alors que la finitude guidait en quelque sorte nos pas, c’est maintenant un futur paradoxalement opaque qui s’étend devant nous comme guide.
L’heuristique de la peur est liée à l’élaboration d’une éthique du futur, c’est-à-dire d’une éthique « d’aujourd’hui qui se soucie de l’avenir et entend le protéger pour nos descendants des conséquences de notre action présente[4]. » Cette responsabilité n’engage pas seulement la survie, mais bien aussi la préservation d’une image, d’une représentation de l’homme. Le paradoxe est ici flagrant : c’est l’instabilité de l’image de l’homme qui rend nécessaire de sauvegarder cette image; mais pour ce faire, il faut une image stable de la condition humaine... C’est bien là que la technoscience prend un sens non pas technique, mais bel et bien à la fois éthique, politique et métaphysique.
La nécessité même de « sauver les générations futures », sauver l’avenir lui-même, désigne un déplacement de l’angoisse : ce n’est plus la mort, que prétendent repousser les technosciences, qui est au centre de la question de l’homme, mais bien l’incertitude même de cette mort, l’incertitude quant à ce que sera l’homme dans 50, 100, 500 ans.
TRANSFORMATION DE L’IDÉE DE L’HOMME ET MORT DE L’HUMANISME?
La technique, comme le montre Lafontaine, loin de n’être qu’une pratique, a bel et bien envahi les sphères de la pensée. « Ce qui devait surprendre dans cette filiation, note-t-elle très justement, c’est qu’une pensée se réclamant du relativisme et du nomadisme identitaire fasse corps avec le projet de contrôle et de remodelage biotechnologique de l’être humain. Née dans la foulée du paradigme cybernétique, la pensée postmoderne ne pouvait au contraire que mener à “cette sortie en douce de l’espèce humaine”, pour reprendre l’expression de la sociologue Louise Vandelac » (p. 209).
Cette remarque suppose que nous ayons encore une idée assez claire de ce qu’est l’espèce humaine. Évoquer le potentiel de contrôle ne suffit pas : l’être humain, de tout temps, s’est parfaitement accommodé de contrôles qui, pour être inadmissibles, terrifiants, n’ont pas pour autant fait sortir l’homme de lui-même. Peut-être faut-il alors penser ce que signifie cette possibilité, si elle est avérée, de la sortie de l’homme de lui-même comme possible proprement humain[5]. Que peut bien vouloir dire, alors, le « repli » vers l’humanisme?
Je ne peux m’empêcher de penser à la célèbre réflexion de Heidegger, répondant à Jean Beaufret : « Vous demandez : Comment redonner un sens au mot “Humanisme”? Cette question dénote l’intention de maintenir le mot lui-même. Je me demande si c’est nécessaire. […] Vous demandez : Comment redonner un sens au mot “Humanisme”? Cette question ne présuppose pas seulement que vous voulez maintenir le mot “Humanisme”; elle contient encore l’aveu qu’il a perdu son sens[6]. »
Autrement dit, y a-t-il encore quelque chose comme l’« humanisme » à défendre? Et s’il faut le défendre, n’est-ce pas un indice de l’obsolescence de la notion même d’humanisme? Nous vivons comme si notre culture — moderne, humaniste précisément — était destinée à durer éternellement. La « sortie en douce » évoquée par Vandelac est déjà effective. Ce qui fait que l’être humain est un être humain est en train de changer dans l’imaginaire occidental. La frontière de l’homme est en danger; celle entre l’homme et l’animal et, maintenant, entre l’homme et la machine, l’organique et l’inorganique, le vivant et le non-vivant.
Le problème de cette défense de l’humanisme, c’est qu’elle a déjà, bien souvent, fait preuve de son incapacité à instaurer des normes pour les pratiques techno scientifiques, que ce soit dans le domaine de la bioéthique, dans celui de la loi, ou encore des moratoires internationaux, qu’ils soient décrétés par la communauté scientifique elle-même, ou par l’ensemble des États. Alors, défendre l’humanisme de la modernité, n’est-ce pas refuser un peu aveuglément de mener une véritable réflexion sur ce qu’il en est de l’homme aujourd’hui? Se réclamer de cet humanisme, n’est-ce pas faire le jeu de ce que l’on dénonce? Qu’on me comprenne bien : je n’affirme pas ici que les idéaux de l’humanisme ne sont pas dignes d’être défendus; j’émets l’hypothèse que ces idéaux soient incapables de « sauver le “monde” », notre « monde ». On retrouve là l’une des idées avancées par Heidegger, comme quoi l’aboutissement de la métaphysique en technique a été rendu possible par l’humanisme et la position d’un sujet qui s’arroge le pouvoir de décider par lui-même de ce qu’il en est de lui.
Cette « crispation » humaniste renvoie à une peur de la technique. Peur d’une blessure, peur de la perte des repères, de la perte du sujet, peur de la perte de soi. Cela est d’autant plus étonnant que ce que montre L’empire cybernétique, c’est précisément que notre horizon est de plus en plus constitué par la technoscience, que cette perte est infligée par un pouvoir que nous nous sommes nous-mêmes donné.
RÉCITS DE LA TECHNOSCIENCE ET PEUR DU DEVENIR
La réflexion de Peter Sloterdijk sur ce que l’on nomme le « posthumain » porte sur les ambiguïtés actuelles de l’identité de l’homme. Sloterdijk, dans « La vexation par les machines », reprend l’idée freudienne des blessures narcissiques subies par l’homme : Copernic montre que la Terre n’est pas le centre de l’Univers; Darwin brise la spécificité humaine par rapport au monde animal; et Freud, enfin, affirme que notre subjectivité est éclatée, qu’elle nous échappe, que nous sommes étrangers à nous-mêmes. Sloterdijk ajoute la « vexation par les machines » : les frontières entre l’homme et le monde inorganique s’effacent, des ordinateurs semblent remplir des tâches dont l’homme est incapable. L’identité de l’homme n’est-elle alors pas précisément dans la blessure elle-même, dans la capacité de faire sens de cette blessure? C’est en tout cas ce que semble suggérer Sloterdijk : « même si les robots, à l’ère technique, ont persuadé l’âme qu’elle ne peut être ce pour quoi elle se prend, il reste à l’âme désubstantialisée la fierté de souffrir discrètement de cette vexation. Son souci est la preuve de son existence[7] ». L’homme recherche inlassablement qui il est, que ce soit par la (techno)science, par des récits ou par des mythes. Il recherche une permanence au sein même de son devenir. Si la technique pose un problème, y compris dans la sphère de la réflexion philosophique, c’est qu’elle est la marque du devenir. Dès lors, ce n’est plus tant la technique elle-même qui produit la blessure, mais la condition humaine qui est blessure, qui est faille, manque, devenir. La modernité s’est peut-être illusionnée sur sa capacité de faire l’impasse sur le manque. Sloterdijk affirme que toutes les vexations, toutes les blessures narcissiques subies par l’homme, sont « fondées sur l’équivalence entre l’homme et la machine[8] ». Que faire de cette équivalence, qui renvoie l’homme à son devenir? Que faire de la blessure? Que faire de la perte de l’homme?
Notre païdéia , nos outils d’autoconnaissance, nous dépassent, nous déplacent, nous meuvent et nous « é-meuvent », c’est-à-dire nous font sortir, parfois littéralement, de nous-mêmes. Cette connaissance de soi, avec ces outils, est aussi destructrice.
Dans La domestication de l’être, Sloterdijk élabore une fantaisie philosophique sur l’origine de l’humanité. La première pierre lancée agrandit l’espace de l’homme et en même temps crée une distance entre lui et son environnement biologique, crée la fameuse « clairière de l’être », c’est-à-dire l’homme lui-même, avant tout langage. L’homme n’est plus posé comme un être de raison, dont le logos serait l’origine et l’aboutissement ultime, le dernier mot de son humanité. En se plaçant sous le registre de la fantaisie, Sloterdijk se place sous le signe de la parole, mais surtout sous le signe d’une vérité qui n’est plus celle de la raison moderne, qui n’est plus celle, non plus, d’un logos universel. C’est bien ici un mythe de la technique que narre Sloterdijk : ni spéculation, ni récit de vérité, ni même encore récit interprétatif ou herméneutique de la condition humaine. Il s’agit de refonder une origine de l’homme, une origine qui échappe aussi bien au récit scientifique, vrai, qu’à la spéculation philosophique moderne. L’ère technicienne n’est plus mesurée à l’aulne d’un humanisme impuissant. En choisissant cette manière de raconter l’avènement de l’être humain, Sloterdijk décale le sujet et le place sous le signe de l’accident : fantaisie, phantasia, c’est l’apparition, hallucinatoire, mais encore l’apparition comme imprévisible. Le geste de lancer un caillou était imprévisible au regard de l’animalité; il a eu des conséquences tout aussi imprévisibles au regard de la constitution de l’humanité.
Il faut alors considérer la technique non pas comme contre l’humain, mais bien comme une origine — refoulée[9] — qui nous constitue et nous situe face au monde. Cela peut se faire aussi bien dans le sens d’une plus grande destruction que dans celui d’une plus grande conscience. « Penser l’homo humanus, nous l’avons montré, c’est penser les niveaux où s’applique l’équivalence de l’être humain et de la clairière. Mais la clairière, nous le savons, n’est pas possible sans son origine d’ordre technique[10] ». C’est, encore, tenter de voir en quoi les extrêmes de nos réalisations technoscientifiques sont révélatrices de notre condition : Hiroshima et Michael Jackson, Dolly et Apollo xi, Auschwitz, Tchernobyl et la musique techno, non pas comme des figures de décadence ou de dégénérescence morale, pas plus que comme des accidents de l’histoire et de la raison, mais comme apocalypses présentes, quotidiennes.
Les antagonismes générés par le développement des technosciences, antagonismes économiques, politiques et cognitifs — et c’est bien cette ambivalence que Lafontaine souligne en montrant comment, plus que les pratiques, c’est la pensée elle-même qui émarge au « paradigme » technoscientifique et cybernétique —, sont fonctions de cette raison qui s’abîme, de plus en plus, en une dé-raison, c’est-à-dire en une raison qui se déconstruit malgré elle. « Comment peut-on répéter le choix de la vie à une époque où l’on déconstruit l’antithèse de la vie et de la mort? Comment pourrait-on penser une bénédiction qui dépasserait l’antinomie simplifiée de la malédiction et de la bénédiction? Comment pourrait-on formuler une Nouvelle Alliance dans la complexité? Des questions comme celles-ci expriment l’idée que la pensée moderne ne réussit pas à formuler une éthique tant qu’elle continue à ne pas être au clair sur sa logique et son ontologie[11]. »
PERTE ET CONSCIENCE : LA TECHNOSCIENCE EN MANQUE D’HUMANISME?
L’a priori humaniste du livre de Céline Lafontaine jette un éclairage étrange sur son analyse. Les filiations entre les pensées postmodernes et la structure épistémologique de la cybernétique sont convaincantes; aller de ces filiations, en raison du caractère antihumaniste de la cybernétique, à une défense de l’humanisme classique pose problème.
J’ai essayé ici, trop brièvement, de montrer deux choses : d’une part, que les normes que tente de mettre en place la pensée relevant de la mouvance humaniste sont impuissantes, ainsi que leurs tentatives de renouvellement (Jonas); d’autre part, que pointer les filiations, pointer les dangers, ne suffit plus : il faut se questionner sur la peur de la perte de l’humanisme, sur le sens de la blessure que nous nous infligeons nous-mêmes par le développement des technosciences et des pensées concomitantes. Il me semble que l’on peut lire cette blessure en deux sens qui sont peut-être complémentaires : le premier, c’est le constat que la science, héritière de l’humanisme moderne, renvoie aussi à son pire contraire. Ce constat est trop souvent considéré comme en passant, une simple erreur de parcours. Comment comprendre cette affirmation de la conclusion de L’empire cybernétique : « Pour revenir dans les limites de ce livre, redisons qu’en aucun cas il n’a été question pour nous […] d’ignorer les bienfaits réels de certaines avancées de la technoscience tant au niveau des technologies de l’information que des biotechnologies. Notre seule préoccupation a été de faire ressortir les tendances anti-humanistes décelables, voire même affirmées, chez bon nombre de penseurs contemporains » (p. 223-224)?
On ne touche pas à la science; ne sont mis en accusation que ceux qui laissent la pensée divaguer en dehors du sacro-saint humanisme. Même là, science (y compris les sciences humaines) et humanisme semblent liés indissolublement. La seconde peur, dont j’ai tenté ici un début d’élaboration, est celle de la perte même de l’idée d’humain comme sujet — aussi fragile soit-il. Non qu’il faille à tout prix nier la subjectivité, mais il faut bien prendre en compte que quelque chose échappe au sujet, ou encore que ce sujet refoule quelque chose qui est en train de le dépasser. La pensée technoscientifique déborde bel et bien le sujet — et ici, l’analyse de Céline Lafontaine prend je crois tout son sens. À son insu? La technè refoulée par la pensée logo-théorique et onto-théologique, peut-être dès son origine, fait un retour en force. La technoscience ne souffre pas, de ce point de vue, d’un déficit humaniste, mais au contraire d’un trop-plein d’humanisme.
Sébastien Mussi*
NOTES
* Sébastien Mussi est doctorant et chargé de cours en science politique à l’uqàm. Il est aussi chargé de cours en philosophie à l’Université Saint-Paul à Ottawa et professeur de philosophie au Collège de Maisonneuve à Montréal.
1. Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. J. Greisch, Paris, Cerf, 1990 [1979].
2. Ibid., p. 21.
3. « [P]eut-être même l’incapacité d’effectuer et de transmettre des expériences est-elle l’une des rares données sûres dont il dispose sur sa propre condition » (Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, trad. Y. Hersant, Paris, Payot et Rivages, 2002, p. 23). Agamben reprend ici une réflexion de Benjamin.
4. Hans Jonas, « Sur le fondement ontologique d’une éthique du futur », in H. Jonas, Pour une éthique du futur, trad. S. Cornille et P. Ivernel, Paris, Payot et Rivages, 1998, p. 69.
5. C’est ce que fait Giorgio Agamben, notamment dans Ce qui reste d’Auschwitz, ainsi que Dario De Facendis dans un très beau texte, « Hannah Arendt et le mal » (in D. Dagenais [dir.], Hannah Arendt, le totalitarisme et le monde contemporain, Québec, p.u.l., 2003).
6. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », trad. R. Munier, in Heidegger, Questions iii, Paris, Gallimard, 1966, p. 77 et 123.
7. Peter Sloterdijk, « La vexation par les machines », in P. Sloterdijk, L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, trad. O. Mannoni, Paris, Calmann-Lévy, 2000, p. 81.
8. Ibid., p. 63.
9. Et on peut se demander dans quelle mesure ce refoulement n’est pas ce qui est fortement structurant de la pensée onto-théologique de l’Occident.
10. Sloterdijk, La domestication de l’être. Pour un éclaircissement de la clairière, trad. O. Mannoni, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 88.
11. Ibid., p. 99.