The leaders of the backlash vision [les républicains] may talk Christ, but they walk corporate. Values may « matter most » to voters, but they always take a back seat to the needs of money once the elections are won.
Thomas Frank[1]
Il est une chose à laquelle on a fait abondamment allusion durant les élections présidentielles américaines de 2000 et de 2004 : les valeurs américaines et l’identité nationale de l’Amérique. Certes, les valeurs morales défendues par les républicains — notamment l’épineuse question des mariages gais — ont contribué à la victoire républicaine dans plusieurs États-pivots (comme l’Ohio), un phénomène certes rendu possible par l’action partisane de l’influente droite chrétienne évangélique qui a porté au pouvoir George W. Bush. Il demeure cependant très difficile pour les candidats de définir les valeurs de la société américaine durant la campagne électorale. En effet, autant un conservateur comme Bush ou un progressiste (un liberal, dans le jargon américain) comme Kerry auront essayé de parler des valeurs qu’ils chérissent comme étant celles de la nation américaine, mais aucune de ces « deux Amériques » qui s’affrontaient ne pouvait se réclamer d’une authenticité et d’une légitimité incontestées. À la lumière des résultats, il me semble toutefois qu’une vision conservatrice de l’Amérique l’a emporté, et elle pourrait bien être installée au pouvoir pour un temps.
À l’instar de Bill Clinton, qui a expliqué la déconfiture démocrate par le fait que trop d’Américains ont cru que l’équipe démocrate de Kerry n’était pas pieuse ou suffisamment préoccupée par le sort des familles américaines, je crois qu’il ne fait pas de doute que l’issue de l’élection de 2004 se soit décidée sur la piètre performance des démocrates quant aux questions touchant la religion et les valeurs. En fait, il était difficile pour eux de bien performer sur ce terrain, étant donné qu’ils semblaient avoir déclaré forfait. Ils ont en effet tout fait pour éviter de débattre de ces questions, sachant que des positions jugées plus progressistes seraient susceptibles de leur nuire face à un stratège politique républicain de la trempe de Karl Rove, qui a déployé tout son arsenal pour amener la droite religieuse évangélique à se rendre aux urnes. Les démocrates ont donc fait flèche de tout bois sur la gestion de la crise irakienne faite par l’administration Bush et sur la performance du président dans la lutte contre le terrorisme. Ils ont ainsi courtisé le même électorat que les républicains, ce qui les mettait d’emblée dans l’embarras face à un président qui avait choisi de mettre en relief son rôle de commandant en chef et son bilan de sécurité nationale. Exit donc toute discussion passionnée sur les valeurs familiales, sur l’institution du mariage et sur l’avortement. Malgré des qualités extraordinaires d’orateur, jamais Kerry n’a réussi à se démarquer de Bush sur ces cordes sensibles que sont les valeurs dites fondamentales de l’Amérique (la liberté, la démocratie, la foi, la famille), car les deux semblaient défendre des idées similaires. Les rares fois où une position un peu plus tranchée pouvait être exprimée, sur le mariage gai par exemple, Bush est celui qui l’a défendue.
Le discours actuel sur les valeurs escamote donc un vrai débat sur les valeurs. Si on dit généralement que les candidats présidentiels doivent tenir un discours centriste pour pouvoir obtenir une majorité et espérer présider une nation unie, pourquoi Kerry a-t-il plus joué la carte de Bush que ce dernier n’a joué la sienne? A priori, une telle situation cache un problème de fond qui ne sera pas facilement résolu : le fait de devoir considérer comme normales et nationales les valeurs américaines plus conservatrices. Cela s’explique, entre autres, par l’influence néoconservatrice sur la politique et la société américaines depuis les années 1970 et, surtout, depuis la fin de la guerre froide. En l’espace d’une génération, un ressac culturel semble avoir frappé la société américaine. La « nouvelle gauche » progressiste, protestataire et contestataire de la Beat Generation et de la contre-culture qui a marqué les années 1960 s’est littéralement essoufflée. Se dresse devant elle un discours réactionnaire et conservateur qui n’a plus à joindre les rangs au nom du consensus de la guerre froide qui appelait à l’unité nationale devant la menace communiste. C’est désormais la « majorité silencieuse » de Nixon qui a voix au chapitre pour décider du consensus national. Les démocrates l’ont appris à leurs dépens en 2004. Dans l’Amérique conservatrice de George W. Bush, les classes de travailleurs et la soi-disant « classe moyenne », traditionnellement les « vaches à lait » du Parti démocrate, ont élu domicile dans le giron républicain. Et les rapatrier ne sera pas une sinécure pour les démocrates.
Le courant libertaire, universaliste, utopiste et plus pacifiste qu’ont représenté les beatnicks et les hippies a été renversé par ses critiques des premières heures, les néoconservateurs. Ceux qui les trouvaient radicaux, qui remettaient en question la moralité de leur mode de vie et les valeurs plus progressistes qu’ils représentaient pour toute une jeunesse sont parvenus à faire de l’avortement un « crime » contre la famille américaine et d’une sexualité libérée et plus ouverte une incitation omniprésente au vice et à l’adultère. Les républicains ont, en toute connaissance de cause, investi le champ des valeurs, et les démocrates leur ont laissé tout le plancher. S’ils s’en tiennent à leur stratégie d’évitement, peut-être les démocrates devront-ils faire leur deuil du pouvoir pour un long moment. Cela dit, débattre des valeurs américaines impose de débattre de l’identité nationale de l’Amérique, donc de revoir les traditions et de se poser en juge de l’histoire de l’Union américaine. En soi, c’est toujours un exercice risqué, sauf si vous êtes seuls pour débattre, ce qui est le cas des républicains actuellement.
LE RÉCIT DE L’EXCEPTIONNALISME AMÉRICAIN
Lorsqu’on fait allusion aux idéologies qui prévalent dans la culture politique américaine, on parle énormément de conservatisme, de néoconservatisme, de progressisme, de néolibéralisme, etc. On oublie souvent de souligner l’essentiel : tout cela se rapporte à une même base idéologique libérale, qui accepte les principes de la protection de la propriété privée, des libertés et des droits individuels, et le capitalisme comme système économique. Ce qu’on ne saisit pas toujours non plus, c’est jusqu’à quel point le libéralisme américain est ancré dans un mythe fondateur qui a occupé, au fil des générations, une fonction symbolique centrale au fonctionnement culturel et politique de la société américaine, celui de l’exceptionnalisme américain. Ce mythe consiste en une idéologie véhiculée par les dirigeants politiques américains. Il soutient que les États-Unis forment une nation différente et à l’avant-garde qui a pour mission de promouvoir le libéralisme et de propager ses idéaux et ses valeurs démocratiques. La particularité de cette idéologie libérale américaine — son exceptionnalisme — réside en l’absence d’un mouvement socialiste américain viable. Pourtant l’un des sites du capitalisme sauvage à la fin du xixe siècle et très certainement le centre économique et financier mondial au xxe siècle, l’histoire sociale américaine n’a effectivement pas entraîné l’émergence d’une organisation de travailleurs contre les détenteurs du capital, ce qui fait généralement foi d’un mouvement socialiste viable. Partant des travaux pionniers d’Alexis de Tocqueville, qui a le premier évoqué l’exceptionnalisme américain pour affirmer que les Américains étaient qualitativement différents des autres nations, l’analyste politique néoconservateur Seymour Martin Lipset a consacré une bonne partie de ses efforts de recherche à cerner les fondements idéologiques de cet « exceptionnalisme », afin de comprendre pourquoi le socialisme n’avait jamais eu d’emprise aux États-Unis. Pour Lipset, c’est là que le concept prend tout son sens : « Nés d’un acte révolutionnaire, les États-Unis sont exceptionnels parce qu’ils sont la “première nouvelle nation”, la première colonie, autre que l’Islande, à devenir indépendante. Cela a défini idéologiquement leur raison d’être[2] ».
Une majorité d’Américains croit donc en l’exceptionnalisme de leur expérience nationale. Il va sans dire que l’expérience historique américaine n’est pas « naturellement » exceptionnelle : elle peut le devenir selon ce qu’on raconte ou omet. À titre d’exemple, la guerre de 1898 était une guerre impériale, si l’on prend en compte la Constitution que les États-Unis ont décidé d’implanter à Cuba une fois la guerre terminée. Également, le plan Marshall de 1947 ne répondait pas non plus qu’à une simple volonté altruiste de reconstruire les pays européens ravagés par le second conflit mondial. Enfin, l’intervention militaire en Irak lancée en mars 2003 n’est certes pas exempte de certains desseins moins glorieux. L’inconscient individuel et collectif des élites politiques et du peuple américain se révèle ainsi profondément marqué par la genèse de leur nation. Lorsqu’il s’agit d’expliquer une particularité américaine qu’on n’arrive pas à vraiment bien comprendre, la pratique a justement et arbitrairement voulu qu’on l’attribue à cet « exceptionnalisme américain ».
LE LIBÉRALISME COMME RELIGION CIVILE
Le fait que l’identité nationale américaine soit fortement imprégnée de cette tradition d’exceptionnalisme s’est traduit sur le plan politique par l’instauration d’une véritable religion civile, le libéralisme. Depuis les débuts de la nation américaine, de la « cité sur la colline » du pasteur puritain John Winthrop en 1630 en passant par l’idéalisme de Woodrow Wilson, l’« arsenal de la démocratie » de Franklin Roosevelt et la croisade reaganienne contre le communisme, l’idée d’une nation élue par Dieu pour être le « phare de la civilisation » (« One Nation Under God » est bien la devise nationale) a été véhiculée à travers la rhétorique de l’exceptionnalisme américain — et de son pendant direct, le libéralisme. Profondément influencés par la religion protestante, les États-Unis auraient pour « destinée manifeste » d’éclairer l’univers et les autres nations du monde. Le récit de l’exceptionnalisme américain renvoie ainsi à une idéologie inhérente au discours américain, qui permet de maintenir en place une identité politique véhiculée comme étant supérieure à celle des autres nations. Être américain exprime alors un acte idéologique, voire religieux : le libéralisme devient la religion civile et politique américaine. Sachant cela, on saisit mieux la portée des mots de l’historien Richard Hofstadter lorsqu’il écrit que « [c]e fut notre destin en tant que nation de ne pas avoir d’idéologies mais d’en être une ».
L’idéologie libérale américaine oriente donc le champ d’action politique des dirigeants et lui impose une unité artificielle. Il peut être très coûteux politiquement pour un candidat présidentiel de contester cette unité, ce qu’a compris à la dure le candidat défait John Kerry à propos de la mission américaine en Irak. C’est justement cette base idéologique libérale qui a fourni le bien-fondé de l’action militaire des États-Unis en Irak en 2003 et qui continue de le faire, malgré toutes les embûches rencontrées en Irak dans la phase de reconstruction. C’est en quelque sorte la position des néoconservateurs, qui voient les États-Unis agir tel un « hégémon bienveillant ». Dans cet esprit, c’est un peu comme si les États-Unis constituaient un empire démocratique éclairé dont le projet de diffusion universelle de la démocratie répondrait aux aspirations et aux besoins de toute l’humanité. Inutile de dire ici que cette position est loin de faire l’unanimité, ne serait-ce qu’aux États-Unis mêmes. Il demeure toujours un certain rapport de forces au sein du forum politique américain entre les néoconservateurs, les modérés et les progressistes, qui fait en sorte qu’une position l’emportera sur l’autre à une époque donnée.
Actuellement, il semble plutôt que ce soit les (néo)conservateurs qui aient la faveur du public américain et qui puissent prendre sur eux de définir les valeurs américaines. Faut-il cependant croire que toute la société américaine soit néoconservatrice et que l’aile progressiste du libéralisme américain, représentée par une certaine faction au sein des deux partis nationaux (plus grande chez les démocrates, il va sans dire), ne fasse plus partie de l’échiquier politique américain? Loin de là. Il faut néanmoins montrer avec quelle tactique les républicains ont réussi, mieux que les démocrates, à convaincre la majorité des Américains de leur confier les rênes du pouvoir à Washington, autant à la présidence qu’au Congrès.
LES « DEUX AMÉRIQUES »
Si la rhétorique de l’exceptionnalisme qui est utilisée dans les discours politiques a entraîné un certain consensus idéologique libéral au sein de la population américaine, les discours qui y font appel font beaucoup plus que raviver ou perpétuer un mythe fondateur : ils créent un sentiment d’appartenance et constituent une certaine identité nationale américaine. Depuis les années 1970, pour être plus efficace encore, la rhétorique républicaine verse dans le populisme et utilise le discours des valeurs et des traditions pour expliquer la main heureuse des États-Unis sur la scène internationale. Ce n’est pas pour rien que des analystes politiques comme Walter Russell Mead (un analyste politique du prestigieux Council on Foreign Relations de New York, l’organisme qui publie le bimensuel Foreign Affairs) caractérisent la conduite politique des républicains et de George W. Bush comme étant de la tradition politique jacksonienne en célébrant l’individualisme entrepreneurial, la foi religieuse, le respect de principes moraux traditionnels, une défense forte et un nationalisme et un patriotisme forts. Dans l’après-11 septembre, les stratèges républicains ont par conséquent misé sur un icône comme le président populiste et guerrier Andrew Jackson (1829-1837), à qui on a associé ces qualités, pour montrer les républicains comme les représentants de l’Amérique « profonde », comme le parti des Américains « authentiques » et de la « vraie Amérique ». Un tel procédé discursif est cependant loin d’être neutre ou innocent. Il faut plutôt parler ici de l’habileté politique d’une élite républicaine néoconservatrice qui est parvenue à se dire l’incarnation d’une nation sans qu’il ne soit possible de lui opposer une autre image de l’Amérique. Il s’est alors avéré très difficile, surtout politiquement dangereux, pour quiconque d’aller contre cette position unifiée de l’Amérique sans craindre d’accroître les fractures sociales et politiques que connaît déjà la société américaine.
C’est là que réside, d’après moi, le véritable tour de force des républicains. Capitalisant sur l’influence croissante du conservatisme dans la vie politique américaine (un mouvement de réaction amorcé dès la fin des années 1960, mais mis en veilleuse par le consensus de la guerre froide) et sur l’emprise du (néo)conservatisme sur le Parti républicain, les stratèges républicains ont alimenté une image dichotomique de « deux Amériques » qui s’affrontent afin de discréditer les démocrates. Il y aurait ainsi une Amérique « vraie » face à l’« autre » Amérique. Durant les années 1990, l’élite républicaine a cherché à montrer les républicains comme les représentants de l’Amérique « authentique », tandis que les démocrates ont été dépeints comme le parti d’une élite dirigeante « progressiste » (liberal) qui serait contraire aux valeurs traditionnelles américaines et qui appartiendrait à l’époque révolue des années 1960. On a notamment retrouvé cette image des « deux Amériques » dans les élections de 2004, avec le président républicain George W. Bush, le conservateur compatissant de la « vraie Amérique », qui disait avoir comme adversaire le « plus liberal » des sénateurs (plus progressiste même que Ted Kennedy!) en la personne de John Kerry, l’homme de l’« Autre Amérique ». Et jusqu’ici, force est de constater que la stratégie républicaine a porté fruit.
Si on a surtout vu l’usufruit de cette stratégie dans les années 1990 au Congrès et dans les années 2000 à la présidence, elle s’inscrit toutefois dans la lignée d’une révolution conservatrice amorcée avec l’élection de Ronald Reagan. En effet, cette élection a provoqué un profond réalignement électoral conservateur favorable aux républicains : les républicains ont obtenu davantage de sièges au Sénat et à la Chambre des représentants, et le Parti démocrate a désormais compté davantage d’appuis conservateurs dans sa base partisane. Cependant, dans l’après-guerre froide, avec Bill Clinton à l’avant-scène, les démocrates ont su s’adapter et sont même parvenus à coopter une partie du message républicain de l’héritage de Reagan en renonçant partiellement aux idéaux de l’État-providence qu’ils avaient instaurés durant le New Deal. Démocrate du Sud, Bill Clinton fait partie de ces New Democrats qui feront prendre un virage à droite au Parti démocrate[3]. Ils embrasseront notamment le libre-échange, une politique qui était traditionnellement une chasse gardée du Parti républicain. Dans la « nouvelle économie » mondialisée et plus libre-échangiste, l’administration Clinton parviendra ainsi à atteindre un budget équilibré et à accroître la compétitivité et la prospérité économique globale des États-Unis.
Si la personnalité de Clinton a empêché les républicains de capitaliser sur leur rhétorique des « deux Amériques » durant l’après-guerre froide, les républicains se sont assurés d’être fins prêts lorsque le moment viendrait. La personnalité et l’attitude des candidats aux élections de 2000 ont par conséquent été cruciales pour choisir le nouveau président. Bien qu’Al Gore ait remporté le vote populaire, il n’a pas compris que les Américains se sentaient par le fait même attaqués par ses paroles lorsqu’il s’en prenait à l’ignorance de George W. Bush sur nombre d’enjeux et de questions. Cependant, ce qui lui a surtout nui a été de chercher à se dissocier de l’héritage de Clinton. Sans le savoir, Gore a joué le rôle que les républicains voulaient lui faire jouer : celui du représentant de l’élite progressiste, vue comme le bouc-émissaire des problèmes auxquels faisaient et font face les États-Unis. C’est le rôle qu’ils avaient tenté de faire jouer à Bill Clinton pendant des années, mais ce dernier s’était révélé habile pour les déjouer et se montrer autrement aux yeux de l’électorat. Entre autres, il n’hésitait pas à se présenter comme un « Reagan démocrate », c’est-à-dire comme un démocrate conservateur (sur le plan fiscal et pour certaines valeurs sociales). Gore est malheureusement devenu, dans le discours républicain, le représentant par excellence de l’« Autre Amérique ».
Cette rhétorique dichotomique entre la « vraie » Amérique et l’« Autre Amérique » a su s’implanter dans les sphères politiques par la suite, et souvent de façon très pernicieuse — en montrant notamment les critiques démocrates des positions républicaines comme étant antiaméricaines (unamerican). Dans ce discours binaire et simpliste, un discours qui a été revigoré par le contexte d’insécurité de l’après-11 septembre, les républicains se sont fait les porteurs des valeurs « américaines », personnifiant l’Américain travaillant, aux racines rurales bien établies, patriotique, « révérent », authentique et, surtout, centré sur les valeurs familiales. Bush est ainsi devenu le grassroot Republican, l’homme du peuple, emblématique des valeurs américaines, lui qui était pourtant un représentant de l’élite corporative en 2000. Face à Gore et à Kerry, peut-être Bush ne comprenait-il pas tout aux complexités de la vie postmoderne, mais les citoyens américains eux-mêmes ne peuvent le faire, ce pourquoi plusieurs s’identifient à lui. En jouant la carte populiste, les républicains ont pu facilement prendre l’initiative d’ouvrir un (faux) débat sur les valeurs, l’identité nationale et l’image de l’Amérique. Les démocrates ont été incapables de les contrer sur ce terrain.
Sans nier la prégnance d’une certaine culture politique populiste et attachée aux valeurs traditionnelles, qui se présente comme plus authentiquement américaine, il m’apparaît impératif d’aller au-delà de cette rhétorique républicaine qui cherche à justifier une conduite perçue comme unilatéraliste et militariste en faisant appel, par exemple, à une référence iconographique comme Andrew Jackson. Les républicains s’octroient l’autorité de dire qu’ils sont plus près des traditions et des valeurs profondes de l’Amérique, parce qu’ils se disent être des « jacksoniens ». Il s’agit là d’une manipulation d’image et du passé qui ne rend certes pas justice à la mémoire d’Andrew Jackson et qui fausse la représentation de notre présent historique. D’une part, Kerry n’était pas moins partie d’une élite que ne l’est George W. Bush. D’autre part, plusieurs des idées qu’on accole au jacksonisme peuvent en fait être associées à d’autres courants de pensée qui puisent à la même base idéologique : la religion civile libérale américaine. Les républicains ont ainsi réussi à tirer profit d’un fossé culturel qu’ils ont créé de toutes pièces dans leurs discours par leur dichotomie des « deux Amériques », ce qui leur permettra de dominer la scène politique américaine localement et sur le plan national pour un temps encore.
CONCLUSION
Si le contexte d’insécurité et d’inquiétude généré par les événements du 11 septembre a sans contredit pu aider les républicains à se faire valoir, cette conjoncture particulière a contraint les deux partis à se montrer comme les représentants d’une Amérique forte, fière et unie face aux « terroristes ». Si les républicains ont misé sur leurs valeurs traditionnelles, patriotiques, familiales et conservatrices, les démocrates ont exploité les mythes du « self-made man » et de la « nation d’immigrants » pour se faire élire. Dans les deux cas, les référents sélectionnés et embellis pour créer un espace discursif de communion ont puisé dans le récit identitaire de l’exceptionnalisme américain. Cette attitude a cependant joué en la faveur des républicains, qui ont pu mettre à profit leur image des « deux Amériques » et mettre les démocrates sur la défensive. L’effet insidieux de cette stratégie a été d’empêcher la tenue d’un débat sur les valeurs et sur l’identité nationale américaines. En sachant combien le pays a été divisé dans la campagne électorale de 2004, en fait, en sachant comment il est aujourd’hui déchiré sur une kyrielle d’enjeux de politique intérieure et étrangère, il est devenu rapidement avantageux pour Bush ou Kerry d’inscrire leurs propos dans un langage qui se voulait rassembleur et unificateur. Peu importent les inégalités et les divisions sociales, politiques, économiques et culturelles qu’il est possible de constater au sein de la société américaine, le discours électoral, républicain comme démocrate, a présenté la nation américaine comme une entité cohérente, fixe et unie. En l’absence de racines ethniques communes, de religion commune, voire de langage commun, la nation américaine — l’Amérique — est ainsi pensée collectivement en lui associant un imaginaire national cohérent qui intègre les citoyens dans une histoire originelle. Tous les Américains sont alors censés partager les mêmes idéaux de liberté, d’égalité et de démocratie et être guidés par la même « destinée manifeste ». Derrière cette volonté d’union nationale, je crois qu’il ne faut pas perdre de vue que cela a surtout pour conséquence d’exclure ceux qui ne font pas partie de la « majorité silencieuse » qui devient dans les discours l’Amérique, faussement unie et personnifiée par cette masse vue comme homogène.
Il a donc été impossible pour les démocrates et John Kerry de se réclamer de l’« Autre Amérique » à laquelle voulait les confiner les républicains. Question de ne pas leur donner raison, les démocrates ont dû se battre sur le terrain fort des républicains et de George W. Bush, celui de la lutte contre le terrorisme et de la sécurité nationale. Ils ont seulement pu s’offrir le luxe de critiquer les méthodes et les stratégies employées par le président Bush, et non de l’attaquer sur ses convictions et ses valeurs. Ils ont été contraints d’utiliser la rhétorique guerrière du président Bush et des républicains, et, sans vraiment en prendre conscience, ils leur ont laissé le soin d’animer le (non-)débat sur les valeurs américaines, une stratégie qui leur a été fatale.
Au-delà de leur stratégie perdante, les démocrates auront fort à faire en vue des présidentielles de 2008 pour engager le débat sur les valeurs américaines, un « débat » qu’ils ont laissé aux républicains en 2000 et en 2004. Plus qu’une rhétorique visant à les montrer comme plus « authentiquement américains » et « jacksoniens », une stratégie purement électoraliste, les républicains peuvent toutefois être confiants pour les prochaines élections. La société américaine est aujourd’hui nettement divisée, et la base électorale républicaine sudiste plus conservatrice et plus fondamentaliste religieuse connaît une croissance démographique, et ce au détriment du Nord-Est industriel et financier, plus traditionnellement démocrate. Le ressac conservateur se fait donc très fortement sentir dans l’ensemble de la vie sociopolitique américaine.
Dans ces circonstances, tout débat sur l’authenticité et sur l’autorité de dire ce qui est américain et ce qu’est l’Amérique sonne en réalité très faux à mes oreilles, car il n’est le reflet que d’un rapport de forces et d’un courant dominant au sein de la société. En ce sens, dans le système politique américain, les élections présidentielles n’apparaissent plus comme l’exercice démocratique par excellence, mais bien davantage comme un spectacle politique, voire une arène où le meilleur « combattant » l’emporte avec comme prix, le pouvoir d’être investi comme l’autorité légitime pour parler au nom de l’Amérique, pour faire de ses valeurs les valeurs de l’Amérique. Au train où vont les choses, je crois malheureusement que les grands perdants sont les Américains progressistes, qui voient les deux grands partis nationaux se disputer un même électorat plus conservateur. Pour ceux qui en doutaient encore, il ne fait pas de doute à mes yeux que les séquelles de la Guerre civile se font encore bien sentir…
David Grondin*
NOTES
* L’auteur est chargé de cours et doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal. Il a co-dirigé l’ouvrage Les élections présidentielles américaines, avec Élisabeth Vallet, aux Presses de l’Université du Québec (Montréal, 2004). Il s’intéresse aux théories critiques de la politique globale, à la pensée critique et à la politique étrangère américaine.
1. Thomas Frank, « Lie Down for America : How the Republican Party Sows Ruin on the Great Plains », Harper’s Magazine, vol. 308, n° 1847, 2004, p. 34.
2. Seymour Martin Lipset, American Exceptionalism. A Double-Edged Sword, Londres/New York, W. W. Norton, 1996, p. 18; je traduit.
3. Kenneth S. Baer, Reinventing Democrats. The Politics of Liberalism from Reagan to Clinton, Lawrence (Kansas), University Press of Kansas, 2000.