Dix ans après le référendum de 1995, la question identitaire continue d’être ardemment débattue au Québec. Il faut dire que le discours controversé de Jacques Parizeau le soir du 30 octobre 1995 a provoqué bien des réactions. En déclarant que « nous » avions perdu à cause « d’eux », l’ancien premier ministre rappelait que, pour plusieurs Québécois, la question identitaire continuait de faire problème. Dans plusieurs milieux, le débat sur l’identité ennuie, agace, comme si, non sans complaisance, nous n’en finissions pas de nous regarder le nombril. D’aucuns y voient une fascination postmoderne sans véritable portée, d’autres, une industrie académique florissante pour des chercheurs en mal d’hypothèses fécondes. À l’heure de la mondialisation néolibérale, du vieillissement de la population ou de la crise environnementale, débattre de l’identité québécoise n’est-il pas futile? Pendant que l’on se demande « qu’est-ce qu’un Québécois » ou que l’on s’interroge sur la place du Canada français dans la mémoire collective, ne perd-on pas de vue les questions politiques essentielles auxquelles le Québec d’aujourd’hui est confronté?
Qu’on soit lassé ou non par le débat sur l’identité québécoise, l’on est tout de même forcé d’admettre la grande richesse des enjeux théoriques, paradigmatiques et historiographiques soulevés par la question identitaire. Au cours de la dernière décennie, l’on a assisté à des débats féconds sur le caractère ethnique ou civique du nationalisme québécois, sur l’américanité de la société québécoise et sur le rapport au passé et à la modernité des Québécois d’aujourd’hui. Ces débats ont été alimentés de brillante façon par des intellectuels de renom, notamment dans les pages de notre revue. Dans le dossier qui suit, Argument ne fait que témoigner de la vigueur persistante de ce débat, grâce à trois contributions aussi originales que stimulantes.
Le premier de ces textes est du sociologue Gilles Gagné. Celui-ci discute les ouvrages de Jacques Beauchemin (L’histoire en trop, 2002), de Joseph-Yvon Thériault (Critique de l’américanité, 2002) et de Jocelyn Létourneau (Passer à l’avenir, 2000) qui s’interrogent tous sur le rapport souvent trouble qu’entretiennent les Québécoises et les Québécois à leur passé. Ironique, mordant, à l’occasion acide, Gilles Gagné imagine une discussion de café entre lui et un vieux copain de collège autour de ces trois livres qui, visiblement, semblent davantage enthousiasmer ce camarade retrouvé que lui-même. Se dégage de cette conversation une bien drôle d’image de notre intelligentsia et des débats qui ont cours en ce moment. Le grand mérite de Beauchemin, Thériault et Létourneau, selon ce camarade de collège un peu naïf, serait de « s’entend[re] joyeusement pour ne plus avoir honte de leurs racines et pour chercher à tirer de leur sève le meilleur avenir possible », une perspective dont se moque gentiment et de multiples façons l’interlocuteur Gagné, car il semble voir dans ces partis théoriques et historiographiques une sorte de régression par rapport au développement de la modernité québécoise. Voilà un texte qui ne manquera pas de susciter des réactions.
Le second essai est de la sociologue Andrée Fortin. Au départ, nous lui avions demandé de poursuivre sa réflexion entamée dans Passage à la modernité (1993) qui, je le rappelle, tentait de saisir le rapport qu’avaient entretenu les intellectuels canadiens-français et québécois à leur société, à travers l’étude du premier éditorial des différentes revues d’idées qu’ils avaient fondées à travers le temps. Son texte, qui n’était pas destiné à un dossier consacré à l’identité québécoise, reprend la même méthode mais pour les revues lancées entre 1995 et 2004. Or, parmi les conclusions qui ressortent de son analyse, la plus frappante, nous a-t-il semblé, a précisément trait à la « question du Québec ». Ces jeunes revues, montre Fortin, ne semblent ni d’un lieu ni d’un temps particuliers, certaines voudraient changer le monde, notamment pour contrer les effets du néolibéralisme, mais ce combat à mener ne semble pas s’ancrer dans un pays. Ce constat, qui traduit probablement le malaise de bien des jeunes intellectuels par rapport à la question du Québec, peut-être même une volonté de traiter d’enjeux nouveaux, risque également de susciter des réactions.
Le dernier texte, de l’analyste politique Christian Dufour, est d’une tout autre facture. Nous l’avons jugé intéressant parce qu’il situe le débat identitaire à un autre niveau, celui de la mondialisation. Contrairement à ce que plusieurs ont fait valoir, la mondialisation actuelle n’est pas un phénomène passager, de nature essentiellement économique, elle marque une mutation fondamentale du rapport à sa propre identité. L’intégration économique et politique, mais aussi les nouvelles technologies de l’information provoquent, selon Dufour, une résurgence identitaire importante qui prend de nombreuses formes, certaines archaïques comme chez les intégristes musulmans, d’autres potentiellement porteuses d’avenir comme au Québec.
Éric Bédard