On est loin de ces années où plusieurs s’appliquaient à diminuer l’importance de la mondialisation en la qualifiant de cliché simplement plus persistant que les autres. À la fin des années 1970, on a commencé à sentir des signes annonciateurs du phénomène, mais c’était avant tout la dimension économique qui retenait l’attention à ce moment-là : même dans les milieux intellectuellement solides, on parlait essentiellement de la mondialisation comme d’un phénomène économique. Il est maintenant clair que l’on est en face de quelque chose de plus large, de la nature d’une mutation de l’humanité, comme on n’en a pas vu depuis au moins 200 ans. Les débuts de la révolution industrielle présentaient certaines ressemblances avec la période actuelle : invention de la machine à vapeur et du télégraphe, constitution des grands empires coloniaux et première diffusion des valeurs et idéaux démocratiques. On peut cependant se demander s’il ne faut pas remonter beaucoup plus loin, à l’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1440, quand cette autre révolution technologique à impact identitaire accélère la Renaissance et aide le protestantisme à prendre son envol.
La mondialisation est majeure parce que trois grands facteurs interagissent entre eux en même temps, animant une profonde dynamique de changement dans tous les domaines. Tout d’abord, sur le plan plus proprement économique, on assiste à l’élargissement graduel des échanges de toute sorte, entre autres par la voie de traités comme celui de l’alena sur le libre-échange nord-américain, ou la création de nouveaux ensembles comme l’Union européenne. Deuxièmement — et c’est peut-être le facteur le plus important —, se déroule sur le plan technologique une révolution informatique avec un potentiel de croissance de nature exponentielle, une révolution que personne ne contrôle et dont Internet n’est que le secteur d’application le plus spectaculaire. Enfin, le troisième facteur qui structure la mondialisation est constitué par les valeurs et les références identitaires qui s’interpénètrent davantage partout dans le monde, à la suite de l’augmentation des échanges économiques, des nouvelles possibilité de la technologie et des mouvements de population. La mondialisation n’est pas seulement économique ou technologique : c’est pour une part à cause de ces facteurs identitaires que le processus comporte des risques de dérapage qui sont évidents pour tout le monde depuis le 11 septembre 2001, éclatant exemple d’interpénétration identitaire destructrice.
Il n’est plus exagéré de craindre de se réveiller, un jour pas si lointain, avec une grande ville ravagée par une arme chimique ou biologique, voire détruite par une bombe atomique. Les pessimistes, qui ont toujours raison à long terme, diront que ce n’est qu’une question de temps avant que cela ne survienne, la question à se poser portant davantage sur le « quand » que sur le « si ». Chose certaine, le progrès de la technologie joue dans les deux sens; il augmente aussi le potentiel de destruction des damnés de la terre, qui ne sont pas toujours des pauvres. Il y a de quoi être pessimiste si l’on tient compte du fait qu’à l’opposé des prévisions des idéalistes, le processus de mondialisation provoque, entre autres choses, l’exacerbation des phénomènes identitaires. Quatre facteurs interagissent simultanément ici. Tout d’abord, contrairement à ce que plusieurs prévoyaient, les phénomènes identitaires se maintiennent dans à peu près tous les cas. Le deuxième point est que ces phénomènes sont davantage en contact les uns avec les autres. Plus encore, ils s’interpénètrent davantage les uns les autres, de façon parfois destructrice. Le quatrième point a trait au fait que, dans un certain nombre de situations, les phénomènes identitaires prennent carrément de l’expansion.
Rappelons tout d’abord que les identités enracinées ne disparaissent pas avec la mondialisation. Au contraire, malgré l’intégration économique et politique plus grande, jointe à la perte de certains points de référence auxquels les gens étaient habitués, on éprouve, au moins autant qu’auparavant, le besoin d’un enracinement identitaire. Au cœur même de l’Amérique du nord, le Québec représente une manifestation modérée de ce phénomène. Comme j’ai essayé de le démontrer dans La rupture tranquille[1], la tension augmente entre une plus grande intégration économique et politique, et la réaffirmation ou la recherche des points de référence identitaires dont les gens ont besoin pour rester ouverts au changement. Comment concilier le fait que le monde est de plus en plus global d’une part, avec des besoins identitaires spécifiques qui perdurent d’autre part?
Le deuxième point à retenir est que les risques de heurts entre les différentes identités augmentent, dans la mesure où l’on a davantage de chance de se quereller avec une société voisine qu’avec un peuple éloigné. Or, les communications sont de plus en plus faciles, les échanges partout se multiplient. En raison de ces facteurs économiques et technologiques, la distance entre les différentes identités nationales diminue. Par exemple, c’est parce qu’il y a davantage de relations entre les Québécois et les autres Canadiens, parce que la société canadienne se resserre et se structure davantage, que la non-reconnaissance de la différence politique québécoise au sein du Canada cause plus de problèmes qu’auparavant. Cette non-reconnaissance remonte à plus de 200 ans : elle n’a rien de nouveau. Cependant, il en découle des inconvénients qui n’existaient pas en 1900 ou en 1970, quand la distance entre le Québec et le reste du Canada était plus grande et les relations entre leurs citoyens moins fréquentes. Une illustration de cette dynamique est l’apparition d’un parti indépendantiste québécois à Ottawa, par définition plus agressant pour le Canada anglais qu’un tel type de formation politique à Québec.
Dans presque tous les pays du monde, « l’étranger » — au sein de la plupart des cultures, l’équivalent spontané de l’ennemi — est plus près qu’auparavant, que ce soit le touriste, l’homme d’affaires, l’immigrant, la star du petit ou du grand écran. Ce phénomène affecte l’ensemble de l’humanité, ne serait-ce qu’à cause des médias. En particulier, la pénétration de la télévision partout dans le monde change des choses au plan de l’identité, et cela ne concerne pas seulement les élites. Cela ne veut pas dire que les gens cessent de se sentir français, iraniens ou japonais. Cela veut dire qu’ils se sentent français, iraniens et japonais de façon différente. Un Français se considérera plus européen qu’auparavant, mais il aura également tendance à se sentir davantage menacé par ses concitoyens de confession musulmane.
Cela nous amène au troisième élément : le phénomène de l’interpénétration des identités, avec des conséquences parfois destructrices. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, le transfert plus facile de multiples informations résultant de la révolution technologique n’est pas synonyme de meilleure communication entre les peuples et les individus, comme le fait ressortir Dominique Wolton[2]. Par ailleurs, plusieurs sociétés occidentales avancées ne mettent plus vraiment l’accent sur le traditionnel nationalisme majoritaire, mais valorisent plutôt l’hybridité identitaire, ou le pluralisme ethno-culturel pour employer le jargon multiculturel. Dans ces sociétés, non seulement « l’étranger » n’est plus aussi éloigné de « nous », mais il entre carrément à l’intérieur de lui, de ce « nous » qu’il ne craint pas, parfois, de contester.
Fait fondamental, une telle hybridité et interpénétration identitaires n’affectent pas que les citoyens de ces pays occidentaux. Il est révélateur qu’à l’instar d’Oussama Ben Laden, le leader du mouvement terroriste Al-Qaida, un grand nombre de fondamentalistes, loin d’être les produits des seules sociétés traditionnelles musulmanes, a été pour une part importante influencé et formé aux institutions et valeurs de l’Occident. C’est ainsi que les responsables des attentats terroristes de Londres, en juillet 2005, étaient en majorité des Britanniques musulmans d’origine pakistanaise, dont on a appris, non sans quelque effroi, qu’ils semblaient pour l’essentiel bien intégrés à la société britannique.
Le quatrième élément qui caractérise aujourd’hui l’évolution du dossier identitaire est que, dans un certain nombre de cas, on assiste non seulement au maintien mais aussi à la résurgence des phénomènes nationaux à l’européenne. On a dit que les identités collectives ne disparaissaient pas avec la mondialisation. Celles des vieilles démocraties industrialisées, qui ont bénéficié dans le passé de leur moment d’épanouissement national avec l’aide des institutions démocratiques, de la liberté d’expression et d’importantes ressources matérielles et technologiques, aspirent maintenant à se transformer, essayant de transcender leur base ethnique, sans jamais y renoncer complètement dans les faits. Mais prennent également leur envol toute une série d’identités et de cultures nationales, dans ces sociétés qui viennent plus récemment d’accéder à la démocratie et au développement.
Même dans un pays démocratique européen comme l’Espagne, le premier ministre José María Aznar ne cacha pas en 2002[3] qu’une des raisons de son ralliement au projet anglo-américain d’invasion de l’Irak, en dépit de l’opposition presque unanime de l’opinion publique dans son pays, était de redonner à ce dernier une influence et un prestige qu’il avait perdus sur la scène mondiale depuis le Congrès de Vienne de 1815. C’est en partie en tant qu’Espagnol qu’Aznar était content de pouvoir jouer à nouveau dans la cour des « Grands », avec l’Américain Bush et le Britannique Blair.
Mais plus à propos encore, il y a ces pays de l’Europe de l’Est, comme la Pologne ou la Slovaquie, qui sont peu enclins à renoncer à une identité et une liberté qu’ils viennent de récupérer, sans compter ces nombreuses républiques, plus ou moins sous-développées sur le plan politique et économique, issues du démembrement de l’ancienne u.r.s.s., comme l’Ukraine. Enfin, il faut tenir compte de ces pays non occidentaux, comme le Maroc ou la Thaïlande, qui veulent prendre le chemin de la démocratie et de la modernité sans renoncer à leur identité nationale de même qu’à un certain nombre de valeurs traditionnelles.
Le problème est évidemment que les identités nationales de ces nouveaux pays démocratiques, ou en processus de démocratisation, participent en même temps à deux processus qui ne sont pas nécessairement compatibles, quand leur jonction ne se révèle pas carrément explosive. En effet, parallèlement à ce que l’on pourrait appeler leur phase de rattrapage d’affirmation nationale, ces identités, comme toutes les autres dans le contexte de la mondialisation, sont engagées dans un délicat processus d’interaction et d’interpénétration avec d’autres identités. Dans le cadre de ce double processus, le risque est réel d’agresser, sans parfois s’en rendre compte, des points de référence qui sont fondamentaux pour une autre identité que la sienne.
Dans ces pays politiquement neufs, cette périlleuse situation n’est que partiellement atténuée par la progression plus ou moins facile et harmonieuse des valeurs démocratiques liées à la modernité et à l’Occident. Car se pose aussi le problème d’une politique américaine peu sensible aux cultures et aux identités locales, mais qui se reconnaît quand même le droit d’intervenir un peu partout dans le monde dans ce genre de situation. Les États-Unis apparaissent engagés dans une croisade en faveur de ce qu’ils présentent comme la démocratie et la liberté, mais qui constitue dans les faits leur version à eux de concepts et de valeurs, qui ne sont qu’en apparence vidés d’un contenu identitaire spécifiquement américain.
Sous le couvert de l’éloge de la différence, on comprend davantage maintenant que le multiculturalisme comporte un aspect normalisateur qui est tout particulièrement évident aux États-Unis, l’endroit où il est né. Mais plusieurs semblent encore penser qu’il n’y aura bientôt plus de « nous » et que les sentiments d’identité collective sont dépassés, voire régressifs. Dans les milieux qui se veulent progressistes et socialement avancés, on prend souvent pour acquis qu’un univers sans frontières, libéré du mauvais génie de l’ethnocentrisme et du nationalisme, serait un monde heureux et en paix. Même un esprit éclairé comme l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing, emporté par son travail à la présidence de la Convention sur le projet de constitution européenne, ne craindra pas d’affirmer : « J’ai vécu en Européen et j’ai beaucoup moins regardé les différences, les frontières, etc. Tout cela m’est apparu comme inutile et rétrograde[4] ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est se révéler très idéaliste et manifester une méconnaissance surprenante de la nature humaine.
La réalité est autre, plus prosaïque. Comme les individus, les sociétés ne sauraient se passer d’un certain nombre de points de référence identitaires qui leur sont propres, auxquels ils peuvent s’identifier et qui leur assurent, sur le plan psychologique, le sentiment minimal de sécurité sans lequel elles se fermeront implacablement aux apports de l’étranger, à l’intérieur comme à l’extérieur. On pense à l’histoire de cette cour d’école que l’on avait décidé de ne pas clôturer, afin que les élèves ne se sentent pas emprisonnés : ils y avaient tendance à jouer agglutinés autour de la porte de l’école, même s’ils avaient la possibilité de le faire là où ils le voulaient. La cour clôturée, on nota que les élèves occupaient maintenant l’ensemble de l’espace délimité, quelques-uns sautant littéralement la clôture pour jouer en dehors de l’enceinte. La leçon à tirer de cette histoire est que l’être humain reste un animal territorial. Contrairement à ce que l’on pourrait à première vue penser, les limites constituent aussi des points de référence qui permettent d’occuper un territoire plus grand; elles sécurisent davantage qu’un espace ou une liberté en principe illimités, mais qui donnent en pratique le vertige et paralysent.
L’idée n’est donc pas d’abolir les frontières, mais de reconnaître la légitimité de celles qui existent, fussent-elles en grande partie ethnocentristes, en travaillant à ce qu’elle deviennent plus poreuses et en multipliant les passerelles. Ce sera un enjeu fondamental de l’avenir que d’identifier les points de référence et les enracinements dont les différentes identités ont besoin pour s’ouvrir les unes aux autres. Évidemment, la difficulté là-dedans sera d’être capable de différencier ce qui est essentiel de ce qui est accessoire. Quels sont les points de référence fondamentaux que l’on doit à tout prix respecter — on pense par exemple à la claire prédominance du français au Québec —, et quel est le reste, folklorique ou archaïque, en tout cas moins important, que l’on peut plus facilement abandonner?
Christian Dufour*
NOTES
* Politicologue et avocat, Christian Dufour enseigne à l’École nationale d’administration publique (énap), où il mène des recherches sur le fédéralisme, la réforme du mode de scrutin, le rôle de l’État en matière identitaire et les grandes réformes de l’État. Sur les réformes de l’État et de l’administration publique au Canada, il a publié, dans le numéro de juin 2005 de la revue française Constructif, « Le laboratoire canadien ». En septembre 2005, il a également publié, dans la revue française Cités, « L’avenir des valeurs de type français dans le nouveau contexte mondial : regards croisés sur la France et le Québec », un article rendant compte de la recherche à la base du livre (à paraître) dont est tiré le présent texte.
1. Montréal, Boréal, 1992, p. 96.
2. L’autre mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.
3. Voir à ce sujet l’entrevue accordée par M. Aznar au quotidien français Le Monde le 20 mars 2004, juste avant les attentats terroristes de Madrid.
4. Entrevue accordé à Paris-Match (no 2899, 19-25 décembre 2004, p. 83).