Jacques Beauchemin,
La société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain,
Montréal, Athéna, 2005, 184 pages
De l’homme approximatif à l’homme superflu
Il est des ouvrages dont le destin est étrange. Il suffit que leur thèse soit énoncée avec un peu de style et de la rigueur pour que, de polémique qu’elle était, elle prenne le visage de l’évidence. Ainsi en est-il du dernier livre de Jacques Beauchemin, La société des identités. Nous avions cru pendant dix ans pouvoir célébrer sans réserve le monde nouveau de l’hybridité et du pluralisme; voilà qu’à peine le livre publié, nous nous étonnons de n’avoir pas saisi plus tôt le paradoxe d’une idéologie qui posait l’unité de la société dans la différence : c’est au nom de l’égalité de tous que les groupements identitaires réclament le droit d’être traités de manière distincte, comme c’est au nom du bien commun que les divers mouvements sociaux réclament une reconnaissance symbolique et financière qui est, de ce fait, irrémédiablement retranchée sur celle des autres.
L’ouvrage de Beauchemin n’a cependant pas été choisi pour cette seule raison par l’équipe rédactionnelle de la revue Argument — quoique cette raison eut été suffisante. Il nous a semblé que cet ouvrage avait une qualité supplémentaire, et qui ne tenait pas à son sujet mais bien au mouvement même de la pensée qui l’anime. Ce que fait l’auteur, c’est justement ce que le sociologue Fernand Dumont appelait les intellectuels d’ici à faire : penser à partir du Québec les grands défis posés à l’ensemble des sociétés industrialisées. Beauchemin accomplit une chose rare : élire le Québec comme terreau de l’universel. C’est à partir des questionnements autour du devenir du nationalisme québécois livrés dans son essai précédent, L’histoire en trop[1], qu’il réussit à interroger, non plus notre société concrète et toujours unique, mais bien le drame qui se joue, au fond, et malgré force nuances, dans toutes les sociétés démocratiques.
Les auteurs des critiques ont été choisis en fonction de l’éclairage qu’ils pourraient projeter sur La société des identités. Nous attendions de Francis Dupuis-Déri qu’il débusque les pouvoirs qui se cachent toujours derrière l’universalisme des discours; d’Anne Trépanier, qu’elle souligne l’idée de fondation et de refondation dans l’espoir qui se dessine en filigrane de l’ouvrage; de Solange Lefebvre, qu’elle interpelle la place de l’individu dans une société ayant rompu avec un ordre sacré; de Gilles Labelle, qu’il prolonge, à l’occasion de ce débat, ses réflexions sur l’aplatissement et l’horizontalisation du politique dans les sociétés contemporaines; et de Geneviève Nootens, qu’elle éprouve les concepts de pluralisme et d’ouverture à l’aulne des arguments sur le bien commun exposés dans La société des identités.
Jacques Beauchemin répond à ses critiques de manière élégante : après avoir fait la part des choses et accusé ses désaccords, il profite de cette tribune pour rappeler, en ses grandes lignes, les arguments du débat. Et il rappelle, en terminant, que de cet « homme superflu » dont parlait la philosophe Hannah Arendt, assoiffé de reconnaissance identitaire dans un monde mécanique et désenchanté, et brûlé par le désir d’être quelqu’un dans un monde anonyme, ne saurait se suffire de voir constitutionnalisée, légalisée ou médiatisée sa solitude. Quand le Pouvoir aura sanctionné mon Identité au nom de l’égalité de tous, argue Beauchemin, encore me faudra-t-il trouver quelque lieu où rejoindre cette humanité dont on me dit la sœur ou le frère.
Cette maison où Gilles Vigneault voulait accueillir tous les humains, est-ce cette société contemporaine des identités ou en est-ce une autre? À la lecture de ce débat, le lecteur fera son choix.
Jean-Philippe Warren
1. L’histoire en trop. La mauvaise consciences des souverainistes québécois, Montréal, vlb, 2002.