Dans La Société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain, Jacques Beauchemin se préoccupe de justice et de solidarité et s’inquiète de constater « un largage des groupes les plus démunis de la société » (180)[2]. Les mouvements progressistes seraient en grande partie responsables de ce largage, ayant abandonné la lutte économique et politique pour investir trop massivement l’éthique, les questions identitaires et les luttes pour la reconnaissance. Pour parvenir à ce triste constat, Beauchemin écrit l’histoire de la pensée politique de la modernité en suivant deux pistes, celle du politique et celle de l’éthique. Le politique, c’est ce qui a trait au monde commun, au « vivre-ensemble ». Pour le moderne, la nation constitue la communauté fondamentale et le référent du vivre-ensemble. Traversée d’un espoir d’émancipation, la modernité a été la scène (surtout dans sa phase récente) d’un abandon du politique au profit d’une éthique qui valorise le pluralisme et l’harmonisation des rapports à l’Autre aux dépens de tout projet de société globalisant. Les affiliations à la nation ou à des idéologies politiques — socialisme, anarchisme, etc. — porteuses de projets collectifs englobants sont délaissées au profit des appartenances « identitaires » — femmes, homosexuels, etc. — porteuses de projets certes collectifs, mais particularistes (27-28). Au mieux ou au pire, voilà les mouvements progressistes émancipatoires qui s’engagent dans des luttes de reconnaissance qui au final ne se préoccupent que d’obtenir la justice, l’égalité et surtout la dignité pour leurs membres : femmes, Afro-Américains, homosexuels, jeunes, handicapés, etc. Il n’y aurait au sens strict plus de politique aujourd’hui, parce que les mouvements d’émancipation n’ont plus la volonté de penser ni de pratiquer le bien commun et le vivre-ensemble.
Le droit à la « différence » entraînerait un relativisme moral empêchant la délibération nationale, par exemple, de se fonder sur un consensus solide. L’objectif premier de l’éthique différentialiste est simplement que chacun puisse se faire entendre et ressente la satisfaction que sa voix particulière soit reconnue comme importante en soi, indépendamment de ce qui est dit. Mais alors, la question de l’« inégalité sociale est dépolitisée et ne se présente plus que comme problème “moral” » (174). Beauchemin précise — et c’est important — qu’il n’adopte pas la posture d’un (néo)conservateur ou d’un réactionnaire qui serait triste de constater que l’émancipation des femmes et des jeunes, par exemple, aurait sapé la famille ou l’autorité paternelle et religieuse. Il défend plutôt la thèse « que la fragmentation de la communauté politique et que son ouverture au “particulier” signalent la difficulté dans laquelle nous nous trouvons maintenant de former un projet politique qui puisse nous rassembler autour d’une certaine idée de la responsabilité et de la solidarité sociale » (8-9; voir aussi 10, 21, 23, 25, 29-31, 46-47, 56, 89, 120, etc.).
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Si j’ai bien synthétisé sa pensée sans trop la trahir, je me dois d’exprimer ma solidarité envers Jacques Beauchemin, m’inquiétant tout comme lui des effets néfastes « de la régulation néolibérale » (11) et me préoccupant aussi des rapports de force qui laissent dans la tourmente trop d’exploité-e-s, de dominé-e-s, d’exclu-e-s. Malgré l’effervescence du mouvement altermondialiste, force m’est de constater la faiblesse relative des forces progressistes, toutes tendances confondues, sur le front de la lutte économique et politique. Mais au-delà de cette proximité politique, l’analyse que Beauchemin fait de la pensée et du discours politiques de la modernité me semble partielle
Lisant ce livre, on croit que les fondateurs de la modernité étaient portés par un idéal universaliste s’incarnant dans la nation, et que c’est tout récemment que des minorités ont torpillé l’universalisme pour promouvoir le particularisme. Certes, Jacques Beauchemin reconnaît que les « minorités » « se sont tout de suite trouvé désavantagées dans un universalisme qui consacre leur secondarisation sous le couvert du traitement égal de tous » (115). Mais il manque dans le récit de Jacques Beauchemin une analyse détaillée de ce processus de « sectorisation » et des effets sur la pensée politique moderne du discours et de l’action de la minorité qui a le plus profondément influencé la modernité, soit cette minorité très puissante composée des hommes blancs et bourgeois (au sens social, plutôt qu’économique), dont par ailleurs Jacques Beauchemin et moi faisons partie…
Je crains que le récit de Jacques Beauchemin ne nous cache ce fait très important : ce n’est pas d’abord l’Autre qui s’est constitué comme différent. C’est le dominant, l’oppresseur, qui s’est imposé comme le Référent et qui a désigné et enfermé les Autres dans la différence, socialement construite, mais comme justifiée par la distinction d’une pigmentation de peau ou d’organes génitaux. C’est déjà ce que disait clairement Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme : on le devient », et elle ajoutait tout de suite : « Seule la médiation d’autrui peut constituer un individu comme un Autre[3]. » À Boston, Paris et ailleurs, les fondateurs de la nation moderne tout comme la légion de philosophes, intellectuels, prêtres et autres grands esprits qui s’échinaient à produire la pensée moderne, se sont certes réclamés haut et fort de liberté, d’égalité et de fraternité, mais ils ont du même souffle et systématiquement déclaré l’homme blanc et bourgeois supérieur intellectuellement, moralement et politiquement aux Autres : l’ouvrier, la femme, l’homosexuel, le « nègre », le « sauvage ». C’est cette minorité très puissante qui la première s’est réservé des espaces non mixtes séparés : Parlement, magistrature, armée et police, prêtrise, université, partis politiques, chambres de commerce, clubs mondains et clubs sportifs, etc. C’est cette minorité très puissante qui s’était réservé à la fois le pouvoir législatif, judiciaire et exécutif et qui la première a inscrit dans la loi et dans des chartes cette politique identitaire, particulariste et même séparatiste qui l’avantageait parce qu’elle-même en déterminait et en imposait les règles. Pour reprendre les mots que Jacques Beauchemin réserve aux autres « minorités », on peut dire que c’est la minorité des hommes blancs et bourgeois qui a ouvert une brèche sur « un abîme » « en rompant avec la conception universaliste et abstraite de l’égalité formelle » (62), que c’est la minorité des hommes blancs et bourgeois qui la première a encouragé et pratiqué une « cristallisation identitaire (ethnique, genrée, sectaire, etc.) » (111) et qui a provoqué un « renversement du projet politique de la modernité » (120). C’est la « tribu » — pour reprendre une expression de Beauchemin — des hommes blancs et bourgeois qui la première s’est adonnée à la « mascarade identitaire » (160), et c’est elle aussi qui a volontairement fait en sorte — par la force de sa loi et de son droit — que « diverses “tribus” […] se sont progressivement constituées dans l’espace politique » (145), entraînant l’« éclatement de l’unicité du sujet » et la « fragmentation du sujet politique » (169).
Cette élite évoquait certes avec éloquence les idéaux de la nation et du « bien commun », mais pour affirmer du même souffle que seuls les membres de la tribu des hommes blancs bourgeois pouvaient en être les garants, en vertu de leur supériorité autoproclamée. Bien sûr, cette élite a aussi vanté la liberté, l’égalité et la solidarité, autant de principes qui servent aujourd’hui d’étendards pour les mouvements d’émancipation. Mais de ces valeurs, l’élite n’en avait pas le monopole : elles étaient à l’époque de la Révolution française, par exemple, proclamées aussi par les mouvements ouvriers naissant (les Sans-culottes, les Enragés et les Égaux en France révolutionnaire, par exemple), par des femmes militantes réunies dans des clubs de femmes rapidement interdits, et par les opposants à l’esclavage, de fait aboli par les révolutionnaires français pour être si rapidement réintroduit par Napoléon Bonaparte.
Non, l’élite n’avait pas le monopole de ces grands idéaux modernes. Elle avait par contre le monopole du pouvoir, ce qui lui a permis de se constituer comme Référent de l’universel. Par la force du droit qu’elle contrôlait, cette tribu a créé les Autres, définissant leur identité et créant par la « différence » des hiérarchies et des frontières au sein même de la nation, au sein même de la cité, au sein même de l’atelier ou de l’Université, au sein même de la maisonnée et du lit conjugal. « Séparés mais égaux » n’est pas un slogan des féministes ou des homosexuels, mais bien de la Cour suprême des États-Unis qui confirmait par cette phrase en 1896 la ségrégation des « nègres »... Et Virginia Woolf, dans ses essais brillants, indique bien qu’elle ne désirait rien d’autre en tant que citoyenne et romancière que de s’intégrer et participer à l’universel, mais que partout les hommes l’en empêchaient, lui fermant par exemple les portes des bibliothèques d’Oxford et de Cambridge, et la stigmatisant de façon systématique en tant que femme, l’enfermant du coup dans cette identité, dans cette « différence ».
Est-il possible de conclure ici qu’au fil de la modernité, une succession d’hommes blancs et bourgeois ont évidemment dominé la grande majorité des hommes blancs, mais aussi ruiné à leur profit individuel et collectif le projet de constituer la nation comme référent du vivre-ensemble et du bien commun? En se proclamant du même souffle égalitaristes et universalistes en principe mais supérieurs dans la loi et dans les faits, n’ont-ils pas contaminé l’esprit et la politique modernes, imposant l’obsession identitaire et différentialiste à tous et toutes et provoquant le déploiement de hiérarchies et de nœuds de tension dans toutes les sphères sociales, jusque dans la chambre à coucher? Les dominé-e-s se retrouvent alors dans une position de revendication face au pouvoir, et donc de dépendance qui semble permanente face à lui, et aux dominants. C’est bien ce que disent des féministes, comme Jocelyne Lamoureux pour qui « la minorisation et la catégorisation des femmes ont de fait eu pour conséquence d’entraîner la constitution du mouvement des femmes en tant que représentant autorisé des femmes et “groupe d’intérêt représentable”, et l’institution du féminisme en politique des femmes[4] », et l’historienne Joan Wallach Scott qui rappelle très à propos que « le féminisme a émergé précisément là où les philosophes et les hommes politiques utilisèrent la notion de “différence sexuelle” pour justifier les limites qu’ils imposaient à l’universalité des droits individuels[5]. »
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Lisant Beauchemin, je regrettais qu’il n’ait pas accordé d’attention particulière à la question si éclairante du sexisme, et aux analyses féministes de l’identité et des luttes pour la reconnaissance de la « différence ». Pendant des générations, la tribu dominante a confiné la participation au bien commun de la nation d’une très grande majorité des femmes à un rôle spécifique : celui de reproductrices de la force de travail et de la force armée. Cette analyse, qui évoque Karl Marx, se trouve explicitement démontrée par les plus grands esprits modernes. Jean-Jacques Rousseau, grand penseur de la souveraineté nationale, de la volonté générale et du bien commun : « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes de tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès l’enfance[6] ». Auguste Comte, grand théoricien du positivisme : « L’assujettissement des femmes sera nécessairement indéfini parce qu’il repose sur une infériorité naturelle que rien ne saurait détruire[7] ». Et plus près de nous, Jacques Chirac, président de la grande nation française : « Pour moi, la femme idéale, c’est […] celle de l’ancien temps, dure à la peine, qui sert les hommes à table, ne s’assied jamais avec eux et ne parle pas[8] ». Enfin, Bernard-Henry Lévy, intellectuel de grande volée, spécialiste des droits universaux et des aventuriers de la liberté : « La femme qui s’assume et prend sa vie en main. La femme dynamique. La femme de pouvoir. […] La femme-homme en un mot […] Ce n’est pas là, à mes yeux, le rôle le plus flatteur pour une jolie femme. Et j’éprouve toujours un certain malaise, c’est vrai, à les voir comme ça[9] ».
Luttant pour l’émancipation des femmes, plusieurs sont les féministes qui perçoivent les concepts de « différence » et d’« identité » comme problématiques, mais leur réflexion passe malheureusement à la trappe dans l’ouvrage de Jacques Beauchemin. Simone de Beauvoir consacre la conclusion du Deuxième sexe à penser la différence et l’universalité comme des idéaux problématiques. Christine Delphy, féministe matérialiste radicale qui s’inscrit dans la foulée de Beauvoir, présente ainsi son programme théorique et politique : « mon travail a consisté à dénoncer l’idéologie de la différence [et] dénonce[r] cette curieuse opposition entre égalité et différence, puisque le contraire de l’égalité n’est pas la différence mais l’inégalité. […] La différence est la façon dont, depuis plus d’un siècle, on justifie l’inégalité entre les groupes, et pas seulement les groupes dits “de sexe”. […] Ces différences ne sont pas seulement des différences, mais aussi des hiérarchies. […] [C]ette logique de la “différence” s’impose de plus en plus à ces groupes dominés. […] Les revendications d’égalité se transforment en revendications “d’identité”[10]. » Colette Guillaumin, qui participe de la même mouvance, souligne elle aussi les tensions inhérentes aux politiques de la différence : « Les femmes sont différentes des hommes […] les hommes eux ne sont pas différents. […] Nous [les femmes] sommes toujours “plus” ou “moins”. Et jamais nous ne sommes le terme de référence[11]. » Et Guillaumin a cette phrase, qui perce une brèche vers le politique tel que défini par Beauchemin : « Le groupe dominant ne demande pas mieux, en tant que grand Référent, que nous soyons différentes. Ce que ne supportent pas les dominants au contraire, c’est la similitude, c’est notre similitude[12]. » Et encore : « Que nous soyons différentes, ils ne demandent que ça, ils font même tout pour : pour que nous n’ayons pas de salaire, ou moindre, […] pour que nous n’ayons pas droit à la décision, mais seulement à la consultation, pour que nous aimions nos chaînes mêmes. Ils la souhaitent notre “différence”, l’aiment : ils ne cessent de nous préciser combien elle leur plaît, l’imposent de leurs actes et de leurs menaces, puis de leurs coups[13]. » Guillaumin, encore, pour la force ironique du propos : « Non, décidément ne nous crispons pas sur une crainte imaginaire, on ne nous enlèvera pas ce qui nous rend différentes, ne perdons pas notre temps à demander ce que nous avons déjà », parce qu’« on ne nous privera ni des enfants, ni des gens âgés, ni des relations de parenté, ni du lavage, ni du ménage, ni de la confection de la bouffe, ni de l’écoute des perplexités personnelles, professionnelles, politiques et amoureuses des hommes. […] Non nous ne serons pas privées du contrôle constant exercé sur nous à la maison comme dans la rue. […] On ne nous privera pas du silence et de la décision prise ailleurs[14]. » Toutes ces intellectuelles rappellent que l’identité et la différence ne sont pas données en soi et par soi, mais toujours signifiantes dans un rapport sociopolitique hiérarchisé construit par et pour le dominant se constituant en Référent universel de qui les Autres sont différent-e-s, et toujours inférieur-e-s. Ces intellectuelles, et d’autres, soulignent aussi que les luttes identitaires sont complexes et problématiques et qu’elles se percutent souvent les unes les autres, le racisme et l’homophobie se déployant par exemple au sein même de la communauté « femmes » en général et du féminisme en particulier, comme le mentionnent des féministes afro-américaines telles bell hooks et Audre Lorde qui ont réfléchi elles aussi de façon critique à la notion de « différence »[15].
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Si, comme le mentionne Jacques Beauchemin, les « minorités » revendiquant leur différence se mettent hors du politique, il semble que les « minorités » font également l’erreur stratégique d’accepter de mener la lutte selon les normes définies par l’adversaire dominant. « Rien n’est moins éthique que la poursuite de l’intérêt propre, sans égard aux conséquences que cela peut entraîner vis-à-vis du bien commun » (158), affirme Jacques Beauchemin. Mais se faisant, il jette la pierre aux « minorités » des femmes, des homosexuels, etc. Il faut dire que l’on ne pardonne que très rarement aux dominé-e-s leurs erreurs, même si elles copient celles des dominants. J’aimerais bien moi aussi que les dominé-e-s soient plus vertueux et plus fins stratèges que les dominants, mais je me refuse d’exiger d’elles qu’elles soient des sujets politiques parfaits, premièrement parce que la perfection en politique n’existe pas, mais aussi et surtout parce qu’elles inscrivent leurs analyses et leurs luttes dans un champ politique en très grande partie déterminé par une tribu dominante qui plus souvent qu’autrement privilégie « la poursuite de son intérêt propre, sans égard aux conséquences que cela peut entraîner vis-à-vis du bien commun » (pour paraphraser Jacques Beauchemin).
Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille éviter de critiquer les mouvements d’émancipation, mais se faisant il faut aussi constater qu’ils cherchent à manœuvrer sur un champ de bataille balisé et miné par l’ennemi. Les « minorités » devraient (je m’inspire ici des féministes radicales) avoir pour objectif de prouver aux dominants qu’elles sont différentes pas tant des dominants, mais de l’identité que les dominants cherchent à leur imposer[16] grâce à un ensemble d’appareils normalisateurs : l’éducation, les médias, la psycho-pop, etc. C’est ce que proposent d’une certaine manière les théories queer, qui n’encouragent pas tant un replis identitaire qu’une effervescence encourageant la libre hybridation. Mais la pensée et l’action queer oublient trop souvent le politique, et les rapports de force qui s’articulent autour des axes identitaires.
Considérant les rapports femmes-hommes, l’identité genrée désavantage collectivement les femmes au profit des hommes. À travers leur socialisation genrée, hommes et femmes apprennent à attribuer à un individu femme une identité féminine, qui évoque des valeurs secondaires, voire négatives, en comparaison à l’identité masculine associée à des valeurs premières et supérieures. Une multitude d’études très récentes en sociopsychologie (le livre Why So Slow. The Advancement of Women, de Virginia Valian[17], est à ce sujet fascinant et implacable) ont révélé que dans le regard des hommes et des femmes elles-mêmes, la femme est considérée en général dans les lieux de pouvoir comme ayant moins de valeur et comme étant moins performante et moins crédible qu’un homme. Ce processus normalisateur et hiérarchisant explique en partir le « plafond de verre » qui limite encore l’accès des femmes aux lieux de pouvoir et de prestige, même si elles ont maintenant légalement le droit d’y accéder. Il s’agit bien sûr d’une tendance lourde, lourde surtout pour les femmes… La classe des hommes, pour reprendre les termes des féministes radicales, domine la classe des femmes, comme l’indiquent un ensemble de variables : les hommes possèdent plus d’argent et de propriété que les femmes, occupent la très grande majorité des postes de pouvoir (en politique, en économie, à l’université, dans les médias, etc.), ce qui leur confère plus d’influence dans la définition du « bien commun » et des normes du « vivre-ensemble », alors que les femmes consacrent encore plus de temps et d’énergie à prendre soin des hommes, à être leurs auxiliaires et/ou leurs subalternes.
Quant à la prise de parole publique, si importante dans la perspective d’un idéal de démocratie délibérative, Jacques Beauchemin est d’accord pour dire qu’il y a des rapports de force qui se tissent dans la prise de parole publique et la délibération (86-87). En effet, les femmes parlent moins que les hommes, d’une voix moins assurée et leur parole est moins crédible que celle des hommes (ce qu’une série d’études sur le sujet démontre à répétition). Peut s’arrimer ici une lutte « identitaire » et politique pour atteindre une plus grande égalité dans le pouvoir de discuter, définir et promouvoir le « bien commun » et les normes du vivre-ensemble. Ainsi, la lutte féministe, par exemple, relève également, me semble-t-il, du politique comme l’entend Jacques Beauchemin, c’est-à-dire d’une tentative d’identifier, définir et promouvoir le « bien commun » pour qu’enfin, femmes et hommes puissent vivre ensemble de façon libre, égalitaire et solidaire dans l’espace politique en son sens le plus large : la nation, la cité, l’atelier, l’école et la maison. Les « différences » ne relèvent donc pas seulement de l’éthique, mais bien du politique au sens où Beauchemin l’entend, et peuvent être des nœuds de tensions où s’articulent des luttes collectives importantes, pensées en fonction à la fois du « bien commun » et du pouvoir de le définir.
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Je dois répéter que Jacques Beauchemin me semble trop critique envers les mouvements d’émancipation, principalement parce que l’histoire qu’il écrit de la modernité n’est pas assez critique à l’égard de notre tribu, celle de l’homme blanc et bourgeois. À la recherche de convergences, je crois avec Beauchemin qu’une sorte d’optimisme naïf qui doterait l’individu seul de la responsabilité d’être juste signifierait la fin du politique. Mais je suis à la fois plus et moins pessimiste que Jacques Beauchemin. Plus pessimiste, parce que je pense qu’aujourd’hui encore, notre tribu reste très puissante et agit trop souvent en privilégiant ses membres et leurs intérêts collectifs, sans considération pour le bien commun. Je suis ainsi pessimiste parce que je constate qu’au Québec à tout le moins, beaucoup moins de femmes qu’avant s’identifient explicitement au mouvement féministe, alors que des groupes d’hommes anti-féministes s’organisent dans l’espace public pour promouvoir des idées réactionnaires. Ils vont même jusqu’à parler de « féminazisme » en commission parlementaire sur la réforme du Conseil du statut de la femme en 2005, expression qui serait justifiée parce que — selon leur porte-parole — « quand on est un père de famille et que l’épouse […] téléphone le 911, le père de famille est traité exactement comme un Juif l’était par Adolf Hitler, exactement la même chose. » Ce type de mouvement réactionnaire — qui participe lui aussi de l’éthique « différentia liste » — mérite qu’on y porte une attention critique. Je suis aussi pessimiste car je sais que l’élite dominante est trop souvent gratifiée — et implicitement excusée — d’avoir produit les valeurs universalistes de liberté, d’égalité et de solidarité, comme si les dominé-e-s étaient incapables d’un tel raffinement philosophique et politique, prisonniers qu’elles seraient de leur particularité. On oublie alors l’histoire et la tradition universaliste produites et portées par les mouvements d’émancipation, même « identitaires ». Cet universalisme pensé et revendiqué par les mouvements d’émancipation peut être libéral-individualiste (nous devons idéalement tous et toutes n’être que des individus abstraits) ou libéral-communautarien (nous sommes tous différents mais égaux au-delà des identités propres).
Je suis par ailleurs plus optimiste que Jacques Beauchemin parce que je sais qu’il y a parmi ceux et celles qui pratiquent la lutte identitaire des personnes qui réfléchissent à la complexité et aux paradoxes inhérents à cet axe de lutte. Je suis aussi plus optimiste que Beauchemin parce que je perçois dans certaines luttes identitaires des enjeux qui relèvent bel et bien du bien commun et du vivre-ensemble. Je suis enfin plus optimiste que lui, parce que j’observe ce mouvement altermondialiste — à la force toute modeste, il est vrai — qui est un espace politique obsédé par le bien commun et le vivre-ensemble cosmopolitique, mais où convergent aussi tant de mouvements identitaires (par exemple, la Marche mondiale des femmes). Considérant ce mouvement comme un intellectuel collectif, j’observe avec attention les propositions d’analyse, de stratégies et de tactiques politiques qui y sont formulées par des acteurs politiques qui n’ont pas abandonné la lutte politique, au sens où Jacques Beauchemin l’entend.
Francis Dupuis-Déri*
NOTES
1. Je tiens à remercier Mark Fortier pour ses commentaires au sujet d’une version préliminaire de ce texte, également présentée lors d’un séminaire autour du livre de Jacques Beauchemin, organisé par la Chaire Mondialisation, citoyenneté et démocratie, de l’uqàm.
* Francis Dupuis-Déri (fdd@no-log.org) est chercheur au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal.
2. Tous les chiffres entre parenthèses dans le cadre du texte renvoient au livre de Jacques Beauchemin.
3. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, t. ii, Paris, Gallimard, 1949, p. 13.
4. Jocelyne Lamoureux, « La démocratie en question : regards féministes », in N. Guberman et al. (dir.), Le défi des pratiques démocratiques dans les groupes de femmes, Montréal, Saint-Martin, 2004, p. 28.
5. Citée par Lamoureux, ibid., p. 28.
6. Benoîte Groult, Cette mâle assurance, Paris, Albin Michel, 1993, p. 88.
7. Ibid., p. 94.
8. Ibid., p. 159.
9. Ibid., p. 224. On lira aussi avec intérêt F. Collin, E. Pisier et E. Varikas (dir.), Les femmes de Platon à Derrida. Anthologie critique, Paris, Plon, 2000.
10. Christine Delphy, L’ennemi principal. Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001, p. 8-9.
11. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Côté-femmes, 1992, p. 63 et 65.
12. Ibid., p. 66.
13. Idem (voir aussi le chapitre « Question de différence », p. 83-106).
14. Ibid., p. 102-103.
15. Dans Identités mosaïques. Entretiens sur l’identité culturelle des Québécois juifs (livre que j’ai codirigé avec Julie Châteauvert, Montréal, Boréal, 2004), on voit bien que les identités culturelles sont des espaces politiques aux frontières floues où se déploient des luttes politiques dont l’enjeu est de déterminer qui définira l’identité commune et les normes du vivre-ensemble (et donc les critères d’exclusion et d’inclusion), mais aussi qui contrôlera les ressources dont dispose cette communauté et qui sera autorisé à parler en son nom.
16. Guillaumin, op. cit., p. 96.
17. Cambrige (ma), m.i.t. Press, 1998.