Lorsque paraît De l’interprétation en 1965, J. Lacroix commence son compte rendu dans Le Monde (6-7 juin) en rapportant une remarque prophétique de Mounier : « Il y a une vingtaine d’années, me rendant un jour à une réunion avec Emmanuel Mounier, il me dit, désignant de loin un groupe de jeunes philosophes, et plus particulièrement l’un deux : “Plusieurs publieront d’excellents livres, mais celui-ci, qui s’appelle Ricœur écrira une œuvre.” Mounier était bon juge et prophète. Ricœur est en train de réaliser ce que prévoyait son ami. » Et quelle œuvre! Une œuvre de grande amplitude, riche, diverse, profonde, comme il y en a peu, très peu.
Pourtant la reconnaissance a été longue à venir dans son pays, la France[1]. Son « échec » en tant que doyen dans des circonstances qui ne font guère honneur à ses véritables responsables y est certes pour quelque chose. Il devint pour le grand public « le doyen à la poubelle sur la tête ». En ce temps-là, le « fascisme rouge » (Habermas) qui sévissait sur les campus se prenait pour l’avant-garde de la révolution mondiale. Les communistes ont peur de la révolution, avait lancé Sartre en 1968[2]. Les gauchistes, eux, allaient reprendre le flambeau, poursuivre le combat en attaquant son chaînon le plus faible : l’université. Le nouveau sujet révolutionnaire était les nouveaux prolétaires. Pseudo-révolutionnaires, « révolutionnaristes » (J. Freund), nihilistes, ils n’avaient à vrai dire d’autre projet que de saboter l’institution universitaire. Au fond, ils rêvaient d’une liberté totale — tout ce qui n’est pas tout n’est rien! —, abstraite, délivrée des contraintes inhérentes à tout corps institutionnel. Aux Rencontres internationales de Genève (4 septembre 1969) Ricœur leur répondit en réactivant la pensée conservatrice de Hegel : « Qui n’a pas accepté d’être quelque chose de limité, de borné, a choisi de n’être rien. […] La liberté concrète est celle qui assume courageusement et joyeusement la loi de l’œuvre qui est la loi du fini; donner forme et, en donnant forme, prendre forme, voilà la liberté. On a trop médité sur la finitude comme destin et comme mort; pas assez sur la finitude et la finition comme accomplissement et comme œuvre. […] Toute institution est justifiée où l’on peut reconnaître un organe de la liberté en train de se réaliser. Tout mouvement de liberté est justifié s’il peut être reconnu par autrui, garanti par la loi, protégé par l’ordre public[3] ». Proche des étudiants, ouvert au dialogue, convaincu de la nécessité de la réforme de l’université — en 1964 il avait même dirigé un dossier de la revue Esprit sur ce thème —, il considérait néanmoins que le meilleur chemin d’une institution en crise à une autre plus adaptée aux nouveaux défis n’était pas le néant mais des réformes. Mais comment discuter avec des contestataires qui confondent allègrement savoir et pouvoir, pouvoir et violence, tout ordre hiérarchique étant jugé faux et abusif?
De même, sa foi protestante gênait la réception de son œuvre, bien qu’il ait toujours récusé l’expression « philosophe chrétien » qui renvoyait à un fameux débat des années 1930. En 1990 encore, Rainer Rochlitz, disciple d’Habermas, disqualifie Temps et récit au nom de ses convictions religieuses : « Comment, sur un postulat qui ne peut que relever de la foi, Ricœur peut-il espérer convaincre par l’argumentation[4]? » Au moment de la parution du livre en 1983, Le Nouvel Observateur dépêche F. Ferney à Chicago pour l’interviewer. Le journaliste l’apostrophe : « Vous êtes à la fois philosophe et chrétien… ». Ricœur riposta avec vivacité : « C’est quand même inouï! S’étonne-t-on jamais qu’un philosophe soit athée! Je ne vois pas pourquoi je serais disqualifié à cause d’une “motivation”, si l’on admet par ailleurs que l’athéisme de Sartre est inséparable de sa pensée[5]… ». Théisme et athéisme sont également des croyances. Les chrétiens d’aujourd’hui savent qu’ils croient. En revanche, un grand nombre de socialistes ont longtemps cru qu’ils savaient. Confidents de la Providence, armés du sens de l’histoire, ils estiment que le débat public ne peut être que concession pédagogique superficielle, passagère. L’ennemi ne peut être que stupide ou de mauvaise foi, diabolique. Ils ne savaient pas qu’ils croyaient et qu’ils surinvestissaient la finalité propre du politique d’une finalité eschatologique à laquelle ne correspond aucun moyen adéquat. La confusion du religieux et du politique dérègle à la fois l’un et l’autre. Elle violente les hommes sans les régénérer. Ironiquement, Ricœur le soulignera plus loin dans la même entrevue : « Je crois à une autonomie du politique. Rendre la politique au politique est l’une de nos tâches car des fragments entiers du religieux — est-ce un contre-effet de la sécularisation? — se sont reportés sur le politique. À cet égard, je vous ferai un aveu. Je suis heureux de constater que le socialisme français est devenu une politique parmi d’autres. Il s’est départi de son aura religieuse (l’homme nouveau, etc.). Je ne suis pas un déçu du socialisme parce que je n’en ai pas attendu la régénération de l’homme[6]. »
Dans les années 1970, Ricœur dut subir les contrecoups des polémiques suscitées par son essai sur Freud et de son insuccès (programmé) au Collège de France contre Foucault en 1969. L’offensive fut virulente, « au point que l’on peut parler d’une véritable éclipse de l’étoile montante qu’il incarnait dans le paysage philosophique français à l’orée des années soixante[7] ». Pour beaucoup il incarna alors l’image d’un philosophe spiritualiste ringard. L’attaque tonitruante de Lacan illustre bien le terrorisme intellectuel de l’époque. À la sortie de De l’interprétation (1965), Lacan, qui tenait son séminaire à l’École Normale Supérieure, se déchaîna : « Il avait le livre à la main en disant : “Qu’est-ce qu’on va faire avec cette saleté? C’est du spiritualisme!… Qu’est-ce qu’un philosophe a à voir là-dedans?” […] Il y a un philosophe qui a découvert chez Freud une énergétique : Vroum! Vroum! Vroum[8]!… » Le ton est donné. Ses disciples vont jusqu’à insinuer que Ricœur a pillé, voire plagié, le grand Maître des études freudiennes. Aujourd’hui, l’imposture et la grossièreté de l’attaque apparaît pour ce qu’elle fut, mais à l’époque elle fit grand effet. Blessé mais non amer, Ricœur trouve refuge aux États-Unis où il retrouve la joie d’enseigner comme il l’avouera plus tard : « Je n’ai pas été un chef d’école, je n’ai pas eu de disciples. Le ricœurisme n’existe pas. Le mot est imprononçable. Par chance! L’enseignement fut ma passion et je peux dire que j’ai été un enseignant heureux, plus soucieux de la ligne de ma réflexion, de la résolution de mes propres contradictions que de tout le reste. Je n’ai pas vécu ainsi ce que vous prenez peut-être comme une mise à l’écart[9]. » Il recherchait le dialogue avec les étudiants, même débutants. Le jour où il sentit que le courant ne passait plus, ou insuffisamment, il décida aussitôt de prendre une retraite anticipée. C’est ce qui arriva en cette journée pluvieuse de novembre 1979 où pénétrant dans la salle de cours il ne trouva qu’un seul étudiant…
Dans les années 1960, il fut régulièrement invité au département de philosophie de l’Université de Montréal. Durant quelques semaines, au début de l’année académique, il échappait à l’agitation et aux multiples sollicitations de la vie parisienne et se plaisait manifestement dans la compagnie des professeurs et des étudiants d’ici. Les philosophes de sa qualité sont rares, nous le savions et nous appréciions sa présence. Il incarnait au plus haut point la recherche ardente de la vérité pour elle-même. Humble et réservé, il ne cherchait pas à impressionner son auditoire. Il s’imposait par l’exemple vivant d’une pensée toujours en mouvement, inquiète, scrupuleuse, tout entière tendue vers l’objet de sa recherche. Il conjuguait pour ainsi dire d’un même mouvement une extraordinaire ouverture d’esprit et un esprit critique toujours en alerte. Profondément respectueux des auteurs étudiés, il s’efforçait toujours de ressaisir leur pensée dans leur plus grande force avant de formuler des interrogations, des réserves, des failles. Nous étions à des années-lumière du Cours de philosophie de monseigneur Henri Grenier que certains avaient dû subir quelques années auparavant… La philosophie pouvait mordre sur les thèmes les plus existentiels et les plus actuels sans sombrer dans un pathos inconsistant. Cette tension entre exigence existentielle et fermeté conceptuelle apparaissait déjà dans Le volontaire et l’involontaire qui se réclamait à la fois de Gabriel Marcel et de Husserl. Cependant, mettant entre parenthèses la faute et la transcendance, cette œuvre prenait nécessairement un tour abstrait qui avait de quoi rebuter au premier abord. Histoire et vérité m’enthousiasma. C’est par cette œuvre que je tentai de poursuivre sous sa direction une réflexion philosophique sur le thème de la violence. C’est par ce biais que je débouchai sur la grandeur et la fragilité extrême du politique. En particulier, son article de 1957, « Le paradoxe politique », rédigé sous le coup de l’événement — les Flammes de Budapest — fut pour moi comme pour d’autres (J. Freund, C. Lefort, C. Castoriadis, M. Gauchet, M. Revault d’Allones, etc.), un texte capital. O. Mongin le confirme : « Reconnu tardivement : il a paradoxalement été lu et relu à la fin des années soixante-dix, après que la critique des totalitarismes a contribué à donner un nouvel essor à la pensée politique contemporaine[10] ». Le tragique xxe siècle, le siècle totalitaire nous amène à redécouvrir encore et toujours l’essence particulière du politique irréductible à l’économie, à la morale, au droit. Il y a une rationalité propre du politique et par suite une pathologie politique spécifique : « Le plus grand mal adhère à la plus grande rationalité, il y a une aliénation politique parce que le politique est relativement autonome[11] ». Rien n’est plus faux et plus funeste que cette prétention à une science de la politique « déduite » d’une soi-disant science de l’Histoire. Car s’il existe un tel savoir au nom de quoi ceux qui en sont investis pourraient-ils être contestés, limités, contrôlés? Il n’y a pas de science de la totalité. Cette proposition en apparence banale et purement théorique est d’une extrême portée. Ricœur l’a rappelé plusieurs fois. Je détache cette formule superbe : « Ce que Platon disait de l’Un nous le disons de la totalité. On a trop vite dit : elle est ici, elle est là; elle est Esprit, elle est Nature, elle est Histoire : la violence n’est pas loin; d’abord la violence sur les faits et bientôt la violence sur les hommes, si par surcroît le philosophe de la totalité a pouvoir sur les hommes[12] ». Le vieil Aristote le disait déjà : on doit se contenter en la matière de « montrer la vérité d’une façon grossière et approchée[13] ». Ricœur : « Entre prouver et séduire, il y a place pour des arguments probables ou, si l’on préfère, vraisemblables ou simplement plausibles. À ce niveau, la conviction est recherchée par le moyen d’une discussion réglée. Je crois donc qu’il existe une bonne rhétorique, et que le discours politique peut se tenir à ce rang[14] ».
Ricœur avait une conception extrêmement large de la philosophie, une philosophie ouverte, en dialogue soutenu avec les sciences humaines — historiographie, anthropologie, linguistique, psychanalyse, etc. — et pas seulement avec sa propre histoire… Respectueux de la tradition universitaire, il n’était pas toutefois prisonnier d’un académisme étroit. Il accueillait donc des projets de thèse non conventionnels, pourvu que l’étudiant s’y engage avec sérieux et rigueur. C’est ainsi qu’à la Sorbonne, puis à Nanterre, il en vint à diriger un nombre invraisemblable de thèses. Il était fort peu directif. Après tout, l’étudiant reste le maître d’œuvre de son projet et est jugé sur le résultat de ses efforts. De mon côté, de peur d’abuser de sa disponibilité, je limitais mes rencontres au strict nécessaire. Il lui suffisait de peu de texte pour en discerner aussitôt la visée principale. Sa lecture était pour ainsi dire radiographique.
Au départ, Nanterre représentait l’espoir d’une université plus ouverte à l’expérimentation que la vieille Sorbonne. Au début de la crise étudiante, Ricœur se retrouva aux côtés de Henri Lefebvre et d’Alain Touraine pour défendre les étudiants incriminés… Une société a besoin d’ordre et de stabilité, mais également de visions différentes pour conjuguer continuité et créativité. Il lui sembla que le vent de la contestation devait être analysé avec sympathie. Très tôt, cependant, le mouvement s’emballa et prit un tour inquiétant. Ricœur se risqua pourtant à une analyse à chaud des « événements » dans Le Monde des 9, 11 et 12 juin. Au-delà des revendications immédiates des étudiants, dont certaines suscitaient les sarcasmes (le libre accès au pavillon des filles, conception malgré tout limitée des droits de l’homme), il dégageait des critiques plus profondes qui mettaient en cause le capitalisme, la bureaucratie et surtout « le nihilisme d’une société qui, tel un tissu cancéreux, n’a pas d’autre but que sa propre croissance; face à la société du non-sens, elle tente de donner le pas à la création des biens, des idées et des valeurs, sur la consommation. L’entreprise est gigantesque; elle prendra des années, des décennies, un siècle… » Il répudie l’alternative réforme ou révolution au profit d’une tension féconde entre réformisme et visée lointaine d’une transformation en profondeur. En présence de ce texte, certains étudiants à la résidence d’Antony s’étaient réunis pour le lire et en discuter car ils sentaient bien qu’il élevait, comme on dit, le débat…
Nommé doyen à Nanterre en avril 1969, placé en situation de responsabilité dans une situation chaotique — on comptait une bonne quinzaine de « groupuscules » militants qui multipliaient les incidents violents —, il lui fallait agir, décider, trancher. Qui n’a pas baigné dans ce climat effervescent jusqu’à la démence peut difficilement imaginer la fièvre et les multiples dérapages de ces « années utopiques » (G. Delannoi). Ricœur était le premier à arriver sur le campus et le dernier à le quitter. C’est ainsi qu’un jour, alors que je l’attendais dans son bureau, madame Ricœur me pria d’être patient car « ces jours-ci, il ne se passe guère une journée qu’il n’ait un professeur à délivrer » (des « contestataires » s’étant emparé d’un passe-partout, ils enfermaient à clef les professeurs insuffisamment « compréhensifs »). La subtile dialectique réforme/révolution ne trouva pas sa traduction appropriée dans les circonstances, comme il sut le reconnaître plus tard : « J’ai vécu dans l’expérience de Nanterre cette impossibilité de joindre aujourd’hui l’institution et ce rêve de liberté, et c’est là le cœur du drame et du déchirement contemporains[15]. »
L’idée communiste dont F. Furet a magistralement narré le parcours au xxe siècle est derrière nous comme une vaste et terrifiante illusion. Cependant, à l’époque où le discours marxiste intimidait et promettait encore l’extinction de l’État et du politique mais justifiait du même souffle la dictature pour y parvenir, c’est-à-dire le détournement et la captation de l’État par le Parti, il était opportun qu’il rappelât que l’éternelle politique n’exigeait qu’une rationalité commune. On peut civiliser l’exercice du pouvoir en lui donnant des formes et des limites, on ne peut en faire l’économie par des moyens extrêmes et contraires à l’humanité. Tous les États existants sont plus ou moins infidèles à l’idée raisonnable de l’État. Nous ne connaissons que des États imparfaits, voire plus ou moins injustes. On ne peut tirer argument de ce fait pour dénoncer l’idée elle-même comme pur mensonge. C’est par référence à cette idée que l’on peut mesurer l’écart de la pratique effective. Il fallait rappeler hier cette profondeur raisonnable de l’État contre ceux qui ne voyaient en lui que le produit et le masque des rapports de propriété. À notre époque, elle aussi profondément antipolitique à sa manière, la méditation de ce grand texte est-elle devenue inactuelle?
À partir des années 1960, Enrico Castelli organisa chaque année un colloque réunissant philosophes, théologiens, exégètes. Les actes paraissaient dans la revue Archivio di filosofia et étaient repris par les éditions Aubier. Ricœur y participa à plusieurs reprises. En 1968, il y présenta un article qui fut pour moi un autre très grand texte. Au-delà du formalisme et du moralisme auxquels on réduit trop souvent le kantisme, il redonna toute son importance à la troisième question : « Que m’est-il permis d’espérer? ». Loin d’être un résidu précritique, aristotélisant, la simple reprise dans un contexte chrétien de la vieille question du souverain bien, cette question achève et donne son sens plein au mouvement total de sa pensée. Dans l’héritage kantien, l’école de Marbourg a privilégié l’Analytique et s’est méfié de la Dialectique. D’autres ont opté pour l’Esthétique. À rebours de la tendance dominante, Ricœur a réinterprété avec profondeur la dialectique de la raison pure pratique. Cette dialectique n’ajoute rien au principe de la moralité; elle n’ajoute rien non plus à la connaissance de notre devoir. Ce qu’elle donne à notre volonté c’est la visée de la totalité, l’exigence de « l’objet entier de la raison pure pratique », le concept de l’achèvement de la volonté, la synthèse de la vertu et du bonheur. « Or, cette totalité n’est pas donnée mais demandée […]; ce que la raison pratique demande c’est que le bonheur s’ajoute à la moralité; elle demande ainsi d’ajouter à l’objet de sa visée, pour qu’il soit entier, ce qu’elle a exclu de son principe, pour qu’il soit pur. » Mais la totalité du Bien qui n’est pas connaissable — la critique de l’illusion transcendantale écarte le savoir absolu — et qui n’est pas réalisable — le mal radical en nous exclut la possibilité d’une synthèse achevée de la vertu et du bonheur — peut être raisonnablement espérée. On doit tendre vers cette synthèse, mais seulement d’une manière tendancielle et approchée dans un progrès sans fin, asymptotique. Ce n’est que dans le fanatisme ou la folie religieuse de la Schwärmerei que l’on peut prétendre effectuer la coïncidence parfaite des deux parties hétérogènes du Bien. Il y a une intention sensée de la Totalité. Le salto mortale procède de la prétention déraisonnable de savoir et de faire ce qui ne peut être qu’espéré et réalisé tendanciellement. « Le mal véritable, le mal du mal, ce n’est pas la violation d’un interdit, la subversion de la loi, la désobéissance, mais la fraude dans l’œuvre de la totalisation. […] Pour le dire en bref la véritable malice de l’homme n’apparaît que dans l’État et dans l’Église en tant qu’institution de rassemblement, de la récapitulation, de la totalisation. » Sur cette trajectoire de la réalisation du souverain bien dans l’histoire, l’État et l’Église constituent des médiations stratégiques, des « véhicules » privilégiés (Kant). De ce fait, ces institutions sont éminemment exposées à déchoir, à se présenter comme les porteurs de cette synthèse. Cependant, cette synthèse n’est pas en notre pouvoir : le lien entre vertu et bonheur n’est pas analytique. Il est seulement permis d’espérer que le bonheur s’ajoute à la vertu et recompose ainsi l’objet entier de la volonté. Par conséquent, cette prétention à totaliser le Bien est toujours fausse, prématurée, frauduleuse. La civitas terrena ne pourra jamais prétendre être la civitas Dei. Ce n’est pas le rôle de l’État que de rendre les hommes vertueux et heureux, mais seulement de garantir un espace de liberté à l’intérieur duquel chacun puisse librement poursuivre sa quête de vertu et de bonheur.
Après Frédéric ii et le despotisme éclairé, Kant avait pressenti que la tendance profonde de la modernité allait dans le sens d’une « immanentisation de l’eschaton » (E. Vœgelin) et il avait à l’avance avait fait la critique de cette dérive. Ce que l’on a appelé paradoxalement « religions séculières », « religions politiques », « politiques de salut », « grande Religion du Salut terrestre », combat l’hétéronomie de la religion traditionnelle mais conserve de la religion « la forme de l’Un », pour parler comme Gauchet. Ce n’est donc pas de manière tout à fait fortuite que le plus pénétrant critique de l’ensemble de la tradition marxiste, L. Kolakowski, a plaidé pour « un retour nuancé à Kant » (« a qualified return to Kant ») en sortant de la grande utopie. Il y a trouvé un sens élevé de la totalité du Bien en même temps qu’un sens aigu de nos limites.
C’est ce mouvement de pensée que pour ma part j’ai tenté de ressaisir et de poursuivre à ma manière dans mon livre[16]. J’ai déclaré en note (p. 462) ma dette à l’égard de cet article capital. Il me plaît de la redire ici.
Le « dernier » Ricœur qui médite sur l’identité narrative, sur la mémoire et l’histoire, sur la reconnaissance, etc., gagnerait à être revisité. Il est souvent proche de notre sensibilité. Ricœur répudie à la fois un libéralisme abstrait qui ne conçoit le lien politique que comme la simple somme des intérêts individuels et la conception organiciste d’un État substance se posant lui-même au-delà de la volonté des individus. De même, l’opposition radicale entre un universalisme procédural et un relativisme « culturel » qui se met lui-même hors du champ de la discussion est jugée « stérile[17] ». La connexion identité/mémoire est fortement soulignée. Perdre la mémoire équivaut à perdre son identité. L’identité-ipse est narrative. Je suis l’histoire de ma vie à travers le récit interprétatif que j’en fais. C’est ce récit qui constitue la continuité et la cohésion des diverses expériences de ma vie. Nous sommes l’histoire que nous nous racontons à nous-mêmes. Par conséquent, sur le plan collectif comme sur le plan individuel, vouloir rompre radicalement avec son passé, c’est se nier soi-même. Nul ne se crée ex nihilo. Un projet ne peut être vraiment signifiant que par rapport à un sujet doué d’une véritable épaisseur historique. Dès lors, comment une communauté historique peut-elle donner sens et vie à un projet d’autonomie qui se pose en même temps en rupture avec une mémoire réputée honteuse? Comme Hannah Arendt, Ricœur considère que l’autonomie du politique réside dans la capacité d’agir en commun, qui suppose une mémoire commune et un projet commun, un vouloir-vivre ensemble.
Jean Roy*
NOTES
* Jean Roy est professeur honoraire au Département de philosophie de l’Université de Montréal.
1. Ce n’est guère qu’avec la parution de Temps et récit (1983-1985) que Ricœur opère un retour sur la scène intellectuelle française. 1988 est une année faste. La revue Esprit lui consacre un numéro entier. Les Éditions du Cerf publieront en 1991 les actes du colloque de Cerisy-la-Salle. En 2000, le Magazine littéraire lui rend hommage dans le numéro de septembre.
2. J.-P. Sartre, Les communistes on peur de la révolution, Paris, Didier, 1968.
3. P. Ricœur, « La liberté et le philosophe » in P. Ricœur, La liberté et l’ordre social, Neuchâtel, La Baconnière, 1969, p. 52, 54.
4. Temps et Récit de Paul Ricœur en débat, Paris, Cerf, 1990, p. 181.
5. Le Nouvel Observateur, 11 mars 1983, p. 62.
6. Ibid., p. 64.
7. F. Dosse, Paul Ricœur. Les sens d’une vie, Paris, La Découverte, 1997, p. 500.
8. Ibid., p. 332.
9. Lire, juin 1998, p. 30.
10. O. Mongin, Paul Ricœur, Paris, Seuil, p. 89.
11. P. Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964 [1955], p. 250. R. Aron a également insisté sur cette spécificité du politique. Cf. B. de Jouvenel, « Raymond Aron et l’autonomie de l’ordre politique », in Science et conscience de la société (Paris, Calmann-Lévy, t. i, 1971). Cette thèse est naturellement au centre de l’œuvre de J. Freund, L’essence du politique, que Ricœur qualifie d’admirable dans la conférence déjà citée. La quatrième édition est parue en 2004, chez Dalloz, suivie d’une très substantielle postface de P.-A. Taguieff.
12. P. Ricœur, Finitude et culpabilité, t. i : L’homme faillible, Paris, Aubier, 1960, p. 66.
13. Éthique à Nicomaque, 1094 B 11-1095 A 2.
14. « La Cité est fondamentalement périssable. Sa survie dépend de nous » (Le Monde, 20 oct. 1994).
15. P. Ricœur, « Les aspirations de la jeunesse », conférence de Namur, fin 1971, in La foi et le temps, no 5, 1972, p. 548.
16. J. Roy, Le souffle de l’espérance. Le politique entre le rêve et la raison, Montréal, Bellarmin, 2000.
17. P. Ricœur, Soi-même comme un Autre, Paris, Seuil, 1990, p. 333.