Dans la dernière livraison d’Argument, consacrée à l’antiaméricanisme québécois[1], on apprend, grâce à Christian Rioux, que j’en suis un. Quoi donc? Un antiaméricain! Qui plus est, au cas où vos lecteurs n’auraient pas saisi la portée du propos, le signataire de cet article en rajoute une bonne louche en me qualifiant de raciste. Une fois passé l’agacement, léger il est vrai, provoqué par cette tautologie, on se dit : bigre! Après avoir digéré le paragraphe suivant, on se dit bien d’autres choses. Mais bon, étant un croisé de la politesse et non d’une idéologie je vous ferai grâce des noms d’oiseaux que mérite pourtant cette diatribe.
Car si j’ai bien compris le souhait formulé par le biais d’un sophisme, il y aurait lieu d’organiser une conférence de presse et d’exiger des excuses publiques. Pourquoi pas un bon petit procès avec ça? Pourquoi pas un acte de contrition? On est un antiaméricain-raciste? Allez hop! : commandons le Silence, on tourne. Ce paragraphe en tout cas a ceci de riche qu’il nous révèle combien le passé marxiste-lénifiant de l’auteur, voir En lutte!, n’est toujours pas assumé. Il est à l’image, pathétique pour être exact, de Louis Althusser : d’un extrême à l’autre sans passer par la politesse, la grecque cette fois-ci s’entend.
Bien. Soyons méthodologique, donc ennuyeux. Tout d’abord, sur le strict plan stylistique j’ai toujours pris un soin particulier à ne jamais émailler les éditos que je signe dans le quotidien Le Devoir de l’expression « les Américains ». Lorsque je planche sur les faits et gestes politiques posés, je parle de l’administration Bush, de la Maison Blanche, du pouvoir exécutif, voire des bonzes de l’administration. Mais jamais des Américains. À deux reprises au moins, j’ai pris soin (bis) de rappeler que l’antiaméricanisme était le socialisme des imbéciles. Encore-là, c’est une question de politesse. Au sens toujours antique du terme.
En ce qui concerne maintenant la documentation nécessaire à mon travail, je vais vous faire une confidence : elle est pratiquement all american. En tête de liste, il y a Current History (code régional : pa 19127). Ensuite, pêle-mêle, il y a Foreign Affairs, Council On Foreign Relations, Foreign Policy, le New Yorker, etc. Qui plus est, mon oreille est très réceptive à ce qui se dit sur le réseau pbs. J’emprunte énormément aux émissions Frontline et Jim Lehrer News Hour. Histoire de les rembourser, je suis membre de pbs et d’aucun autre organisme. Imaginez, je signe annuellement un chèque libellé en dollars américains pour soutenir une télévision... américaine! Je m’appuie également sur une revue européenne. Elle est française. Hélas, doit penser M. Rioux qui se distingue d’ailleurs par une francophobie aussi adolescente que galopante. Passons. Il s’agit de L’Histoire, fondé par un monsieur grand à mes yeux : Michel Winock. En outre, et j’y tiens, je puise abondamment dans les revues économiques made in usa and in Great Britain. Pourquoi ce souci économique? Pour m’éviter, si possible, d’être piégé par les idéologues qui moquent la maîtrise des faits. C’est mon vieux fond fonctionnaliste. Fonctionnaliste comme Max Weber, Talcott Parsons et Guy Rocher.
C’est d’ailleurs dans un magazine économique, un britannique, que j’ai appris ce qui est à l’origine de la réaction atrabilaire de votre collaborateur. De quoi s’agit-il? Dans une recension que The Economist consacre à un livre écrit par Richard Perle et David Frum, on apprend que pour ces fidèles du travail philosophique de Leo Strauss, le duo franco-allemand est aussi un ennemi. On constate qu’en militants de la conception élitiste du monde si chère à Strauss, ils estiment que les États-Unis se doivent d’être constamment, pour faire court, sur un pied de guerre. J’ai signé un édito sur ce sujet. Sur certains de ces néoconservateurs dont Bush père se méfiait à un point tel qu’il avait donné ordre à ses collaborateurs de les tenir à distance du pouvoir exécutif.
Rioux a réagi à la manière des paresseux : par amalgame. Plus grave, beaucoup plus grave, il exige de vous, de nous, de tous, une adhésion servile aux élucubrations dangereuses des néoconservateurs dont beaucoup d’ailleurs étaient marxisants du temps de leur jeunesse. Au terme de son texte, il a le culot d’évoquer la posture révolutionnaire. Venant de quelqu’un qui écrit ses chroniques à la première personne du singulier, donc qui se met en scène, la ficelle est un peu grosse. Remarquez, cet emploi constant du je a un avantage. Grâce à cela on sait que sa posture est celle du : moi je sais et vous... C’est pas des blagues! Dans un de ses textes, il a confié que pendant que beaucoup boivent ou fument des pétards, lui lit et pense. Comme s’il était le seul. Comme si l’autre, celui qui n’est pas lui, celui qui exige l’observation des règles de la politesse, avait attendu monsieur Rioux pour se former, se sculpter. Après lecture de son article, on a convenu qu’il méritait un deux sur vingt. Un pour le papier, un pour le crayon, zéro pour les idées. Son déficit, sur le plan des idées, étant ce qu’il est, on osera lui suggérer la lecture d’un livre de base, soit L’univers, les dieux, les hommes, du grand helléniste Jean-Pierre Vernant[2]. Ainsi comprendra-t-il que son texte est l’illustration de ceci : ce n’est pas la faute des mots, si certains d’entre eux sont gros. Amen!
Serge Truffaut*
NOTES
* Serge Truffaut est éditorialiste au journal Le Devoir.
1. Argument, vol. 7, no 2, printemps-été 2005, p. 22-29.
2. J.-P. Vernant, L’univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines, Paris, Seuil, 1999.