Au Québec, l’hiver et le printemps 2005 ont été particulièrement chauds. Pourtant, la température n’a pas battu des records; c’est plutôt le conflit entre la population étudiante et le gouvernement Charest qui a échauffé le climat politique et social. Pour la huitième fois depuis la fin des années 1960, une grève générale étudiante a paralysé le Québec. Quelques mois après la plus grande mobilisation étudiante de l’histoire québécoise, il importe d’en faire un bilan préliminaire. Deux visions, non seulement de la stratégie à employer, mais aussi de l’éducation, se sont opposées, non seulement entre les étudiants et les étudiantes et le gouvernement Charest, mais également entre les grévistes. Malgré le conflit interne au mouvement étudiant, le ministre de l’Éducation Jean-Marc Fournier a été dans l’obligation de reculer, donnant gain de cause à la centaine de milliers d’étudiantes et d’étudiants s’étant mobilisés. L’ensemble des mouvements sociaux qui ont affronté le gouvernement Charest ne peuvent se targuer d’un tel succès et devraient en conséquence prendre exemple sur le mouvement étudiant en ce qui a trait aux luttes à venir.
Cela étant dit, le mouvement étudiant, et particulièrement les deux grandes fédérations étudiantes collégiale et universitaire du Québec, n’est pas exempt de tout reproche. Il n’est pas normal que le mouvement étudiant ait été pris de court face à la coupure de plus de 100 millions de dollars et que la mobilisation générale ait duré plus de six semaines. L’entente de principe issue de cette grève est aussi critiquable. À partir de ma propre observation participante, de même que par le biais d’une analyse des discours et des stratégies employées durant la grève de l’hiver 2005, je soutiendrai que la grève étudiante de l’hiver et du printemps 2005 a eu lieu malgré les deux grandes fédérations étudiantes collégiale et universitaire du Québec (fecq et feuq). Cette grève fut principalement le fruit du travail de base fait par quelques associations étudiantes et coordonné principalement par l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (assé) et sa coalition élargie (casséé). L’approche utilisée par les fédérations étudiantes quant à la revendication unique des 103 millions de dollars les a enfermées dans un esprit de concession face au gouvernement, malgré le rapport de force sans précédent que détenait le mouvement étudiant.
LES MODIFICATIONS À L’AIDE FINANCIÈRE AUX ÉTUDES ET LES MOBILISATIONS PRÉ-GRÈVE
Le Parti libéral du Québec (plq) arrive au pouvoir au printemps 2003. Le milieu de l’éducation, principalement à l’université, est alors (dé)tourné vers la très attendue commission parlementaire sur la qualité, l’accessibilité et le financement des universités, convoquée officiellement le 8 décembre 2003 alors que le projet de loi modifiant la Loi sur l’Aide financière aux études (afe) est encore discuté à l’Assemblée nationale. Celui-ci est sanctionné le 18 décembre, sans que le gouvernement ne consulte le milieu de l’éducation. Le projet modifiant le Règlement sur l’afe et découlant de la loi est déposé le 12 février 2004 pour consultation, moins d’une semaine avant le début des travaux de la commission parlementaire spéciale. Fait étonnant, les organisations étudiantes ne critiquent pas la décision du gouvernement.
Le 30 mars 2004, le ministre des Finances Yves Séguin dépose le budget dans lequel il retranche environ 63 millions de dollars à l’afe, alors même que les fédérations étudiantes prévoyaient plutôt un octroi de 30 millions de dollars supplémentaires[1] découlant du dernier budget fédéral. C’est le 30 avril 2004, dans le contexte de l’étude des crédits du ministère de l’Éducation, que Pierre Reid dévoile les hausses importantes des plafonds de prêts qui permettront finalement au gouvernement d’économiser plus de 100 millions de dollars.
Les directions des différentes organisations étudiantes mettent l’été à planifier la riposte. Dès le début d’août, « la feuq envisage d’importants moyens de pression[2]. » L’objectif de la feuq est de constituer une alliance la plus large possible afin de forcer le gouvernement à revenir sur sa décision. Parmi ses alliés du moment, elle compte la Commission jeunesse du plq, le chef de l’Opposition officielle, Bernard Landry, et même le chef de l’Action démocratique du Québec (adq), Mario Dumont. Pour le reste, lors de son congrès de la mi-août 2004, elle adopte un plan que l’on précise « secret[3] », dont l’objectif est dirigé vers la députation libérale. L’assé, quant à elle, élabore en congrès son plan d’action à la mi-août. Les associations étudiantes membres s’engagent alors à participer à différentes mobilisations, notamment contre le Forum des générations du mois d’octobre, de même qu’à évaluer les perspectives d’une grève générale. La fecq, quant à elle, entame une tournée nationale afin de mobiliser les étudiantes et les étudiants d’une trentaine de cégeps[4].
Plusieurs actions étudiantes seront organisées à l’automne, allant de la télécopie massive à l’occupation, en passant par la manifestation. L’assé lance le 27 septembre 2004 son ultimatum au gouvernement, le sommant de revenir sur sa décision avant le 23 octobre, faute de quoi elle « prendra tous les moyens nécessaires pour défendre le droit à l’éducation[5]! » Le mois d’octobre est surtout marqué par le Forum des générations du gouvernement Charest. Y participant, la feuq claque néanmoins la porte après que le Premier ministre ait refusé de faire une croix sur les compressions dans le régime des prêts et bourses. La fecq, aussi présente, quitte la réunion[6]. L’assé, quant à elle, organise une manifestation lors de la deuxième journée du forum. Le 19 octobre, la feuq rend public un avis juridique qui prétend que le gouvernement du Québec contrevient à l’entente sur les bourses du millénaire en augmentant les plafonds de prêts et pourrait donc être privé par la Fondation d’une somme avoisinant les 70 millions de dollars par année. Le directeur des communications de la Fondation ajoute même : « nous sommes là pour bonifier le programme d’aide financière aux études, pas pour le financer[7]. » Cette position va changer de manière radicale lors des négociations de l’entente de principe entre la fecq, la feuq et le gouvernement québécois.
En absence de réponse du gouvernement face à son ultimatum, l’assé lance l’appel à la grève générale le 1er novembre 2004. Le 19 est la journée la plus chargée du mois, alors que l’assé manifeste à l’occasion de l’ouverture du congrès du Parti libéral[8], et que la feuq publie les résultats d’un sondage Léger Marketing qui affirme que 73 pour cent des Québécoises et des Québécois sont défavorables à la compression gouvernementale[9].
Le début de la session hivernale est très agité. Il semble toutefois que la grève soit exclue par le président de la feuq, qui espère plutôt un refinancement lors du budget du printemps 2005. L’assé garde le cap vers la grève, alors que les actions locales sont poursuivies.
C’est lors d’un congrès de l’assé tenu à la fin janvier 2005 qu’il est décidé de former une coalition plus large, baptisée justement Coalition de l’assé élargie (casséé). En plus des associations membres, d’autres associations étudiantes universitaires et collégiales qui se conforment à certaines exigences (mandats de grève, revendications similaires, etc.) peuvent proposer et voter lors des instances de la casséé[10]. Il est également prévu de déclencher la grève dès que sept associations étudiantes auront des mandats favorables, « un geste que la Fédération étudiante universitaire du Québec (feuq) et la Fédération étudiante collégiale du Québec (fecq) jugent prématuré[11] » au tout début du mois de février. Pier-André Bouchard Saint-Amant exprime alors à nouveau l’horizon d’action et la patience exemplaire de son organisation : « le moment n’est pas propice selon nous [en plein milieu de la session, et encore loin du dépôt du budget du gouvernement][12]. »
Alors que la casséé commence à accumuler les mandats de grève et à susciter l’intérêt des médias, la feuq et la fecq rompent avec leur répertoire habituel d’actions. Le 16 février, les deux fédérations organisent une manifestation qui rassemble environ 150 étudiantes et étudiants à l’occasion du caucus des députés et députées du plq à Montebello, en Outaouais. L’objectif des fédérations est de défoncer la porte du Château Montebello afin de s’adresser aux élus et élues, « le coût de cette porte était même prévu dans leur budget de mobilisation[13]. »
C’est le 18 février que Jean Charest effectue un remaniement ministériel, envoyant Jean-Marc Fournier à l’Éducation et expulsant hors du conseil des ministres Yves Séguin, qui s’était montré ouvert à certaines revendications étudiantes. Quoi qu’il en soit, le président de la feuq, faisant preuve d’une naïveté à tout casser, déclare à moins de trois jours du déclenchement probable de la grève que « pour lui, le remaniement ministériel de vendredi pourrait changer la donne. “On veut attendre de voir ce que le nouveau ministre […] a à dire avant de prendre des moyens plus musclés[14].” »
LES REVENDICATIONS
Comme le déclarait sur les ondes de Radio-Canada Pier-André Bouchard Saint-Amant, la philosophie de la feuq vise à ne régler qu’un problème à la fois. En conséquence, les fédérations étudiantes ne réclament que l’abandon de la compression de 103 millions de dollars.
Les revendications de la casséé sont toutefois beaucoup plus larges : (1) le retrait de la réforme de l’Aide financière aux études, c’est-à-dire non seulement la compression, mais aussi la nouvelle loi et le nouveau règlement; (2) la fin de tout projet de décentralisation ou d’arrimage au marché du réseau collégial, surtout dans le contexte du dernier forum sur l’avenir du réseau collégial et des demandes pressantes de la Fédération des cégeps en ce sens; et (3) le tout dans une perspective d’éradication de l’endettement étudiant et de gratuité scolaire[15]. La casséé souhaite, de cette manière, dépasser la logique de « gestion de compressions[16] ». Elle veut aussi ouvrir un débat de société important, et maintiendra cette position durant tout le conflit, cherchant des alliances avec des groupes d’assistées sociales et d’assistés sociaux, notamment afin de dénoncer une coupure de 150 millions de dollars prévue à l’aide sociale. Le carré rouge, qui devient le symbole de la casséé, avait d’ailleurs été utilisé par une coalition opposée au projet de loi 57 modifiant la loi de l’aide sociale.
LA GRÈVE
C’est le jeudi 24 février 2005 que commence la huitième grève générale illimitée de l’histoire du mouvement étudiant québécois. Alors que l’assé organise une manifestation dans les rues de Montréal, qui rassemble un millier de personnes, la feuq et la fecq décident de faire le bilan de leur rencontre avec le ministre Fournier[17]. Il est consternant de voir la concurrence médiatique que livrent les fédérations à la casséé. Alors que la casséé diffuse son communiqué de presse à 11h22 pour appeler à un point de presse à 15h00[18], la feuq et la fecq diffusent le leur à 12h00 pour une conférence de presse à 14h30[19]. Que voulaient faire les fédérations étudiantes sinon nuire à la couverture médiatique de la casséé? De plus, alors que 30 000 étudiantes et étudiants des cégeps et universités débrayent, la feuq, la fecq et le ministre s’entendent pour un échéancier : « Il y a une fenêtre qui s’en vient pour régler la question [des prêts et bourses], et c’est le budget », a affirmé Jean-Marc Fournier[20]. Cette attitude des fédérations démontre qu’elles n’ont aucune intention de s’engager dans une grève générale à ce moment, et même qu’elles font tout pour la saboter.
La mobilisation prend un certain temps à s’orchestrer durant les premiers jours de la grève. La casséé appelle toujours à des manifestations et des actions militantes. La feuq décide, quant à elle, de lancer une publicité télévisée pour montrer les effets de la compression de 103 millions de dollars[21]. C’est dans ce contexte que le président de la feuq fait quelques timides pas en faveur de la grève, alors qu’il déclare qu’il « encourage les étudiants à prendre des mandats de grève en assemblée générale[22]. » Il est sans doute pressé par certaines de ses associations étudiantes membres, comme l’adeese-uqàm, dont les 5 000 étudiantes et étudiants ont adopté le déclenchement de la grève[23].
Le 3 mars, 50 000 étudiants et étudiantes sont déjà touchés par le mouvement de grève. C’est à ce moment que la présidente de la Fédération étudiante collégiale du Québec, Julie Bouchard, appelle les membres de sa fédération à déclencher la grève[24]. En apparence, c’est surtout le refus de négocier qui motive la fecq à débrayer, mais il ne faudrait pas exclure la montée en flèche du nombre de grévistes affiliés à la casséé. De plus, les deux fédérations étudiantes appellent à la mobilisation pour le 16 mars, alors qu’elles organisent une manifestation à Montréal.
Encore une fois, le 4 mars, alors que la casséé manifeste dans les rues de Sherbrooke, la feuq en profite pour dévoiler les résultats d’un nouveau sondage où, une fois de plus, près des trois quarts de la population québécoise désapprouve le gouvernement[25]. Le ministre Fournier accepte de rencontrer les représentantes et représentants de la casséé, mais maintient que « notre horizon, c’est le budget et c’est ce que nous avons convenu avec la fecq et la feuq[26]. » Selon la journaliste Louise-Maude Rioux Soucy, la feuq « n’envisage pas […] d’appeler officiellement ses associations à opter pour la grève[27] ».
Le refus du ministre Fournier, le 7 mars, de réinvestir la totalité des 103 millions de dollars exaspère les fédérations étudiantes. La feuq appelle, dès le lendemain et pour la première fois de son existence, ses membres à opter pour la grève[28]. À ce moment, 70 000 étudiantes et étudiants sont déjà en grève, dont 47 000 affiliés à la casséé. Ironiquement, la feuq appelle à la grève la journée même où la délégation de la casséé doit rencontrer Jean-Marc Fournier. Ce dernier décide de rompre le dialogue avec la coalition, prétextant le refus des délégués et déléguées (qui souhaitaient consulter les membres d’abord) de condamner des actes de violence survenus à son bureau de circonscription. En excluant la casséé, Fournier s’est débarrassé de l’organisation la plus combative du mouvement. Les deux fédérations étudiantes se lavent les mains de la décision du ministre et refusent de s’abstenir de négocier sans la casséé et ses 47 000 grévistes : « sans prétendre qu’elles représentent l’ensemble du mouvement de grève, la fecq et la feuq ne sont pas prêtes à un tel boycottage. La décision d’exclure la casséé appartient au ministre, se contentent de dire les attachés de presse des deux fédérations[29]. » Les fédérations ont alors la possibilité de prendre tout le crédit d’un éventuel règlement du conflit, et ainsi de délégitimer la casséé qui leur porte ombrage. Cette position a sans doute contribué aux résultats de la grève, qui auraient pu être tout autres. Du côté de la casséé, il aurait sans doute été possible de ne pas offrir une occasion en or au ministre pour l’exclure. Elle aurait ainsi pu négocier avec un véritable rapport de force et discréditer la démarche de concertation des fédérations étudiantes depuis 15 ans.
La feuq et la fecq acceptent une rencontre avec le ministre de l’Éducation le 15 mars, soit la veille de la manifestation la plus importante de l’histoire du mouvement étudiant. Sans doute que les directions des fédérations et le gouvernement espèrent pouvoir faire une annonce et que l’action du lendemain prendrait les allures de manifestation de la victoire, comme ce fut le cas en 1996. Les présidences des deux organismes quittent la réunion juste à temps pour apparaître aux bulletins de nouvelles de 22h00[30], préparant ainsi le terrain pour une manifestation gigantesque le lendemain, alors que plus de la moitié des étudiantes et des étudiants du Québec sont en grève, pour au moins 24 heures, le temps de participer à la manifestation, ou depuis le 24 février[31].
Effectivement, au moins 80 000 étudiantes et étudiants membres de la fecq, de la feuq, de la casséé et des associations indépendantes participent à la marche[32]. Avec tant de personnes dans les rues pour une seule manifestation et plusieurs mandats de grève en poche (environ 170 000 grévistes), la déclaration du président de la feuq le lendemain de la manifestation prend les allures d’une véritable gaffe. Celui-ci affirme devant les journalistes que la feuq pourrait être disposée à accepter une offre gouvernementale autour de 80 millions de dollars (au lieu des 103 millions retranchés qui constituaient leur objectif de campagne unique) si elle bénéficie à tous les étudiants et toutes les étudiantes[33]. Le président de la feuq était très conscient de sa bévue, et dans une entrevue « bilan de la grève », il déclare à la journaliste Marie-Andrée Chouinard : « je le savais, c’était clair : je venais de me mettre dans la m…[34] ».
Le 25 mars, les fédérations étudiantes affirment que le gouvernement du Québec pourrait bien se servir du 30 millions de dollars supplémentaires provenant du gouvernement fédéral pour réduire le plafond de prêt, citant même l’attaché de presse du ministre Fournier, Stéphane Gosselin, qui « avouait cependant qu’il n’aurait pas le choix de le mettre dans le programme de prêts et bourses[35]. »
L’ENTENTE DE PRINCIPE
L’entente de principe convenue entre le gouvernement et les fédérations étudiantes le 2 avril 2005 ne revient pas sur la compression de 103 millions de dollars imposée pour l’année 2004-2005. Elle prévoit cependant un retour de 70 millions en 2005-2006 et les 103 millions en 2006-2007, jusqu’en 2009-2010. Il s’agit donc d’une entente de 482 millions de dollars sur cinq ans (les coupures sur la même période auraient totalisé 515 millions, ou 618 millions si l’on considère 2004-2005). Tous les montants sont réinvestis dans l’abaissement des plafonds de prêts.
Des 482 millions de dollars réinvestis dans le programme d’Aide financière aux études, 342 millions proviennent directement du gouvernement du Québec. Un autre 100 millions, provient aussi de Québec, mais via le Programme canadien de prêts étudiants, soit approximativement 25 millions par année pendant quatre ans. S’il est vrai que le gouvernement du Québec peut se servir de ces sommes comme il l’entend, il s’agit néanmoins d’une concession de la feuq face à sa propre position en mars 2004 (voir note 1) et aussi d’une contradiction avec la déclaration de Stéphane Gosselin, l’attaché de presse du ministre Fournier (voir note 35), utilisée par les fédérations au même moment. La feuq et la fecq n’ont ici absolument rien gagné, la feuq donnant tout au plus une porte de sortie du gouvernement québécois en tant que stratégie de négociation.
La Fondation canadienne des bourses du millénaire participe aussi au règlement en ajoutant 40 millions de dollars sur quatre ans, renonçant à pénaliser le gouvernement québécois des 70 millions par an de l’entente de 2000. Cette contribution additionnelle est nébuleuse. La feuq prétend avoir réussi à convaincre la Fondation « d’ajouter les sommes de 40 M$ en échange d’un recul du gouvernement quant aux compressions de 103 M$[36]. » L’attitude de la Fondation est aussi contradictoire avec les propos de son directeur des communications, tenus en octobre 2004 (voir note 7). Il semblerait plus intéressant d’émettre comme hypothèse que la Fondation canadienne des bourses d’études du millénaire voulait venir en aide au gouvernement libéral dans l’embarras à Québec, démontrant du même coup que le fédéralisme canadien fonctionne à perfection. Aucunes compressions ne seront exercées suite à cette entente dans les cégeps et les universités, et le gouvernement doit modifier en profondeur le nouvel article 51 du tout aussi nouveau règlement sur l’afe.
Cette entente est loin de représenter un gain. Elle corrige sur deux ans une erreur d’une année. Dans les faits, c’est la feuq et la fecq qui reculent et non le ministre, puisque ce dernier n’ajoute, en fait, aucun montant additionnel par rapport à son offre du 15 mars 2005. Le fait que l’entente soit sur quatre ans rend à peu près impossible tout autre amélioration, ne serait-ce que l’indexation des dépenses admises, comme le recommande d’ailleurs le comité consultatif sur l’accessibilité financière aux études. Il est étonnant de constater que ce comité de conseil, composé de représentants et de représentantes du milieu de l’éducation, va plus loin dans ses analyses et recommandations que les fédérations étudiantes, censées défendre les intérêts des étudiantes et des étudiants.
CONCLUSIONS
Ironiquement, les commentaires les plus pertinents sur le travail des fédérations étudiantes pendant la grève de 2005 proviennent justement d’un ancien militant étudiant et de l’une des fondatrices de la feuq[37]. La première erreur des fédérations étudiantes, durant la grève, aura été d’accepter de négocier sans la casséé, la deuxième est de l’avoir fait de manière secrète alors que plus 250 000 étudiantes et étudiants suivent passionnément le conflit, dont près de 200 000 grévistes. Les fédérations étudiantes ont, pour troisième erreur, sacrifié un potentiel de mobilisation et de rapport de force pour conclure une entente somme toute insignifiante. Comme le témoignent les anciens militants et militantes :
Or, au moment où les étudiants jouissaient d’un appui populaire et d’un rapport de force sans précédent, il aurait été stratégiquement souhaitable de profiter de l’élan pour déborder des « 103 millions » et introduire un débat, voire une réflexion sociale élargie, sur les enjeux à plus long terme relatifs à la place de l’éducation au Québec (financement des universités, système des prêts et bourses, réforme des cégeps, endettement des jeunes, etc.)[38].
Comme je le soulignais précédemment, le président de la feuq affirmait que son organisation préférait régler un problème à la fois. Tous les autres problèmes sont alors repoussés dans le futur, et cette logique pousse le mouvement étudiant à régler dans le présent des problèmes occasionnés par l’absence de vision globale de l’éducation et la gestion de compressions par le passé. Ainsi, dans le cas de cette grève, la feuq a repoussé toute autre question sur le système d’éducation, incluant la dernière réforme de l’Aide financière aux études ou encore la question du gel des frais de scolarité. Par leur intervention auprès de la Fondation canadienne des bourses d’études du millénaire, la feuq et la fecq n’ont que renégocié l’entente de 1999-2000 afin de permettre au gouvernement de sauver la face et à la grève étudiante, encombrante pour les fédérations, de cesser. On peut également critiquer la teneur des alliances avec le Parti québécois, l’adq et la commission jeunesse du plq, la feuq choisissant sans doute d’oublier les centaines de millions de dollars retranchés en éducation par le Parti québécois, de même que la promesse électorale de l’adq qui prévoit le dégel des frais de scolarité[39]. Même la commission jeunesse du plq appuie le dégel des frais de scolarité, sans compter certaines positions antisyndicales. On doit toutefois reconnaître à la feuq ses efforts pour gagner l’opinion publique (sondages, publicité télévisée, etc.), mais comme en témoigne la dernière grève des infirmières québécoises à l’été 1999, il ne suffit pas seulement d’avoir l’opinion publique de son côté pour faire reculer le gouvernement.
Tout au long de ce texte, j’ai exposé les contradictions les plus évidentes de la fédération et son nombrilisme exemplaire, voire à certains moments son incompétence générale et celle de son président en particulier. J’ai également constaté que l’entrée en grève des fédérations n’a pas été motivée par l’intérêt de la lutte, mais par la nécessité de reprendre le leadership perdu aux mains d’une organisation plus combative, la casséé, comme ce fut d’ailleurs le cas en 1996 face au défunt Mouvement pour le droit à l’éducation. La stratégie des fédérations a également pour effet d’empêcher tout gain durable. Ainsi, la lutte sur les prêts et bourses sera à recommencer en 2010.
La seule organisation qui a véritablement mobilisé les étudiantes et les étudiants en faveur d’un enjeu de société, au delà d’une réduction budgétaire, est l’assé et sa coalition élargie. Elle a fait en sorte d’élargir le spectre des associations étudiantes grévistes, et d’améliorer leur coordination par le biais de la casséé. C’est à elle que l’on doit le mouvement de grève, et non aux fédérations étudiantes qui préféraient discuter avec le ministre plutôt que de mobiliser les étudiantes et les étudiants. Malgré quelques débordements, la casséé a été en mesure de mener des actions bien plus dérangeantes que les quelques rassemblements de la fecq et de la feuq. Cela étant dit, la position ambiguë sur la violence au sein de la coalition, compromis qui visait à rallier des associations étudiantes parfois disparates, devra être réévaluée, faute de quoi l’évolution de l’assé risque d’être compromise. La casséé a, par ailleurs, contraint les fédérations étudiantes à reconnaître le principe de la ratification par les assemblées générales locales.
Le gain le plus important de cette mobilisation de l’hiver et du printemps 2005 demeure sans aucun doute la mobilisation elle-même. Le mouvement étudiant a été en mesure de sortir de sa torpeur. Les étudiantes et les étudiants ont redécouvert la combativité et tout ce qu’elle implique, notamment les débats en assemblées générales locales. Comme par le passé, alors que les grèves générales produisaient une nouvelle génération militante, la grève de 2005 ne fera certainement pas exception. Il était plus que temps d’ailleurs, les militantes et militants de 1996 ayant déjà quitté le milieu. Certes, la lutte contre le Sommet du Québec et de la jeunesse en 2000 et celle contre le Sommet des Amériques en 2001 avaient produit des militants et des militantes; or plusieurs commençaient à s’essouffler. On peut vraisemblablement souhaiter que dans les années à venir, les exécutifs et les assemblées générales des associations étudiantes seront bien remplis, et que des comités de travail efficaces seront formés.
Une autre « tradition » avec laquelle la casséé et plus particulièrement l’assé renouent est la constitution de comités femmes et la préoccupation constante à l’égard de la question féministe au sein de ses instances, même en temps de grève. Dans plusieurs établissements, des militantes ont créé des espaces non mixtes afin de discuter de sujets qui les concernent particulièrement. Le milieu du militantisme étudiant, comme syndical ou populaire d’ailleurs, n’est pas exsangue du sexisme et du machisme, trop souvent même valorisé. Dans le contexte de la montée du masculinisme et de l’antiféminisme, ce type d’organisation et de souci est prometteur.
L’appui syndical aux associations étudiantes a été, par ailleurs, pour le moins timide. Mis à part quelques lettres, dons et apparitions médiatiques, les syndicats se sont tenus loin de la mêlée. Dans le contexte de l’impopularité phénoménale des libéraux, il aurait été possible pour les syndicats de s’attaquer au gouvernement Charest, ce qu’ils ont refusé de faire, malgré la proposition de la casséé visant à la tenue d’une grève sociale générale d’une journée. À ce chapitre, nous devons souligner la position du chroniqueur Gil Courtemanche :
La grogne étudiante, la perspective de compressions dans l’aide sociale et le spectre d’une camisole de force dans le service public auraient pu constituer les assises d’un premier front commun social dans l’histoire québécoise. Il est regrettable que les stratégies syndicales et les impératifs du maraudage aient pesé plus dans la balance que la vision sociale des centrales syndicales[40].
La couverture médiatique du conflit a différé chez les journalistes, d’une part, et chez les chroniqueurs et éditorialistes, d’autre part. Mis à part quelques exceptions, les médias ont appuyé les fédérations étudiantes ou le gouvernement, et très rarement la casséé, contribuant une fois de plus à défendre l’ordre dominant.
Malgré ses défauts, ses querelles et ses conflits, le mouvement étudiant a été uni dans la lutte. Des collaborations impensables il y a quelques mois sont aujourd’hui possibles. Malgré la division organisationnelle, les étudiantes et les étudiants forment bel et bien un mouvement social. Ce mouvement social a contribué à plusieurs gains pour la population québécoise.
Il est grand temps que le mouvement étudiant fasse un virage à 180 degrés et revienne à une politique plus combative, dans le cadre d’une tradition historique défendue par l’Union générale des étudiants du Québec (1963-1969), l’Association nationale des étudiantes et des étudiants du Québec (1975-1994), le Mouvement pour le droit à l’éducation (1995-2000; selon les années) et l’assé. Cette réflexion devra aussi être effectuée par les syndicats et les groupes communautaires, faute de quoi j’ignore comment la société québécoise pourra combattre les politiques néolibérales poussées par la mondialisation capitaliste et des gouvernements aussi arrogants que celui de Jean Charest.
Benoît Lacoursière*
NOTES
* L’auteur est titulaire d’une maîtrise en science politique de l’uqàm. Son mémoire portait sur les organisations, discours et stratégies du mouvement étudiant au Québec entre 1983 et 2000. Il a été membre du premier exécutif de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (assé).
1. Cf. Marie-Andrée Chouinard et Stéphane Baillargeon, « Des prêts plus élevés, des bourses plus chiches », Le Devoir, Montréal, 21 mars 2004, p. A3.
2. Presse canadienne, « Endettement étudiant : la feuq prépare une contre-attaque », Le Soleil, Québec, 3 août 2004, p. A4.
3. M.-A. Chouinard, « Aide financière aux étudiants : la feuq adopte un plan secret pour contrer Pierre Reid », Le Devoir, 17 août 2004, p. A3.
4. fecq, « La fecq mobilise les cégepiens du Québec lors d’une tournée nationale », communiqué de presse, cnw-Telbec, <www.cnw.ca/fr/releases/archives/august2004/30/c5102.html>, page consultée le 31 juil. 2005.
5. assé, « L’assé lance un ultimatum au gouvernement : la grogne étudiante ne fait que commencer! », communiqué de presse, cnw-Telbec, <www.cnw.ca/fr/releases/archive/september2004/27/c4057.html>, page consultée le 31 juil. 2005.
6. Cf. feuq, « Le gouvernement ne doit pas faire semblant d’être à l’écoute de la génération montante », communiqué de presse, cnw-Telbec, <www.cnw.ca/fr/releases/archive/october2004/09/c8952.html>, page consultée le 31 juil. 2005. Cf. aussi Robert Dutrisac et Tommy Chouinard, « Les étudiants claquent la porte du Forum des générations », Le Devoir, 14 oct. 2004, p. A8.
7. « Québec se prive de plus de 70 millions $ dans les bourses d’études », Le Droit, Ottawa, 19 oct. 2004, p. 22.
8. Cf. Clairandrée Cauchy, « L’opposition de la rue se fait entendre au Congrès du plq », Le Devoir, 20 nov. 2004, p. A4.
9. Cf. feuq, « Sondage Léger Marketing : le gouvernement Charest fait fausse route : 3 Québécois sur 4 s’opposent à la coupure de 103 millions au régime des prêts et bourses », communiqué de presse, cnw-Telbec, <www.cnw.ca/fr/releases/archive/november2004/19/c5327.html>, page consultée le 31 juil. 2005.
10. Cf. assé, « Grève générale illimitée étudiante, une nouvelle coalition étudiante se met en branle », communiqué de presse, cnw-Telbec, <www.cnw.ca/fr/releases/archive/january2005/31/c8746.html>, page consultée le 31 juil. 2005.
11. Guillaume Bourgault-Côté, « Des étudiants se préparent à la grève », Le Devoir, 1er févr. 2005, <www.ledevoir.com/2005/02/01/73866.html>, page consultée le 8 janv. 2005.
12. Ibid.
13. Caroline Touzin et Denis Lessard, « Le caucus des députés libéraux perturbé », La Presse, 17 févr. 2005, p. A11.
14. C. Touzin, « 25 000 étudiants et collégiens en grève illimitée dès jeudi », La Presse, 22 févr. 2005, p. A3.
15. On trouvera ces revendications dans plusieurs documents produits par l’assé et la casséé sur le site Internet de la première : <www.asse-solidarite.qc.ca> (page consultée le 3 août 2005).
16. M.-A. Chouinard, « Endettés, en grève, en colère », Le Devoir, 17 mars 2005, p. A1.
17. Cf. Maxime Bergeron, Sara Champagne et Denis Lessard, « Les étudiants en grève », La Presse, 25 févr. 2005, p. A5.
18. Cf. cnw-Telbec, « Association pour une solidarité syndicale étudiante », communiqués, <www.cnw.ca/fr/releases/orgDisplay.cgi?okey=24063&pos=10>, page consultée le 3 août 2005.
19. Cf. cnw-Telbec, « Fédération étudiante universitaire du Québec », communiqués, <www.cnw.ca/fr/releases/orgDisplay.cgi?okey=3042&pos=50>, page consultée le 3 août 2005.
20. M. Bergeron et al., op. cit.
21. Cf. G. Bourgault-Côté, « Les étudiants en grève veulent aussi rencontrer le ministre Fournier », Le Devoir, 28 févr. 2005, p. A2.
22. C. Touzin, « Grève étudiante générale illimitée », La Presse, 28 févr. 2005, p. A1.
23. Cf. Ibid.
24. Cf. Louise-Maude Rioux Soucy, « 60 000 autres cégépiens devraient être en grève d’ici la mi-mars », Le Devoir, 3 mars 2005, p. A5.
25. Cf. Ibid.
26. L.-M. Rioux Soucy, « La ligne dure contre les étudiants », Le Devoir, 4 mars 2005, p. A1.
27. Ibid.
28. Cf. Violaine Ballivy, « Un vent de 1968 souffle sur le Québec », Le Soleil, 9 mars 2005, p. A1.
29. C. Touzin, « La ligne dure avec les uns, l’ouverture avec les autres », La Presse, 13 mars 2005, p. A1.
30. Cf. Gilles Normand et Denis Lessard, « Bras de fer sur les prêts et bourses », La Presse, 16 mars 2005, p. A1.
31. Cf. Hugo Meunier et Marie Allard, « 200 000 étudiants en grève aujourd’hui », La Presse, 16 mars 2005, p. A6.
32. Cf. M.-A. Chouinard, « Endettés, en grève, en colère », op. cit.
33. Cf. V. Ballivy, « Les étudiants pourraient accepter moins que 103 millions $ », Le Soleil, 18 mars 2005, p. A1.
34. M.-A. Chouinard, « Des étudiants rompus aux médias », Le Devoir, 30 avr. 2005, p. A8.
35. fecq-feuq, « Les 30 M$ provenant du fédéral doivent impérativement être investis dans les plafonds de prêts », communiqué de presse, cnw-Telbec, <www.cnw.ca/fr/releases/archive/March2005/25/c8839.html>, page consultée le 31 juil. 2005.
36. feuq, « Fiche technique », <www.feuq.qc.ca/documents/fichetechnique.pdf>, page consultée le 3 août 2005.
37. Cf. Maryse Potvin et Richard Turmel, « Retentissement et errements du mouvement étudiant », Le Devoir, 8 avr. 2005, p. A7.
38. Ibid.
39. Action démocratique du Québec, Pour un gouvernement responsable, Plan d’action pour un premier mandat de l’Action démocratique du Québec, 1er mars 2003, p. 44.
40. Gil Courtemanche, « Petite révolution et occasion ratée », Le Devoir, 2 avr. 2005, p. B3.