La religion, menace ou héritage?
On entendit, comme autrefois à Jérusalem, une voix qui disait : « Les dieux s’en vont. »
Chateaubriand, Les martyrs
Il fut un temps, pas si lointain, où la société moderne paraissait à jamais dégagée de l’étreinte de la religion; c’était la conclusion à laquelle s’étaient rendus les nobles défenseurs de la laïcité en France, après deux siècles d’un âpre combat contre l’Église; c’était le vœu de nombre modernistes québécois, convaincus que la Révolution tranquille avait fini par sortir le Québec de sa gangue religieuse. Des deux côtés de l’Atlantique, on voit les vocations se tarir, des églises désertes, un clergé qui bat en retraite derrière des autels devenus des fardeaux pour des paroisses sans le sou. Mais aujourd’hui, un doute s’installe. La vague de la foi ne s’est pas entièrement retirée de la plage de la modernité. La France, fille aînée de l’Église, celle qui sous Pépin Le Bref sauva la papauté en péril, assiste, désemparée, au retour de Dieu dans la cité, non point parce qu’elle renaît au credo chrétien, mais par ses immigrés du Maghreb dont les plus radicaux brandissent le glaive d’Allah. La même stupeur a gagné le Québec quand, à l’instigation du gouvernement de l’État d’Ontario, Marion Boyd déposa un rapport favorable à l’institution de tribunaux religieux pour l’arbitrage des litiges familiaux. Le Québec fier de son droit civil laïcisé devrait-il à son tour se résoudre à mettre sur pied des tribunaux islamiques? Par ailleurs, si l’on met de côté le retour du religieux par l’Islam, que faut-il faire de ce passé chrétien, de cette civilisation dont nous sommes issus et que plusieurs, par triomphalisme ou par insouciance, mettraient dare-dare au rancart, dussions-nous raser les églises ou les convertir en copropriétés de luxe pour retraités du Nouvel Âge? Jadis sous l’emprise du religieux, ne serions-nous pas tombés sous celle de l’incroyance?
Bien d’autres questions fusent à l’esprit quand il s’agit de religion et de la place qu’elle doit tenir dans la cité ou la conscience collective. Sans prétendre que les textes du présent dossier les ont posées toutes, ni qu’ils offrent l’esquisse d’une réponse satisfaisante, nous croyons qu’ils ouvrent pour le public d’Argument des sentiers que la sortie — ou le retour? — du religieux obligera à fouler plus souvent. En ouverture du dossier, Daniel Tanguay, s’exprimant au nom de la génération des « mini-boomers », se désole du traitement, oscillant entre l’indifférence et la haine, que la société québécoise réserve à l’Église qui l’a engendrée. Il tire ce constat, certes sans nostalgie aucune de l’ordre ancien, au vu de la disproportion qui existe entre un anticléricalisme resté virulent et une Église à l’agonie. Cet acharnement serait le dernier sursaut d’une course à l’ultramodernité, qui laisse l’homme libre et nu, à laquelle aboutit la Révolution tranquille. Entré dans la culture postchrétienne, le Québec est redevenu un pays de mission, comme au temps de Brébeuf et de Marguerite Bourgeoys. Gilles Routhier fait entendre un autre son de cloche. Il nous met en garde contre la tentation de prononcer trop vite l’arrêt de mort du christianisme au Québec. C’est avoir les yeux rivés sur le présent que de ne pas situer les aléas de la foi dans l’histoire, riche en revirements. Avant d’embaumer le corps et de confier les lieux de culte, érigés en patrimoine national, à la collectivité, nous ferions mieux de considérer les divers usages auxquels se prêtent nos églises et leur rôle dans la communauté. Seules des solutions circonstanciées et pragmatiques assigneront une destination adéquate aux lieux de culte dont nous paraissons soudain encombrés. Gregory Baum poursuit la réflexion par une comparaison de la place occupée par le discours religieux au Québec, au Canada et aux États-Unis. Alors que dans les deux premières nations la société s’est sécularisée au point que l’irruption du langage religieux en politique surprend ou scandalise, aux États-Unis, les religions continuent de « fleurir », malgré l’apparente séparation entre elles et l’État. Devant la renaissance du pluralisme religieux en Amérique du Nord à la faveur de l’immigration arabe et musulmane, Baum s’interroge sur les divers sens que la laïcité peut prendre; au dogmatisme militant qui chasse tout référent religieux de l’espace public, il préfère le pragmatisme, qui observe une certaine tolérance à l’égard des manifestations publiques du religieux.
Les deux derniers textes abordent directement la question de la religion musulmane dans l’espace public. Tous les deux se réclament, à leur manière, d’une conception républicaine de la laïcité. Le texte didactique d’André Poupart fait le point sur les implications de la création — pour l’instant hypothétique — de tribunaux islamiques à la suite du rapport Boyd. Poupart rappelle les spécificités des législations ontarienne et québécoise et soutient que la venue de tels tribunaux — dotés de pouvoirs contraignants — constituerait une régression contraire aux valeurs protégées par notre droit. Au surplus, le droit civil québécois offre déjà de nombreuses libertés et garanties dont peuvent tirer profit les membres de toutes les religions. Enfin, Juliette Minces analyse les enjeux qui se cachent derrière les revendications véhiculées par les groupes islamistes en France. Forte d’une connaissance de première main de la réalité immigrante, Minces attribue la montée du radicalisme musulman, idéologie qu’elle considère « totalisante et totalitaire, parfois fascisante et raciste », à l’anomie des banlieues françaises où s’est concentrée, en ghettos, une immigration post-coloniale. En l’absence du droit et des solidarités de base, sous le regard d’une classe politique complaisante, les mouvements islamistes ont su prendre sous leur aile une jeunesse désœuvrée et sans repère. Minces livre ainsi un plaidoyer en faveur de la laïcité à la française, menacée par un prosélytisme qui masque son programme politique sous des habits religieux et qui ravale le statut et la dignité des femmes. Cette lecture de la situation française, qui ne manquera pas de susciter adhésions et contradictions, clôt le dossier, mais point un débat encore immense d’inconnu.
Marc Chevrier
Gilles Labelle