Le débat sur la laïcité, parti d’une affaire de voile islamique dans un établissement scolaire, et qui n’a pas vraiment cessé depuis la fin des années 1980, s’est déroulé et continue dans un contexte complexe où le déficit de l’intégration des immigrés et surtout de leurs enfants pose des problèmes réels. Ce débat a commencé dans une période de crise économique, donc de fort chômage, qui touchait plus particulièrement les populations de culture musulmane et en premier chef, les personnes d’origine maghrébine. Comme toujours dans les périodes de crise économique, se greffent les crises sociales et politiques. Ce sont des situations où le racisme, la xénophobie et les discriminations de toute nature s’accentuent à l’encontre des « étrangers » et de leurs enfants même Français.
L’ostracisme spécifique que subissent ces populations provient de ce que l’on peut appeler un « racisme colonial » (pour reprendre l’expression de René Gallissot, historien français de la période coloniale algérienne) qui se manifeste encore, plus de 40 ans après l’indépendance de l’Algérie. Celle-ci fut acquise à la suite d’une terrible guerre de huit ans (1954-1962) dont les traces n’ont pas été effacées, notamment dans certaines franges de la population française. Avant son indépendance, l’Algérie constituait trois départements français peuplés d’environ 10 millions de « musulmans » et d’un million d’« Européens » qui durent fuir l’Algérie indépendante, dans de difficiles conditions. Pour beaucoup de Français de la métropole comme pour de nombreux rapatriés, l’Algérie aurait dû rester française. C’est ce qui a produit ce « racisme colonial » dont il est fait mention plus haut.
Pourtant, l’immigration algérienne est fort ancienne puisqu’elle commence au début du xxe siècle et n’a fait que croître depuis l’indépendance. Jusqu’en 1974, il s’agissait essentiellement d’une immigration masculine, même si des familles s’étaient déjà installées en France. À partir de cette date, qui marque la « suspension de l’immigration » (la crise économique commence à se faire sentir), seul le regroupement familial sera autorisé. On voit alors affluer les épouses et les enfants, puisque les migrants risquent de ne plus obtenir de titre de séjour et de travail s’ils quittent la France pendant une certaine durée, comme ils avaient coutume de le faire auparavant.
L’arrivée des épouses et des enfants change la configuration de l’immigration. Jusque-là, les conditions de vie et de travail des immigrés étaient très précaires, et sans les syndicats et les partis politiques, qui dans certaines circonstances prenaient la défense des droits des immigrés, et sans les luttes des immigrés eux-mêmes (particulièrement pour améliorer leurs conditions de travail et de logement)[1], leur statut de travailleurs généralement non qualifiés « justifiaient » les discriminations dont ils étaient l’objet. En fait, ils étaient traités comme un sous-prolétariat, et ne devaient leur ascension économique qu’à leur travail et leur courage. Pourtant, beaucoup les considéraient comme les « classes dangereuses » qu’il fallait contrôler et tenir au loin.
Avec la restructuration des familles sur le territoire français, pour lesquelles rien n’avait été vraiment prévu, la question de leur intégration va se poser. Il faut scolariser des enfants qui ne parlent pas le français, développer les crèches et les maternelles pour les petits, revoir le parc locatif afin d’éradiquer les bidonvilles, faire donc en sorte que ces familles pauvres puissent vivre malgré tout correctement. Le plus difficile sera pendant longtemps la question du logement. Généralement, ce seront les municipalités les plus pauvres, principalement dans les banlieues où vivent déjà de nombreux immigrés de toute nationalité, qui seront amenées à construire des hlm (habitations à loyer modéré) tandis que les plus riches rechignent à l’installation chez elles de travailleurs étrangers, donc à construire un habitat bon marché. Il ne faut pas gâcher le paysage.
C’est ainsi que se sont constitués ce que l’on appelle improprement les ghettos, qui demeurent encore aujourd’hui davantage des ghettos sociaux que des ghettos « ethniques », même si on dénonce de plus en plus une « ethnicisation » de ces quartiers. Ajoutons que de nombreux Français ont préféré, dès que leurs conditions économiques le leur ont permis, quitter ces quartiers excentrés, souvent difficiles à vivre pour diverses raisons, manquant des infrastructures élémentaires pour en faire des lieux de vie agréables. Donc la proportion d’immigrés s’y est développée par rapport aux nationaux. Signalons que le processus d’évitement de ces quartiers est le même chez les immigrés ou leurs enfants adultes que chez les Français, dès que la chose est rendue possible au plan économique.
En fait, les « problèmes des quartiers » ou des « banlieues » a commencé à se poser d’une façon aiguë avec les enfants et les jeunes. Peu ou mal encadrés, malgré un nombre important de travailleurs sociaux de toute nature, issus de familles aux conditions très précaires et fortement assistées, dont le père était souvent au chômage depuis des années, un certain nombre de jeunes se sont constitués en bandes, vendant de la drogue et vivant de petits trafics et de petits ou gros larcins, contrôlant leur « territoire » face aux bandes des autres quartiers. Les forces de l’ordre, elles-mêmes mal formées et surtout peu préparées à ces situations, étant effrayées par la violence de ces jeunes mais aussi les traitant tous, voyous ou pas, avec un tel manque de respect et commettant des « bavures » trop fréquentes, même les plus intégrés des jeunes, ceux qui n’adhéraient pas à ces bandes, se sentaient solidaires face à la police. Devant une telle situation qui n’est pas typiquement française, les pouvoirs publics se sont émus et ont alors parlé de « zones de non-droit » qu’il fallait briser. Les plus virulents parmi ces jeunes étaient tout naturellement les Français d’origine maghrébine (la population française ne fait pas de différence entre Algériens, Tunisiens, Marocains) ou d’Afrique noire, qui n’avaient pas les mêmes raisons que leurs pères d’accepter les discriminations dont ils étaient l’objet ou dont ils se sentaient l’objet. Car parmi ces jeunes existe une mentalité de victime sur laquelle ils jouent habilement et que la Gauche, notamment tiers-mondiste, mais aussi un certain nombre de travailleurs sociaux, ont confortée. De cette mentalité découle un certain sentiment d’irresponsabilité et la conviction que tout ce qui leur arrive est « de la faute des autres ».
Naturellement, la situation dans ces lieux s’est dégradée, et avec une extrême droite relativement forte électoralement, les discriminations à l’encontre des jeunes et le racisme — souvent présenté aujourd’hui comme une « opinion » malgré la loi qui le pénalise — se sont développés et se manifestent dans les difficultés de vie qu’ont ces jeunes. Elles se constatent dans l’accès au logement, dans leur quête d’emploi même lorsqu’ils sont diplômés, ou encore dans les loisirs. La forte implication des travailleurs sociaux est peu efficace et le chômage aidant, les syndicats se sont fortement affaiblis et les partis politiques sont trop souvent absents sur place et parfois discrédités. Or ces structures étaient naguère, avec l’école, les vecteurs les plus efficaces de l’intégration des immigrés et de leurs enfants. Les problèmes des « quartiers et des banlieues pauvres » ont eu des effets dévastateurs sur certains jeunes vivant dans ces lieux, discréditant par ailleurs — du fait de leurs comportements de refus ou de révolte, par leurs échecs scolaires[2] et leurs petits trafics, la drogue, leurs violences et leurs « incivilités » — l’ensemble des populations de ces quartiers.
C’est dans un tel contexte que, dans les années 1980 (notons que cela coïncide avec l’arrivée au pouvoir des Ayatollahs en Iran), se développèrent des associations cultuelles islamistes, dans le cadre de ce qui a été appelé la « montée de l’islam », qui prirent le relais des structures locales défaillantes. Ils apportaient aide matérielle et parfois financière, soutien scolaire, encadrement des loisirs des jeunes, et principalement des garçons, cours d’arabe et de religion, et lancèrent les bases de revendications d’une plus grande visibilité des populations musulmanes. Sur ce dernier point, la revendication était parfaitement légitime dans la mesure où les croyants n’avaient que des salles de prière de fortune, de rares mosquées souvent installées dans des garages ou des caves transformées à cet effet, et des lieux de réunion indignes d’une religion devenue la seconde religion de France. Les municipalités étaient plus que réticentes à leur vendre ou louer des terrains pour qu’y soient construits des lieux de culte, craignant les réactions de leurs administrés. Quant aux associations islamiques, renforcées par l’aide qu’elles apportaient aux familles, elles se présentaient comme représentatives de toutes les populations d’origine maghrébine ou turques ou d’Afrique noire, comme si tous étaient des croyants et des pratiquants alors que tel n’est pas le cas, loin de là. Mais ces derniers, souvent fort éloignés de la religion en tant que pratique ou même athées, ne se manifestaient pas, probablement par crainte d’être ostracisés par leurs congénères. Dans un contexte de valorisation du « fait religieux », particulièrement lorsqu’on est de culture musulmane, il n’est pas bon de se déclarer indifférent. Pour les intégristes, on devient apostat, c’est-à-dire au mieux mis au ban, au pire digne de la peine de mort.
Très souvent, les édiles locaux ont laissé faire, se déchargeant sur ces gens, imams autoproclamés, qui n’avaient pas de compétences particulières si ce n’est une conception de la religion et de sa pratique très souvent inspirée de la Confrérie des frères musulmans d’Égypte, voire du wahabbisme d’Arabie saoudite, et parlant rarement le français. Plus tard, il y eut l’influence des terroristes algériens du Front islamiste du salut dont bon nombre de chefs (les émirs) s’étaient formés auprès des talibans en Afghanistan, et que les Algériens de France ou même les Franco-Algériens craignaient, notamment à cause de leur famille restée au pays.
Ils avaient de l’argent, étaient prosélytes et convaincants, et encadraient efficacement, comme toute secte bien constituée, leurs émules. Le discours, que les autorités françaises ne surveillaient pas vraiment, était partout le même, anti-occidental et, soit-disant, anti-impérialiste. C’est ainsi qu’ils se gagnèrent les tiers-mondistes et bon nombre de gauchistes.
Tout le mal-être que ressentaient certains jeunes dans le contexte décrit plus haut, provenait, selon ces prédicateurs, du fait qu’ils avaient abandonné la foi et qu’ils avaient accepté de se laisser « occidentaliser », reniant leurs ancêtres. Il leur fallait revenir à leur véritable identité, disaient-ils, qui était musulmane dans son acception la plus stricte et la moins ouverte. Comme si une identité n’était que religieuse et que la religion pouvait résoudre les problèmes économiques générés par « l’impérialisme ». Leur interprétation du Coran et des autres textes considérés comme sacrés est totalement littéraliste (c’est-à-dire que c’est la lettre qu’ils prônent et non l’esprit) et estime que toute réinterprétation du Livre est un blasphème. Mais en même temps, en prenant en main ces jeunes, ils assuraient une certaine forme de paix sociale que ne parvenaient plus à imposer les responsables de ces quartiers ni même la police. Les jeunes adhérents aux théories islamistes, souvent radicales, abandonnaient les trafics et surtout la drogue, et s’investissaient davantage dans l’école ou dans certaines activités caritatives. Les parents, tout en étant en désaccord avec l’idéologie dispensée par ces imams, et qui pratiquaient un islam tranquille, très imprégné des traditions de leurs pays d’origine, s’opposèrent rarement à cette prise en main, espérant qu’ainsi leurs jeunes échapperaient à la délinquance.
Or, il s’agit d’une idéologie totalisante et totalitaire, parfois fascisante et raciste. Mais qui ne l’adopte pas est décrété contre l’islam. Un islam très particulier. Parfois très violent. Évidemment, toutes les associations islamistes ne sont pas salafistes ou djihadistes (c’est-à-dire prêchant la guerre contre les musulmans qui d’adhèrent pas à cette interprétation de la religion et contre le monde occidental d’une façon générale). Mais souvent, c’est cet aspect qui attire certains jeunes, pleins de rancœur et de désir de revanche. En outre, de très nombreux jeunes ont pris fait et cause pour les Palestiniens et maintenant les Irakiens, ce que l’on peut comprendre, mais ont tendance à s’identifier à ces combattants et à transposer en France ou ailleurs les luttes de leurs modèles. Cela ne va pas sans poser le problème de l’antisémitisme, puisqu’on leur a appris que les juifs étaient responsables non seulement de ce qui se passe en Israël et en Palestine, mais qu’ils le sont également de la guerre en Irak. Certains prêcheurs en effet n’hésitent pas à faire ces rapprochements, et les méfaits de leurs « enseignements » se font sentir actuellement en France. Par ailleurs, les conditions des jeunes issus des immigrations maghrébines, noires-africaines, turques ou pakistanaises ont permis que se constitue parmi eux un terreau propice aux objectifs des islamistes radicaux. C’est particulièrement le cas chez les garçons, auprès desquels cette idéologie, même s’ils n’y adhèrent pas, redonne un sentiment de supériorité notamment sur les filles, ce qui les autorise, pensent-ils, à davantage les contrôler, particulièrement lorsqu’il s’agit des femmes de la famille.
Certains jeunes islamistes radicaux, garçons ou filles, en bons néophytes, se permettent même de contraindre leur mère à porter le voile et à critiquer leurs parents sur la façon qu’ils ont de pratiquer leur religion. Cela est particulièrement douloureux pour ces derniers qui voient non seulement leurs enfants leur échapper en introduisant d’autres solidarités, mais encore leur manquer de respect en inversant les rôles traditionnels qui veulent que les fils obéissent aux pères et aux mères et non l’inverse.
Les affaires de foulard s’inscrivent dans ce contexte, les jeunes filles n’étant évidemment pas épargnées par l’idéologie islamiste et recherchant elles aussi, peut-être, une réponse aux questions identitaires que se posent tous les adolescents. Au début, les autorités françaises n’ont guère cherché à savoir ce qu’il y avait derrière tout cela, sensibilisées elles aussi au « fait religieux » qui resurgissait soudain dans toutes les confessions. Des salles de prières se sont donc développées — ce qui était de toute façon normal et la moindre des choses pour une population de « musulmans »[3] estimée à cinq millions de personnes —, des mosquées ont été construites et les prédicateurs les plus télégéniques étaient couramment invités dans toutes sortes d’émissions de radio ou de télévision où ils étaient sensés représenter l’ensemble des musulmans de France. Ce qui n’était évidemment pas le cas de leurs opposants, parmi lesquels il y avait d’innombrables femmes, qui l’ont d’ailleurs prouvé par de nombreuses manifestations de rues contre l’intégrisme et contre le voile.
Il faut signaler aussi, car ce n’est pas anodin au plan idéologique, que parmi les invectives que leur lancent les islamistes radicaux, celle de « bougnoule de service » est particulièrement fréquente, insultante et très douloureuse[4].
Tous ces événements ont abouti à mettre la question de la laïcité sur le devant de la scène, puisque jusqu’à la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école — loi qui était devenue nécessaire pour mettre un coup d’arrêt ferme aux diverses provocations islamistes (les croyants d’autres confessions se montraient plus discrets), notamment dans les établissements scolaires —, le problème des vêtements islamistes des jeunes filles continuait à se poser, même si elles sont très minoritaires. Jusqu’au vote de cette loi, les chefs d’établissement étaient livrés à eux-mêmes et la plupart du temps, après de nombreuses discussions avec leurs élèves voilées et leurs parents, devant leur obstination, ils se voyaient contraints de les exclure de l’école. Les associations islamistes, quant à elles, bien organisées, accompagnées d’avocats efficaces, faisaient appel contre cette exclusion et la plupart du temps gagnaient le procès, au nom d’une laïcité que l’on voulait plus souple. Quant aux autres jeunes filles, la majorité qui, elles, ne voulaient pas de cet attribut, elles suppliaient leurs professeurs de les soutenir contre les sarcasmes, les insultes et les pressions des autres et de leurs amis.
La France a, de ce fait, traversé ces dernières années une période de débats soutenus sur la laïcité. Ce débat a un peu étonné les différents pays démocratiques qui n’en donnent pas la même définition.
Pour les Français, la laïcité concerne la séparation des Églises et de l’État dans le sens où les religions qui coexistent en France ne doivent pas s’ingérer dans les décisions de l’État et les lois de la République. La laïcité ne s’oppose pas aux religions, au contraire, puisqu’elle permet que toutes puissent s’exprimer également. La laïcité se situe en quelque sorte au-dessus du fait religieux, en toute neutralité, afin que toutes les confessions soient également respectées mais qu’elles demeurent dans le champ du privé et n’interfèrent pas dans les lois du pays valables pour tous. Chaque individu est donc libre de sa croyance ou non-croyance, mais ce n’est pas ce qui le définit en tant que citoyen.
Cette conception de la laïcité a permis aux différentes religions de cohabiter sans trop de problèmes et sans que ne s’installe une forme de communautarisme où l’appartenance à un groupe (religieux, « ethnique », etc.) prend plus d’importance et pèse davantage que l’intérêt général. Elle a permis que les individus soient tous régis par les mêmes lois, et non par les lois de leurs communautés — sauf à titre privé. Ainsi que l’écrit Henri Pena-Ruiz, « l’émancipation laïque requiert que les religions cessent d’être impliquées dans la puissance publique, c’est-à-dire une séparation stricte de deux domaines d’ordre différent, et non une négation de l’un au profit de l’autre[5]. »
Autrement dit, la religion est renvoyée dans le champ du privé, dans lequel elle a tous les droits de se vivre sans contrainte. Car la laïcité est un principe de droit politique. « La laïcité consiste à affranchir l’ensemble de la sphère publique de toute emprise exercée au nom d’une religion ou d’une idéologie particulière. Elle préserve ainsi l’espace public de tout morcellement communautariste ou pluriconfessionnel, afin que tous les hommes puissent à la fois s’y reconnaître et s’y retrouver. […] Avec la liberté, l’égalité et le souci de l’universel, l’autonomie de jugement et le pari de l’intelligence constituent des valeurs décisives de la laïcité[6]. »
C’est ainsi qu’elle se vivait grosso modo, malgré quelques entorses que notamment les juifs orthodoxes introduisirent avec le port de la kippa pour les garçons, la revendication d’une nourriture cachère dans les cantines scolaires, et plus récemment la dispense de l’école le samedi, ce qui a donné là aussi lieu à de nombreux débats contradictoires. Mais d’une façon générale, chrétiens, juifs et musulmans ou non croyants ne remettaient pas vraiment en question ce principe qui leur permettaient d’être tous traités à égalité, en tant que citoyens et non en tant que membres d’une communauté donnée. Les choses paraissaient tellement évidentes que les principes de la laïcité ne faisait plus l’objet d’un enseignement digne de son importance.
C’est à Creil en 1989, dans un collège de cette banlieue parisienne, que le problème a commencé à se poser lorsque du jour au lendemain, deux jeunes filles se présentèrent voilées. Cela ne s’était jamais vu. Le proviseur de l’établissement, après de longues et vaines discussions avec ces deux élèves et leurs parents décida en fin de compte de leur exclusion, pour non respect de la laïcité. (Il est à noter que le Consulat du Maroc s’en mêla et parvint à convaincre les parents et les jeunes filles d’abandonner ce vêtement « religieux ».) Depuis, dans la société française, le débat n’a pas cessé.
Parmi les non-musulmans, nombreux sont les tenants du voile qui ne tiennent pas compte de ce que symbolise le voile et qui ne mettent l’accent que sur le droit pour les élèves à une expression religieuse. Ils insistent aussi sur les problèmes d’identité et les difficultés d’intégration en France, donc sur les problèmes sociaux et politiques français pour expliquer ce phénomène. S’il ne s’était développé qu’en France, on pourrait peut-être s’arrêter à ce genre d’explications. Mais il s’agit d’un phénomène mondial dont l’objectif est tout le contraire puisqu’il s’oppose en fait à l’intégration des « musulmans » dans leurs pays de résidence et très souvent de naissance. L’objectif est en effet d’imposer dans les pays où vivent des minorités musulmanes les lois et les pratiques musulmanes telles que les définissent les islamistes, et que la société dans son ensemble se plie à leurs revendications.
C’est là que se pose la question de la laïcité telle qu’elle est inscrite en France et telle que j’ai tenté de la définir au début de cet exposé. En effet, si l’on accepte les signes extérieurs d’appartenance à une confession ou à une idéologie politique, il devient difficile de s’adresser aux uns et aux autres de la même façon sans tenir compte, même inconsciemment, de cette appartenance. Il devient également difficile pour les élèves qui s’affichent ainsi de se comporter d’une façon neutre, sans faire intervenir cette appartenance, soit pour récuser certains cours (les jeunes filles tentent d’être dispensées des cours de biologie, de gymnastique et de musique), soit pour les contredire au nom de leur appartenance en question. L’ouverture d’esprit et l’ouverture aux autres ne sont plus de mise. Or elles suivent les programmes de l’école publique, laïque et mixte.
Certes, le problème est complexe. Il touche à de nombreux facteurs, et peut donner lieu à des interprétations totalement fallacieuses à partir du moment où on revient sur les principes de la laïcité sous le prétexte de l’assouplir — sans se poser par ailleurs la question de savoir pourquoi il devenait soudain nécessaire de l’assouplir sous la pression grandissante des islamistes radicaux qui se sont mis à la contester.
Il est probable que le fort sentiment de culpabilité, généré par la période coloniale et par la façon dont on a traité en France les immigrés d’une façon générale, sentiment de culpabilité sur lequel les islamistes radicaux jouent à fond, y est pour beaucoup dans le soutien au voile islamique de la gauche tiers-mondiste française.
Beaucoup de ceux qui soutenaient que le voile devait être autorisé à l’école mettaient sur le même plan voile des filles musulmanes et kippa des garçons juifs. Or il y a une importante différence de nature entre ces deux couvre-chefs.
Les arguments des uns et des autres, ceux des tenants de la laïcité telle que définie plus haut et ceux qui estiment qu’il faudrait « l’assouplir » pour tenir compte de la « nouvelle » diversité des populations et des religions en France, pouvaient être également convaincants, mais ils ne se situaient pas sur le même terrain. Et d’abord les seconds ne voulaient pas admettre qu’il ne s’agissait pas d’un simple conflit franco-français mais au contraire d’une stratégie politique que l’on retrouvait dans tous les pays occidentaux et dont les effets sur la démocratie pouvaient devenir redoutables, en cherchant à imposer un statut particulier à une population donnée, et surtout en faisant tout pour briser une certaine cohésion nationale.
Pour les premiers, respecter les principes de laïcité, c’était permettre que l’égalité entre les sexes et la mixité soient préservées, alors que le port du voile, affirmation ostensible d’une appartenance religieuse, était non seulement une infraction au principe de laïcité, mais aussi à celui de mixité et d’égalité entre les sexes. Pour les seconds, la question était de savoir si les élèves étaient astreints à la même neutralité religieuse que celle qui était exigée des enseignants. Oui, répondaient les uns, non disaient les autres pour lesquels les élèves dans les établissements scolaires ont le droit d’exprimer leurs opinions.
Les tenants du voile n’y voient qu’une question religieuse, donc de liberté d’expression. Par ailleurs, l’un de leurs arguments le plus souvent mis en avant était que seules les filles étaient pénalisées, puisque seules visibles, tandis que les garçons, barbus ou pas, n’affichaient pas leurs signes d’appartenance, donc n’étaient pas exposés à des sanctions. C’est un argument qui certes se tenait, et un certain nombre de féministes le soutinrent au nom d’une discrimination inacceptable. Les adeptes masculins d’associations islamistes, forts de cet appui, manifestèrent leur soutien à ces jeunes filles, à la porte des établissements scolaires en déployant des banderoles sur lesquelles était écrit : « Leur foulard, notre honneur ». Cela aurait dû mettre la puce à l’oreille des féministes en question, car prétendre que l’honneur des hommes passe par le voilement des femmes est une curieuse conception de l’honneur — en tout cas de celui des hommes. Mais au nom de « la scolarité d’abord », elles firent partie de ces gens qui réclamaient une laïcité « assouplie » parce qu’il fallait tenir compte des transformations que la France avait connues avec l’afflux de familles étrangères, surtout musulmanes, au cours de ces 30 dernières années et s’adapter à cette nouvelle donne. Cela, à leurs yeux, faciliterait leur intégration. Voilà qui n’est pas prouvé.
Auparavant, jamais la question n’avait été posée de l’adaptation de l’école au « judaïsme orthodoxe » par exemple. Les juifs orthodoxes envoient généralement leurs enfants dans des écoles religieuses juives dont le programme d’ensemble est celui de toutes les écoles laïques, auquel s’ajoute évidemment les enseignements religieux. Les musulmans de France n’ont pas créé d’écoles de ce type, pour des raisons diverses, mais des cours coraniques se sont développés dans les « quartiers » et les banlieues, dispensés par des enseignants formés à l’étranger qui sont souvent davantage des prêcheurs que des professeurs ayant acquis une bonne formation en même temps que la connaissance des lois de la République. Les tenants d’une laïcité assouplie, qui n’en voyaient pas les risques, exigeaient donc tout d’un coup un traitement spécifique des musulmans de France au sein de l’école publique et ajoutaient à leur argumentation le danger de voir s’ouvrir des écoles confessionnelles musulmanes dont les programmes ne seraient pas conformes à celui des établissements publics, ce qui est une absurdité si l’on veut conduire les élèves jusqu’au baccalauréat qui est national. Si donc certains musulmans craignent l’influence de l’école publique sur leurs enfants ou leurs jeunes, ils peuvent toujours avoir recours à d’autres structures. Car il faut préciser qu’en France, ce n’est pas la scolarité qui est obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans, c’est l’instruction qui l’est. Si les familles peuvent prouver que leurs enfants suivent une instruction et les programmes scolaires en dehors d’un établissement spécifique, il n’y a pas de problème. (C’est d’ailleurs souvent le cas des Gens du Voyage.) En outre, il existe de nombreuses structures qui dispensent cet enseignement, y compris par correspondance.
Ajoutons que c’est la mort dans l’âme que les enseignants et les chefs d’établissement ont exclu des élèves. Et cela ne s’est jamais produit de but en blanc. Parfois les jeunes filles ont cédé, retirant ce vêtement à l’entrée de l’école. Ainsi le problème était-il résolu, surtout si le voile avait été imposé par la famille. Il est d’ailleurs à noter que certaines jeunes filles auxquelles le voile est imposé par la famille l’ôtent dès qu’elles sortent de leur quartier et ne courent pas le risque d’être vues, se maquillent et deviennent des jeunes filles comme les autres, pour se débarbouiller et se revoiler avant leur retour. Ni vu ni connu. Mais une telle situation contraint à des comportements hypocrites dont elles ne peuvent que souffrir.
L’alliance entre les divers intégrismes religieux réclamant une laïcité « mieux comprise » afin de respecter les convictions des élèves ne semble pas avoir troublé les tenants « laïcs » du voile à l’école. Pourtant, il s’agit là d’un signe qui ne trompe pas, surtout lorsqu’il s’agit des femmes.
C’est ainsi que les défenseurs d’un principe de laïcité inchangé se virent traiter de laïcard(e)s, d’islamophobes, non respectueux du droit de tout enfant à l’étude puisque des jeunes filles risquaient l’expulsion de leur établissement pour avoir voulu respecter leurs convictions. Face à ces invectives, il était répondu que la laïcité valait pour tous, qu’il n’était pas question de créer ou de renforcer le communautarisme, et surtout que la très grande majorité des élèves féminines de culture musulmane ne voulait pas porter le voile. Bien au contraire. Très nombreuses étaient celles qui demandaient notamment aux enseignants ou aux travailleurs sociaux de les aider à se défendre contre les pressions qui s’exerçaient sur elles tant dans leurs quartiers qu’en classe de la part des filles voilées et des garçons de même obédience qui les insultaient en les traitant « d’occidentalisées » (c’est en effet une insulte de leur part) ou de mauvaises musulmanes, voire de putains. Parfois, ces invectives s’accompagnaient de maltraitances et même de violences, au point que les filles de ces quartiers se sentaient obligées pour échapper à ces harcèlements de se camoufler dans des vêtements informes. Les islamistes radicaux ou simplement les jeunes gens désireux d’affirmer leur pouvoir sur les femmes y faisaient la loi. Devant cette situation d’une extrême violence y compris symbolique, une association mixte (hommes et femmes) s’est créée, « Ni putes ni soumises », qui se bat contre ces pressions intégristes devenues insupportables, et pour que les jeunes filles ne soient plus soumises aux diktats des « grands frères ». Cette association prône la laïcité et la mixité ainsi que l’égalité des droits entre hommes et femmes en toute circonstance, selon les lois de la République. Surtout, elle veut que les femmes soient respectées sur l’ensemble du territoire et qu’il n’y ait plus de lieux où elles sont contraintes de se conformer à ce que l’on y imagine être une « musulmane », c’est-à-dire une femme non « occidentalisée ». De là son appellation. L’existence de ce mouvement est important car il montre à la population non musulmane et musulmane qu’il existe des musulmans qui se démarquent fortement des islamistes radicaux (d’autres groupes existent, comme « Le Manifeste », qui ont les mêmes objectifs mais une pratique moins militante et plus réflexive) face au gouvernement français. Celui-ci n’a choisi pour interlocuteurs que les éléments les plus radicaux, en s’appuyant notamment sur les mosquées en créant un Conseil du culte musulman, dont les sections régionales pèsent plus lourdement sur les croyants moins anonymes. Or, comme l’écrivait le 17 février 2005 Antoine Sfeir, directeur de la rédaction de la prestigieuse revue Cahiers de l’Orient, « [l]a marginalisation politique et sociale d’une partie des musulmans de France, que certains appellent de tous leurs vœux, est en train de créer une sorte d’archipel de l’isolement, faits de quartiers dits sensibles et de zones d’ombre, où un autre consensus que celui de la République est souhaité, sinon appliqué. Avec le temps ces îlots auto-marginalisés sont appelés à devenir autant de bombes à retardement dont l’explosion pourrait menacer tous les acquis engrangés par les musulmans intégrés et tous les efforts pour promouvoir une coexistence dans le cadre de la communauté nationale et de la République française. » Et d’ajouter plus loin : « [la laïcité] n’est point comme aiment à le dire certains ministres de la République, “la liberté de culte”. C’est là la définition anglo-saxonne de la laïcité. Au delà de la séparation de l’Église et de l’État, la laïcité est avant tout le droit de croire ou de ne pas croire. Ce droit républicain inaliénable est celui de tous les citoyens y compris ceux qui professent la foi musulmane. La citoyenneté transcende l’appartenance communautaire, identitaire ou régionale : c’est ce qui fait de nous des citoyens égaux. » Mais la vraie question est de savoir si le port du voile est réellement une affaire religieuse.
Ce n’est donc pas un hasard si la question du voile est devenue si importante en France. Elle l’est tout autant aujourd’hui dans les pays musulmans. Car cet attribut féminin qui est sensé marquer la soumission des femmes aux « principes religieux musulmans » introduit partout la question de la laïcité face au développement de la mouvance islamiste radicale. C’est ainsi qu’il s’est développé en Turquie avec les courants islamistes radicaux contre la laïcité d’État qui remonte au début du siècle précédent. Ailleurs où les islamistes radicaux sont devenus influents, dans un contexte de lutte comme en Palestine, les femmes se sont revoilées ou l’ont été pour marquer leur soutien aux combattants qui ont pris la religion en otage (Hamas, Hezbollah, etc.), alors que la question palestinienne est une question politique et que la majorité des Palestiniens, jusqu’à la création des groupes combattants politico-religieux, étaient laïcs.
Partout où l’islam est devenu religion d’État, le voile a été imposé, y compris par la force. C’est le cas de l’Iran, de l’Afghanistan de la période des Talibans, etc. Car le voile n’est pas un vêtement neutre. Il est porteur d’une symbolique qu’il faut connaître pour comprendre pourquoi il fait couler tant d’encre. Et de même que les islamistes radicaux dénoncent les pratiques religieuses traditionnelles des musulmans qui n’adhèrent pas à leur idéologie, de même le voile a pris chez beaucoup de femmes et de jeunes filles radicalisées la forme d’un uniforme, inventé par les islamistes et qui ne correspond en rien aux vêtements traditionnels féminins. C’est que les islamistes radicaux ont pris pour modèle de « vrai islam » celui qui sévit en Arabie saoudite, où des milices sont chargées de surveiller étroitement ceux qui ne vont pas régulièrement à la mosquée et qui les châtient lorsque leur absence n’est pas justifiée. Leur idéologie est loin d’être démocratique, c’est le moins que l’on puisse dire, et surtout elle charrie un prosélytisme de tous les instants et une idéologie dont un des éléments est la haine du monde occidental et sa chute. Le voile entre dans cette stratégie. Si on l’oublie, si on ne lui attribue qu’une valeur de manifestation de religiosité, on fait un sérieux contresens.
Car il faut insister sur le fait que le voile n’est pas un attribut religieux : la musulmane n’est pas sensée porter le voile par rapport à Dieu (comme les chrétiennes qui se couvrent les cheveux lorsqu’elles se rendent à l’église, ou les juifs la kippa, par exemple), mais par rapport aux hommes. C’est donc un vêtement qui a une valeur temporelle. Beaucoup des femmes voilées ne le savent pas et pensent qu’il s’agit d’une obligation religieuse, ce qui est parfaitement faux. Le voile ou ce qui en tient lieu est, d’une façon générale et depuis l’Antiquité, porté par les femmes libres, à partir de leur puberté, dans de très nombreuses régions du monde, généralement pour « protéger » celles-ci de la concupiscence masculine et du harcèlement sexuel. Le Coran, qui le dit sans équivoque, recommande certes de le porter mais ne dit pas explicitement ce qu’il doit cacher ou comment le porter ni ne prévoit de sanction contre celles qui ne le porteraient pas. (Ainsi, la femme ménopausée en est dispensée.) Or le Coran prévoit pour toute infraction aux bonnes règles de conduite religieuse des sanctions sur terre ou dans l’au-delà. Rien n’y est dit à ce propos contre la femme qui ne se voile pas.
En fait, le voilement des femmes provient de toute une conception de la femme, des représentations que l’on en a et qui exigent qu’un contrôle permanent soit exercé sur elles. Pour protéger la lignée certes (pas de relations sexuelles hors mariage, mort pour la femme adultère), mais aussi pour réduire leur malfaisance naturelle, rappeler leur impureté et leur infériorité par rapport aux hommes, infériorité marquée par toutes sortes de règles qui touchent à l’héritage, au témoignage en justice, à la répudiation et à la garde des enfants dont elles ne peuvent jamais être tutrices et à certains métiers (magistrates, par exemple) qui leur sont interdits sous le prétexte qu’elles ne sont pas, par nature, aptes à les exercer du fait de leur faiblesse intellectuelle. Le voile est destiné à protéger les hommes de tous les dangers obscurs que porte en elle la femme dont le corps, tout entier érotisé, est une menace pour tout homme étranger à sa proche famille. La femme, par définition, est faible, non fiable, soumise à ses pulsions, séductrice, hypocrite.
Le voile représente de même la séparation dans l’espace entre hommes et femmes et symbolise l’enfermement des femmes. Même s’il est des « féministes » musulmanes qui affirment le contraire et prétendent qu’elles ne portent ce vêtement que pour plaire à Dieu. Il s’agit, répétons-le, d’un attribut essentiellement temporel.
Même si de nombreux musulmans affirment que selon les textes sacrés les femmes ne sont pas inférieures mais complémentaires aux hommes, dans la plupart des pays même non régis par la Charia, la loi islamique, toute la législation relative au statut personnel indique leur infériorité par nature. Ainsi, elles peuvent être répudiées sur le champ, puisque c’est un droit unilatéral du mari, mais elles ont toutes les difficultés pour obtenir un divorce à moins d’être en mesure de racheter leur liberté en remboursant la dot que l’époux leur a versée au moment du mariage; pour témoigner en justice il faut deux femmes pour remplacer un homme; enfin la polygamie est toujours de mise. Comme on le voit, le statut des femmes n’est pas le même que celui des hommes. Certes, on a pu dire, à juste titre, que tout le pourtour méditerranéen a traité ainsi ses femmes jusqu’à très récemment. Mais en ce qui concerne l’islam, les règles qui viennent d’être énumérées sont contenues dans le Coran, considéré comme la parole révélée de Dieu lui-même, donc non amendable. Pourtant certains pays ont modifié ces règles, la Tunisie par exemple, ou la Turquie devenue laïque par décision d’Ata Turc. Il n’empêche que pour les islamistes radicaux politiques, il s’agit là d’une forme d’apostasie. D’une façon générale, hormis lorsqu’ils sont eux-mêmes au pouvoir (Soudan, provinces du Nord du Nigeria, Iran, Afghanistan des talibans, Pakistan, etc.), tous les autres régimes en place sont considérés par les islamistes radicaux comme ayant trahi l’islam « véritable » et devant donc être détruits, même l’Arabie saoudite, pourtant d’un rigorisme extrême, on le sait.
En Occident, ce que les islamistes radicaux recherchent, c’est que leurs adeptes se conforment à leurs injonctions et à leur enseignement qui s’appuie, quand ils sont un peu instruits, sur une interprétation littéraliste des textes sacrés, fantasmant sur l’âge d’or qu’aurait été la première période de l’islam, et sur l’imitation du Prophète tels qu’ils l’imaginent. Le Coran, à certains égards, est nettement moins rigoureux, puisqu’il dit « point de contrainte en religion ».
Pourtant, peu de personnes parmi les tenants du voile, musulmanes ou pas, ont posé la question de savoir pourquoi, brusquement, ce tissu, que les premières migrantes venues du Maghreb avaient pour la plupart abandonné, est réapparu et sous cette forme, y compris à l’école. Et pourquoi, jusque-là aussi discrètes que les croyantes des autres religions, respectueuses de la laïcité à l’école, leurs filles s’étaient soudain senties investies du devoir de se conformer aux « principes religieux » de l’islam, de chercher à convaincre leurs coreligionnaires de les suivre et comment elles ont trouvé le courage de chercher à l’imposer dans les établissements scolaires au nom de la liberté de conscience. Et pourquoi, fortes du soutien de ces associations et de leurs avocats, tenant toutes le même discours, en France comme à l’étranger, elles réclament, ainsi que les garçons d’ailleurs, qu’elles soient dispensées de certaines disciplines, telles la gymnastique, la biologie, les théories de l’évolution ou la musique, et pourquoi elles remettent en question certains programmes d’histoire (notamment celle de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah) ou de littérature, sous le prétexte qu’ils ne seraient pas conformes à l’enseignement coranique. En fait, l’école a été choisie parce qu’elle est le maillon faible : les islamistes radicaux sont des politiques plus que des religieux, qui connaissent les réticences des enseignants à exclure des élèves, quels qu’ils soient. Ils connaissent aussi leur fragilité face aux difficultés que peuvent rencontrer ces populations et qui rendent ces enseignants encore plus attentifs à elles. Mais les choses vont plus loin maintenant. Après l’école, ce sont les centres de soins, les hôpitaux, etc., qui connaissent des difficultés avec les intégristes : même en urgence, les femmes refusent de se faire ausculter et soigner par des hommes, et vice versa. Ainsi partout où ils pensent le pouvoir, ils essaient d’imposer leur loi, provoquant volontairement des ruptures avec l’ensemble de la société française. C’est comme si on voulait introduire en France, pour une catégorie spécifique qui aurait des droits particuliers, les mœurs d’Arabie saoudite, en réduisant toutes les écoles de l’islam et ses différentes interprétations et traditions à une seule, la plus rigoureuse pour les femmes particulièrement. Depuis les avancées des islamistes radicaux en France, dont les pouvoirs publics ne se défient pas suffisamment du moment qu’il n’y a pas de dangers d’attentats, la situation des femmes et surtout des jeunes filles a empiré. Il y a de plus en plus de mariages « arrangés » qui sont généralement des mariages forcés où les jeunes filles n’ont pas grand chose à dire. Cela entraîne des fugues et même des tentatives de suicide si leur entourage, notamment leurs enseignants ou leurs camarades de classe, n’est pas à l’écoute pour éventuellement intervenir. Parfois, ce sont les jeunes filles elles-mêmes qui en parlent, mais parfois on constate une baisse soudaine de leurs résultats scolaires, ou alors elles disparaissent brutalement et de façon non expliquée de l’école, et l’ont sait soudain que la jeune fille a été mariée, souvent dans le pays de ses parents où elle n’a aucun recours si elle refuse le mariage.
Les violences contre les femmes se sont accrues, de la part des garçons et des hommes, forts de leur « supériorité » ou plutôt de leur « prééminence » inscrite dans le Coran et les autres textes de référence. Il n’est pas rare non plus que des crimes d’honneur (notamment avec l’arrivée de migrants kurdes, turcs ou pakistanais) interviennent contre des jeunes filles « qui ne se sont pas bien conduites », commis le plus souvent par le jeune frère dont on sait que la pénalisation par la Loi française sera moins rigoureuse s’il est mineur. Certes, les traditions, souvent archaïques, ont été introduites en France, comme l’excision des fillettes africaines, clairement interdite par la loi (ce que les parents savent bien), ou la polygamie, également interdite en France. Mais contrairement à ce que pensent les tenants du « droit à la différence », toutes les traditions ne sont pas bonnes à protéger. C’est acquérir un esprit libre que de savoir celles qui peuvent perdurer et celles qu’il faudrait apprendre à rejeter. Le travail se fait lentement, car les mentalités sont longues à changer. Surtout en début d’immigration, quand beaucoup d’étrangers s’accrochent à leurs traditions ancestrales, même si souvent elles sont en voie de disparition dans leur propre pays d’origine.
Mais il est un fait certain et clairement observable : depuis que les islamistes radicaux se sont introduits et fortifiés en France, et probablement dans l’ensemble de l’Europe, la situation des femmes et leurs conditions de vie se sont dégradées, dans le cadre de leur milieu social. En l’occurrence, ce n’est pas lié à leur statut d’immigrés ou d’enfants d’immigrés. C’est le produit d’une idéologie patriarcale et machiste, totalitaire et violente, endogame, qui veut s’étendre sur tous les pays où se trouvent des « musulmans », en provoquant des ruptures avec les sociétés d’accueil, considérées comme perverties et dangereuses pour les femmes tout particulièrement. Or nos pays, pour diverses raisons, peut-être parfois démagogiques, n’osent pas affirmer leurs propres valeurs face à celles qu’affirment et veulent imposer les radicaux de toutes les religions et particulièrement les musulmans, comme si ces derniers méritaient, plus que d’autres, on se demande pourquoi, un traitement particulier et plus « tolérant ». Pourtant ce sont des valeurs qui donnent toute leur place aux individus, qui permettent à chacun de s’exprimer librement en tant que citoyens, qui leur reconnaissent les mêmes droits et qui, contrairement aux pays d’où viennent la plupart des immigrés, laissent chacun être lui-même sans interférer, bref ce sont des pays réellement démocratiques, même si ce ne sont pas des sociétés « idéales ».
Juliette Minces*
NOTES
* Juliette Minces travaille depuis de nombreuses années sur les immigrations en France et en Europe, et sur les jeunes issus de ces immigrations. Parallèlement, suite à des voyages partout dans le monde, elle s’est spécialisée dans le statut des femmes en pays d’islam. Elle a notamment publié Le Coran et les femmes (Paris, Hachette, 2003), La femme voilée (Paris, Calmann-Levy, 1990) et La femme dans le monde arabe (Paris, Mazarine, 1980).
1. Cf. Juliette Minces, Les travailleurs étrangers en France, Paris, Seuil, 1974, et La génération suivante, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2003.
2. Pourtant, en matière d’échecs scolaires, les diverses études montrent, et ceci depuis plus de 20 ans, qu’à condition sociale égale, les enfants d’origine étrangère réussissent plutôt mieux que les enfants français « de souche », notamment parmi les jeunes d’origine maghrébine et même africaine, compte tenu du fort investissement des parents dans l’instruction de leurs enfants.
3. Je mets des guillemets, car toutes les personnes de culture musulmane ne sont pas forcément des pratiquants, loin s’en faut.
4. « Bougnoule » est un terme nettement péjoratif que les racistes employaient notamment pendant la période coloniale, y compris en métropole, pour désigner les Algériens, puis les Maghrébins en général.
5. Henri Pena-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité?, Paris, Gallimard, coll. Folio actuel, 2003, p. 70.
6. Ibid., p. 72.