L’usage social actuel de la notion d’innovation appelle au moins deux observations. D’abord, la notion comporte une dimension incantatoire : l’innovation est partout. Sans les éliminer, elle tient souvent la place du changement, de l’invention, de la créativité, de la découverte, de l’originalité, de la nouveauté, voire du progrès, même si ce dernier terme est clairement démodé. Ensuite, elle change subtilement de sens sous l’impulsion des idéologies gestionnaire et économique. L’innovation, connotée positivement, y remplace dorénavant la notion, devenue péjorative, d’« obsolescence planifiée ». Mais la réalité recouverte par ces deux notions reste la même : créer des besoins de consommation à même d’absorber la production dont les cycles sont de plus en plus courts.
Cette notion gestionnaire, comme d’ailleurs l’ensemble de l’idéologie gestionnaire, pénètre lentement mais sûrement le vocabulaire des autres institutions, dont celui de l’université. Depuis quelques années, la notion d’innovation est en voie de recouvrir la planification de la recherche, donnant ainsi une légitimité renouvelée aux pressions mercantilistes et utilitaristes qui s’exercent sur l’université. Autrement dit, les politiques d’innovation développent la même vision utilitariste de l’université que les autres politiques des 20 dernières années, mais les recouvrent d’une chape anoblissante. Quel être raisonnable, en effet, pourrait-il s’opposer à l’innovation? L’innovation est donc en voie de devenir un impensé de la vie universitaire, une norme qui canalise le regard que l’on porte sur les choses et qui, surtout, guide les principes par lesquels on réorganise la vie universitaire, en même temps qu’elle devient, graduellement, l’échelle par laquelle on évalue ses résultats et ceux qui y œuvrent. Ce phénomène pose aux universitaires quantité de questions qui ne sont pas nécessairement nouvelles, mais le fait qu’une question ne soit pas « innovante » ne signifie ni qu’elle soit épuisée, ni qu’elle soit sans intérêt. J’en soulèverai trois ordres, sans prétendre à l’exhaustivité : des questions épistémologiques, des questions organisationnelles et des questions sur les finalités de l’université et de la recherche, plus précisément sur leur utilité.
Au regard des questions d’ordre épistémologique, il convient tout d’abord de souligner que toute idée originale, toute avancée dans la compréhension, ne peuvent pas se qualifier d’innovation. N’est innovant que ce qui est lucratif ou qui mène à une meilleure maîtrise des choses, et n’est innovant, par définition, que ce qui n’existe pas encore, ce qui est récemment découvert ou inventé, ou encore, n’est innovant que ce qui a été oublié et que l’on peut recycler en le présentant comme nouveau (par exemple, plusieurs idées gestionnaires présentées comme nouvelles sont en fait reprises de perspectives anciennes, notamment celle des « relations humaines »). L’usage de l’innovation fait symboliquement disparaître la distinction entre les découvertes et les inventions, ce qui facilite, par exemple, les arguments en faveur du caractère brevetable des connaissances et non plus simplement des produits dérivés ou des applications de la connaissance, la discussion sur les gènes étant un exemple patent de cette dérive.
L’usage compulsif de l’innovation pour caractériser l’activité de recherche (ou la science) est un peu incongru, parce que cette dernière est, par définition, une activité d’innovation et de renouvellement. Mais plus exactement, la recherche est une relation entre ce que l’on connaît déjà et ce que l’on constate ignorer et que l’on vise à savoir. La visée de la science ou de la recherche, c’est de décrire, de comprendre et d’expliquer des phénomènes. Les revues, les mémoires, les thèses, les livres regorgent depuis leurs origines d’idées nouvelles ou d’anciennes idées formulées autrement ou appliquées à des objets inédits. Ce qui n’empêche pas que nous passions — et c’est absolument indispensable parce qu’à défaut on réinvente la roue — une quantité incalculable de temps dans l’ancien et dans le connu.
Par ailleurs, le vrai et le faux (dorénavant des termes quasi dinosauriens!) ne sont pas dictés par la durée ou par l’utilité, mais par l’ajustement de propositions à des phénomènes auxquels ils font référence, selon des méthodes explicites, contrôlables et reproductibles (on pourrait dire, pour adopter un langage à la mode, « transparentes »). Cette proposition a été longuement débattue, il est vrai, mais la nouveauté et l’utilité n’ont pas à être érigées en critères absolus ou premiers de la qualité du travail des chercheurs parce qu’ils ne sont pas des critères adéquats de la distinction de la validité d’une idée ou de l’ajustement d’un énoncé aux faits qui s’y rapportent.
Enfin, l’avancement de la science repose sur une conception des travaux scientifiques comme choses publiques, statut qui permet leur réplication et la critique des résultats. Certains auteurs ont souligné qu’une partie des résultats de la recherche universitaire deviennent, dans le processus de leur commercialisation, des secrets industriels[1]. Par conséquent, les recherches subséquentes souffrent de la restriction de l’information. De plus, l’accès à ces résultats ne devient disponible qu’à ceux qui peuvent les payer, ce qui contrecarre l’accès du public de même que celui des autres scientifiques.
En plus des questions épistémologiques précédentes, l’innovation, ou la dérive utilitariste dont elle participe, sous-tend des normes relatives à l’organisation de l’université, notamment quant au rôle des personnes qui y œuvrent, quant à son fonctionnement et quant au contenu de la recherche. Sous prétexte d’« ouverture[2] », les universitaires sont sommés de se plier à ce que l’on désigne comme des « impératifs » de la nouvelle économie. Cette nouveauté n’est d’ailleurs jamais démontrée; elle agit plutôt comme un mantra qui fait taire la pensée plutôt que de la stimuler. Ce mot d’ordre de l’« ouverture » cache, sous une façade désirable et inéluctable, des normes contingentes et contestables. Par ailleurs, cet impératif d’ouverture constitue en réalité une fermeture à la contestation des finalités, à la recherche désintéressée, à l’engagement soutenu dans l’enseignement (particulièrement de premier cycle), à l’étude des classiques de la pensée, etc.
La première dimension organisationnelle de l’université innovante est celle de son personnel, le rôle central étant celui de chercheur innovant. Cela veut dire que les chercheurs doivent trouver des produits, des processus d’organisation, des idées de politique ou des faits qui les appuieraient, etc. Or, comme le remarque Marie-Hélène Parizeau[3], l’activité de recherche, ou encore le simple fait de poser des questions, ne veut pas dire qu’on trouve nécessairement, et le fait de ne pas trouver n’invalide pas l’activité elle-même.
La norme d’innovation demande également aux universitaires de produire, produire et encore produire. Pour ce faire, on doit publier abondamment, briller dans les colloques, obtenir des subventions, établir des réseaux, etc. Les prouesses quantitatives des curriculum vitae favorisent l’obtention de subventions qui elles-mêmes gonflent les curriculum vitae, ce qui favorise la récolte d’autres subventions, et ainsi de suite.
De plus, l’universitaire est dorénavant exhorté, pour des questions de rapidité de production et d’efficacité de diffusion, incluant la vente des « produits » de sa recherche, à travailler en réseaux, en équipes, en partenariats. La recherche solitaire est dorénavant considérée comme une exception, et de toute manière peu créative, mais surtout moins « performante ». Quand l’amour des projecteurs et des réunions, qui n’est pas un mal en soi, devient critère d’évaluation du travail savant, est-on autorisé à penser qu’il y a confusion des genres?
Enfin le chercheur innovant est, de préférence, un expert inter-multi-pluri-trans-post-disciplinaire. De nos jours, être « seulement » sociologue, psychologue ou, pire, philosophe est démodé et, de toute façon, inadéquat pour penser la « complexité » du monde. Il faut donc être expert des troubles envahissants du comportement, du décrochage scolaire, des compétences relatives à l’employabilité, des nouvelles formes d’organisation du travail, etc. Bref, il faut être capable de dire à peu près tout sur un « objet » (sic) donné (donc être bien informé), et il importe assez peu, finalement, de maîtriser les cadres conceptuels et explicatifs propres à une discipline ou à une tradition intellectuelle (donc être bien formé). Cela appelle quelques remarques.
D’abord, cette conception de la pensée repose sur une grande confusion intellectuelle. L’employabilité, les nouvelles formes d’organisation du travail, les troubles envahissants du comportement, le décrochage scolaire, ne sont pas des objets, ce sont des phénomènes sociaux qui deviennent des problèmes sociaux (pardon, des « problématiques »), lorsqu’ils sont ainsi posés par une série d’événements, par les collectivités dans lesquelles ils se produisent et, surtout, par les décideurs gouvernementaux. Ils ne deviennent « objets » que par leur découpage, méthodologiquement circonscrit, dans un cadre conceptuel donné. Ensuite, le fait d’être « simplement » sociologue ou psychologue ou philosophe — ce qui, en passant, requiert des années d’études et de pratique —, n’a jamais empêché les êtres curieux ou intelligents de « transgresser les frontières disciplinaires », c’est-à-dire de se cultiver et de s’intéresser à la « complexité » des choses. On peut parfaitement être sociologue et sensible à la souffrance psychologique des gens, de même que réfléchir aux grandes questions existentielles. Cela ne revient pas à se prétendre capable de manier avec bonheur et dans un souffle unique les cadres de référence et les traditions intellectuelles propres à chacune de ces disciplines chaque fois qu’une question empirique ou théorique se pose. Une certaine réflexion épistémologique a mené beaucoup de gens de bonne volonté, aujourd’hui considérés comme dépassés, à la conclusion que les propositions sur le réel ont plus de chances d’être fondées, vérifiables et critiquables si elles sont circonscrites par un appareillage conceptuel et méthodologique rigoureux.
On voit mal par ailleurs, et peu importent les mérites et les démérites de l’inter-multi-pluri-trans-post-disciplinarité, quelle est la légitimité des prétentions à imposer un modèle unique de pensée pour réfléchir aux phénomènes naturels ou sociaux. S’ils sont complexes, justement, ne peut-on pas admettre qu’une multitude d’approches, sous certaines conditions de rigueur et d’explicitation, soient valides? L’inter-multi-pluri-trans-post-disciplinarité doit encore prouver ses mérites, mais les tenants de la néo-université se comportent comme s’ils avaient remporté la partie. Il est vrai que cette approche favorise beaucoup le dialogue du chercheur innovant avec ses partenaires.
Toujours en termes organisationnels, la norme d’innovation porte aussi sur le fonctionnement de l’université. Georges Leroux nous met en garde contre une logique qui est en voie de transformer les universités en entreprises transnationales de résolution de problèmes[4]. Dans ce contexte, l’université doit être axée sur le marché en étant au service de l’insertion des entreprises dans la concurrence mondialisée. On encourage les partenariats ou le maillage, ou encore les transferts (plus il y a de mots différents, plus ça fait sérieux et plus on a besoin de recherches pour en comprendre les « processus »), parce que l’on considère les universités comme des réserves de savoir et de main-d’œuvre compétente, deux soit-disant « ressources », dorénavant vues comme « stratégiques ».
Claire Polster fait remarquer que, comme on favorise des domaines prioritaires de recherche, on risque fort d’en arriver à une situation où les universités auront intérêt à ce que ces domaines stratégiques aient du succès[5]. Par conséquent, on aura tendance à y concentrer le financement, les embauches et les choix de recherche, ce qui aura, entre autres conséquences, celle d’y drainer les meilleurs candidats et les meilleurs étudiants. On risque de plus, ce qui est déjà entamé, de voir la réorganisation des organismes subventionnaires en fonction de ces priorités.
L’université innovante doit aussi axer son fonctionnement sur ses clients, c’est-à-dire d’une part ses étudiants qui viennent acheter des formations (en particulier pour améliorer leurs compétences professionnelles et se former à la recherche), et d’autre part les entreprises qui, outre leur souhait d’avoir un réservoir de main-d’œuvre formée, cherchent des « outils » et des « solutions » pour faire face aux « défis » qui se posent à elles, ainsi que pour concevoir des produits et améliorer les processus de production. L’université doit se tourner encore vers les gouvernements, car la science est conçue comme une instance d’ingénierie sociale en vue du « bon fonctionnement » de la société, lequel n’est jamais objet de délibération, comme le fait remarquer Florence Piron[6]. On semble en effet tenir pour acquis que quelqu’un, quelque part — probablement un expert —, sait ce qu’est le bon fonctionnement de la société et que cet idéal serait atteint moyennant les « outils » et les « ressources » nécessaires pour y parvenir.
Si cette logique est menée à son terme, l’université est confrontée à deux enjeux principaux. D’abord, elle risque d’être mise au service du commerce ou du gouvernement par les partenariats, ce qui signifie ni plus ni moins de devenir, à moindres frais et avec une moins grande stabilité, les départements de recherche et développement des entreprises ou les services de recherche gouvernementaux (la lecture des appels d’offre des organismes subventionnaires est, à cet égard, une source constamment renouvelée d’instruction). Ensuite, on peut craindre sa transformation en commerce qui cherche la rentabilité en vendant des produits sur un marché, les produits devant être entendus au sens large (par exemple, une technique d’organisation plus efficace ou la recherche relative au développement d’interventions gouvernementales peuvent être vues comme des produits).
L’innovation comme norme organisationnelle porte donc également sur le contenu de la recherche qui devient une marchandise ou une technique de gouvernement. L’étendue de ce qui est considéré comme de la recherche se réduit comme peau de chagrin. Ainsi, comme le fait observer Gilles Gagné, la production de synthèses dans un champ ou une discipline donnés n’est plus considérée comme de la recherche, pas plus que les préparations de cours[7]. La recherche, dans le modèle innovateur, se limite de plus en plus à des manipulations instrumentales et à des collectes utilitaristes de données. On privilégiera par exemple l’étude des facteurs susceptibles de produire des recettes qui mènent à l’innovation. On pourra également participer à l’élaboration des normes sociales, dont Piron souligne que c’est un des enjeux majeurs qui se posent aux chercheurs en sciences humaines dans le cadre des transformations de l’État[8]. Il faudra donc contrôler l’obésité (pardon, la « surcharge pondérale »), lutter contre le jeu compulsif, améliorer la productivité des entreprises, favoriser l’insertion nationale dans la concurrence mondiale, etc. Bref, on visera la recherche « utile », c’est-à-dire, pour les entreprises, celle qui améliore les produits, les « ressources humaines » et l’organisation et, pour le gouvernement, les connaissances nécessaires au développement de politiques et d’interventions.
Dans une telle conception de l’activité universitaire, les sciences humaines risquent fort d’être marginalisées encore davantage qu’elles ne le sont actuellement ou encore, d’être réduites au rôle de « sciences empiriques de l’individu[9] », à savoir l’accumulation de données sur les problèmes sociaux ou économiques en vue d’interventions visant à réduire les écarts à des normes. À l’époque où l’université n’était pas innovante, on débattait déjà de ces questions et l’on appelait ce genre de pratiques « contrôle social ». Le fait que cette approche soit promue au nom du « bien-être » n’y change rien.
Les arguments visant à convaincre les définisseurs de politiques et les bailleurs de fonds que les sciences humaines ont un rôle à jouer dans le mouvement innovateur général relèvent de la tentative, compréhensible, que ces disciplines ne passent pas dans le tordeur des rationalisations à tout crin. Le prix de cette défense, dont il faudrait voir si c’en est réellement une ou si ce n’est pas plutôt une autocondamnation, c’est que les sciences humaines devront, si les prophéties des innovateurs s’accomplissent, céder de plus en plus de terrain à l’utilitarisme et à la technique, au détriment de la pensée libre, du sens critique et de l’esprit, toutes choses qui prennent du temps à développer et qui n’ont aucune utilité immédiate, du moins au sens où les réformateurs l’entendent.
Depuis que les sciences humaines existent se pose la question de leur définition, de leur visée et de leur pertinence. Mais quand l’argent et la gestion du social entrent en scène de manière aussi impudique et effrontée, quand les décisions relatives à la recherche semblent de plus en plus dictées par des intérêts qui ne relèvent ni de la poursuite de la connaissance pour elle-même, ni de la curiosité désintéressée, ni du souci de préserver et de transmettre le patrimoine intellectuel de l’humanité aux générations qui nous suivent, il me semble que l’inquiétude est de mise[10].
L’innovation s’inscrirait dans une réflexion renouvelée sur la pertinence et l’utilité de la recherche universitaire. Concédons ce point. Toutefois, reconnaître que la notion naît d’une préoccupation pour l’utilité de la recherche n’équivaut pas à cautionner les fins qui l’inspirent, ni à reconnaître le bien-fondé de ses prémisses.
Il faut d’abord dire que tous n’ont pas une égale possibilité de définir ce qu’est l’« utilité ». Il s’ensuit que cette notion n’est pas neutre politiquement. Une fois prononcé le mot magique d’« utilité », rien n’est dit sur les processus et les rapports de force qui mènent à accorder les places dans les conseils de planification de la recherche, de financement des fondations et des organismes subventionnaires. Et l’on n’a pas discuté des moyens par lesquels tout ce beau monde pourrait se prononcer en connaissance de cause.
De plus, des risques existent présentement de tout réduire et de tout évaluer à l’aune des critères d’utilité. Je suis loin de penser que la science et l’utilité sont exclusives, mais il me semble tout de même que la science ne peut être totalement absorbée par l’utilité sans perdre son essence. Plus clairement, la science n’a pas à être utile même si elle peut l’être. Et même si l’on privilégiait l’utilité, pourrait-on seulement prévoir l’usage futur des inventions et des découvertes scientifiques? Nathan Rosenberg demande si, par exemple, lors de l’invention du laser dans les années 1960, on avait prévu ses usages actuels[11]. Et que se serait-il passé si l’on avait encouragé ou financé exclusivement la recherche pour ses implications commerciales immédiates?
Les prémisses qui guident l’analyse sur le supposé nécessaire développement de partenariats sont à l’effet que la recherche universitaire était jusqu’à récemment enfermée dans une tour d’ivoire, ce qui est totalement faux, à moins que l’on ne définisse la tour d’ivoire comme un lieu relativement à l’abri de la cupidité humaine. De tout temps, il y a eu des penseurs, des chercheurs impliqués dans la cité, intéressés à ce que leur œuvre trouve diffusion et application. La tour d’ivoire est un mythe entretenu par ceux qui souhaitent mettre notre travail au service de leur profit ou de la gestion du social et qui veulent transformer l’université en tour d’argent.
En somme, je pense qu’évaluer l’université, la recherche, la science et la connaissance à l’aune de l’innovation telle qu’on l’entend aujourd’hui, c’est leur imposer des critères de jugement qui ne les concernent pas. L’innovation est une norme qui ne porte pas sur la validité de la connaissance ni sur la qualité des travaux évalués, mais bien sur des performances mercantiles et technocratiques n’ayant rien à voir avec la recherche ni avec l’enseignement. De plus, les programmes d’innovation pourraient bien, contrairement aux vertus qui leur sont accolées, inhiber la réelle imagination scientifique et technique parce qu’ils poussent les chercheurs, pour obtenir du financement, à choisir des sujets à la mode ou payants et qu’ils monopolisent plusieurs chercheurs autour des mêmes questions, ce qui limite la diversité des travaux.
En fin de compte, toutes ces contraintes vont à l’encontre de l’image du sujet autonome et réflexif qu’elles encouragent pourtant. En effet, pour être considéré comme performant dans ce système, il faut accepter des finalités hétéronomes et faire des choix stratégiques eu égard à sa carrière et, particulièrement, à son positionnement dans le choix d’« objets » à traiter. Bien sûr, la capacité d’agir indépendamment de ces normes ou selon une conception plus large de l’intérêt public existe toujours. Mais Polster observe que la nouvelle dynamique complique singulièrement cet exercice et en augmente considérablement les conséquences pour les chercheurs[12].
Le plus affligeant, d’un point de vue empirique, c’est que la promotion de ce nouveau modèle d’université repose sur des bases extrêmement fragiles, voire totalement inadéquates[13]. Il s’agit, le plus souvent, d’énoncés performatifs, qui n’évoluent pas dans le temps, mais dont la force de conviction tient au fait qu’ils sont constamment martelés. J’ajouterais que leur force de conviction tient également à la rénovation constante de leur vocabulaire, dont l’innovation fait partie, qui donne l’impression que l’on change constamment de sujet et/ou que la discussion progresse, alors que ce sont toujours les mêmes questions fondamentales qui sont remises en jeu, même lorsque les décisions sont déjà prises. Ces énoncés performatifs sont d’ailleurs basés, lorsqu’ils ont recours à l’épreuve des faits, sur la répétition des mêmes cas ayant peu de valeur de généralisation.
La force de ces idées repose donc sur la force des groupes qui les portent, en l’occurrence le milieu des affaires et une frange des bureaucraties étatique et universitaire. En effet, les défenseurs de l’innovation, malgré le caractère incantatoire de leur argumentation, ont encore à faire la preuve d’abord que leur diagnostic sur l’obsolescence de l’université « traditionnelle » est juste, et ensuite, si c’est le cas, que les transformations qu’ils proposent sont bel et bien une « solution » à ce « défi ».
Dire aujourd’hui que l’on est « en faveur du changement » nous classe quasi automatiquement dans le clan de la vertu et de la raison. A contrario, se prononcer en défaveur ou manifester des réserves par rapport à un changement, c’est déchoir dans l’archaïsme, le corporatisme, l’inconscience des enjeux, voire se faire étiqueter de dinosaure. Ce classement social a pour effet politique de mettre le contenu du changement à l’abri de la discussion et de discréditer, à bon compte, les opposants. Dans le champ universitaire, la notion d’innovation est un des plus récents avatars du changement, notion d’autant plus intéressante que l’étiquette qui en indique la substance est elle-même synonyme de changement.
Les discours sur l’innovation, et plus largement sur le rôle de l’université, opposent présentement l’autonomie et la pertinence. Pour ma part, je considère l’opposition de ces deux termes comme un faux dilemme qui enferme la pensée dans des catégories stériles. Il m’apparaît en effet socialement pertinent que l’université conserve son autonomie incarnée par la curiosité désintéressée, l’imagination et la liberté. Il est pertinent et utile qu’une institution soit le lieu de la poursuite de la connaissance en elle-même et pour elle-même, même s’il peut se produire que cette poursuite ait aussi des retombées plus immédiatement « efficaces » ou « utiles ». Et il est pertinent qu’un lieu de pensée critique et synthétique soit préservé au-delà des supposés « impératifs » commerciaux et technocratiques. Si Galilée, Pasteur et Aristote, et même Durkheim, Weber et Goffman vivaient aujourd’hui, pourraient-ils « faire carrière » dans la néo-université?
Chantale Lagacé*
NOTES
* Chantale Lagacé est doctorante en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Sa thèse porte sur l’exercice contemporain de l’autorité en milieu de travail sur la base d’une lecture critique des écrits gestionnaires sur le leadership.
1. Cf. notamment Claire Polster, « Canadian University Research Policy at the Turn of the Century : Continuity and Change in the Social Relations of Academic Research », Studies in Political Economy, nos 71-72, 2004, p. 177-199, et David Shenk, « Money + Science = Ethic Problems on Campus », The Nation, 22 mars 1999, p. 11-18.
2. Gilles Gagné, « À la recherche de l’université », Argument, vol. 3, no 2, 2001, p. 48-59.
3. M.-H. Parizeau, « Les universités et les sciences au service de l’économie? Analyse critique », Isuma. Recherche sur les politiques, hiver 2001, p. 123-132.
4. G. Leroux, « Entre substance et fonction. Les enjeux du concept de l’université aujourd’hui », Argument, vol. 3, no 2, 2001, p. 39-47.
5. C. Polster, op. cit.
6. F. Piron, « Savoir, pouvoir et éthique de la recherche », in A. Beaulieu (dir.), Michel Foucault et le contrôle social. Actes du colloque international de Montréal, Paris/Sainte-Foy, L’Harmattan/p.u.l., coll. Mercure du nord, 2005, p. 175-200.
7. G. Gagné, op. cit.
8. F. Piron, op. cit.
9. Idem.
10. Cf. Michel Freitag, Le naufrage de l’université et autres essais d’épistémologie politique, Québec/Paris, Nuit blanche/La découverte, 1998 (1995).
11. N. Rosenberg, « Keynote Address : Challenges to the Social Sciences in the New Millennium », Tokyo Workshop on Social Sciences and Innovation, ocde, 29 nov.-2 déc. 2000, publié en 2001, p. 7-22.
12. Op. cit.
13. Sur cette question, cf. Terry Shinn, « Nouvelle production du savoir et triple hélice. Tendances du prêt-à-penser les sciences », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 141-142, 2002, p. 21-30, et Michel Trépanier et Marie-Pierre Ippersiel, « Hiérarchie de la crédibilité et autonomie de la recherche. L’impensé des analyses des relations universités-entreprises », Actes de la recherche en sciences sociales, no 148, 2003, p. 74-82.