Le Québec n’échappe pas à la déferlante mondiale des réformes de l’éducation qui s’inspirent presque toutes de « l’approche par compétences » dont la particularité consiste à découper tout programme d’enseignement en comportements observables et supposément mesurables. L’adoption de cette idéologie de la performance par le ministère de l’Éducation[1] et ses satellites exerce une influence néfaste sur la relation pédagogique, les modalités d’intervention et celles d’évaluation, qu’il faut à tout prix dénoncer. Curieusement, le débat auquel nous assistons aujourd’hui a pris beaucoup de temps à prendre son envol[2]. Depuis plusieurs années, le discours est récurrent et contrasté : d’un côté, le mels qui dispose de moyens considérables pour conditionner l’opinion publique en faveur de « sa » réforme, et de l’autre, les syndicats qui se chamaillent entre eux et les enseignants qui ne savent plus où donner de la tête. Manifestement, l’heure est venue de situer le débat au-delà de la simple dispute. C’était le souhait que j’émettais déjà en conclusion d’un livre qui a provoqué de vives réactions de la part des inconditionnels de la réforme lors de sa parution[3]. Avant d’aller plus loin, il me faut souligner que cet article n’est pas une mise au pilori des sciences de l’éducation, mais bien une critique du pédagogisme[4] dont se nourrissent les rénovateurs, même lorsqu’ils nous annoncent qu’il ne faut plus parler de réforme mais bien de « renouveau pédagogique », selon l’expression du ministre québécois de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Il semble bien ne s’agir là que d’un habile camouflage politique destiné à calmer le mouvement de contestation. Dans les faits, cela ne change vraiment pas grand-chose à la réalité, comme on le verra plus loin.
Contrairement à ce que certains médias laissent entendre, les critiques envers la réforme de l’éducation ne datent pas d’hier. Pour bien en saisir le sens, il convient de rappeler de façon sommaire les principales étapes de cette réforme :
1992 — implantation laborieuse au niveau collégial de l’approche par compétences;
1994 — réforme de la formation des enseignants : le baccalauréat passe de trois à quatre ans (700 heures de stage); ajustements importants aux contenus des programmes; abandon du certificat de pédagogie pour les bacheliers de disciplines (français, mathématiques, sciences, histoire et autres);
1996 — parution du rapport de la Commission des États généraux sur l’éducation. Point de départ de la réforme actuelle : caractère organisationnel de l’école, nouvelles avenues pédagogiques souhaitées. La Loi sur l’instruction publique s’inspire largement de ce document;
1997 — parution de l’énoncé de politique : « L’école, tout un programme ». Révision en profondeur du programme : programmes d’études, parcours de cheminements scolaires modifiés. Lancement officiel de la réforme actuelle par Mme Pauline Marois, le 4 février;
1998-1999 — instauration des conseils d’établissement dans les écoles primaires et secondaires du Québec, qui accordent une place plus importante aux enseignants et aux parents dans la gouverne de l’école;
2000-2006 — implantation de la réforme en maternelle au premier cycle du primaire;
2005 — début, après un report d’un an, de l’implantation de la réforme au secondaire. La réforme de l’éducation change de nom : le mels parle maintenant de « renouveau pédagogique ».
Depuis le début de sa réforme, le mels a maintes fois « révisé » ses programmes sous la pression du Conseil supérieur de l’éducation, du Comité des programmes, mais surtout de celle de plusieurs syndicats qui sont montés aux barricades pour critiquer les excès gouvernementaux. Malgré les apparences, tout ce branle-bas n’a pas donné les résultats escomptés, car pour l’essentiel, le mels a maintenu et maintient toujours sa ligne de conduite, tous partis politiques confondus : imposer au système éducatif québécois, de la maternelle à l’université, une seule approche constituée d’un mélange indigeste de compétences attendues et d’un socioconstructivisme exacerbé. Ces « balises », pour reprendre un mot qu’affectionnent les novateurs, suscitent des réactions de plus en plus véhémentes de la part des enseignants, de certains syndicats et des parents qui, pour la plupart, voient dans cette réforme une vaste entreprise de démolition de « leur » école. Le débat se déroule désormais sur la place publique. Qui n’a pas entendu parler de la pédagogie du projet ou encore des bulletins scolaires dont les innovations frôlent souvent le ridicule? Bref, le mels s’acharne à vouloir imposer son point de vue de façon radicale, sans prendre en considération les résultats souvent préoccupants des élèves issus de la présente réforme en mathématiques, en sciences et en français, dont les journaux ont largement fait état ces derniers temps. Cet entêtement a de quoi surprendre! Pour tenter d’y comprendre quelque chose, il me paraît indispensable de situer cette problématique dans un ensemble plus vaste.
LE CONTEXTE : VERS LA GLOBALISATION DES SYSTÈMES SCOLAIRES
C’est un truisme, toute réforme scolaire obéit à des visées politiques qu’on aurait tort de ne pas prendre en considération. À cet égard, plusieurs critiques dénoncent le fait que les écoles dépendent davantage de l’économie que de l’État. Comme c’est le cas dans certains cantons suisses, dont celui de Zurich, les réformes scolaires se fondent de plus en plus sur des principes proches de ceux de l’industrie. Aux États-Unis, on parle depuis plusieurs années déjà de gestion centrée sur l’école. C’est une évidence, les systèmes scolaires se trouvent aujourd’hui à un tournant particulièrement difficile. Les forces politiques et économiques qui mènent le monde les enjoignent de procéder à la mise en place d’une éducation axée davantage sur les résultats que sur le processus éducatif lui-même, et d’un programme portant sur les matières de base : mathématiques, sciences naturelles et langues étrangères, souvent au détriment des notions culturelles. En France, comme dans la plupart des pays industrialisés, on parle de plus en plus d’un « socle », tantôt dit de connaissances, tantôt de compétences, constitué de rudiments de base, à faire acquérir à tous les élèves afin qu’ils puissent répondre aux exigences de la société de consommation. Tout ce qui n’est pas utile est rejeté de facto : c’est le triomphe du pragmatisme[5]. Dans le dessein d’imposer aux futurs citoyens que sont les enfants et les jeunes cette façon unique de penser, les pouvoirs publics de la plupart des pays industrialisés s’acharnent à imposer des réformes radicales selon une tactique commune qui rappelle celle de la « terre brûlée ». Surtout ne pas laisser de trace du passé! Leurs motifs ressortent entre autres de la conviction qu’il faut considérer l’éducation comme un service marchand international à inscrire dans la mouvance de la mondialisation. Force est de constater que derrière leur discours triomphaliste, véritable chant de sirène, se tapissent des réalités beaucoup moins reluisantes. À preuve, l’allégement des programmes scolaires, la réduction des exigences, le nivellement par le bas, la disparition des disciplines culturelles, pour n’en citer que quelques-unes. Somme toute, les novateurs ne sont que le fer de lance d’un pouvoir qui les domine presque entièrement, celui des forces du néolibéralisme. Convaincus d’être du côté des puissants, ils finissent par croire qu’ils peuvent avoir raison contre tous[6].
C’est ainsi qu’actuellement les enseignants se retrouvent face à un véritable dilemme : soit se soumettre à cette approche pédagogique calquée sur un modèle industriel réducteur, soit à contrario continuer à défendre une conception de l’enseignement qui favorise le développement de la personne sans pour autant négliger la transmission de connaissances. Le mels, depuis le début de la réforme, a consacré des sommes considérables à la « mise à jour » de la formation initiale et continue des enseignants. Cette formation revêt trop souvent la forme d’un véritable endoctrinement à un modèle unique, celui de 12 compétences attendues qui laissent trop peu de place aux connaissances disciplinaires. Pour toutes ces raisons, il me paraît essentiel de retracer, même de façon sommaire, les fondements théoriques qui sous-tendent cette réforme.
LES FONDEMENTS THÉORIQUES ET LEURS IMPACTS SUR LA FAÇON DE CONCEVOIR LE LIEN ENTRE L’ENSEIGNEMENT ET L’APPRENTISSAGE
L’approche par compétences suscite des débats enflammés, et pour cause : elle repose sur des fondements paradoxaux, voire antinomiques. Je n’insisterai pas sur la difficulté de s’entendre sur la définition du mot « compétence », véritable mantra des novateurs, surtout si on l’emploie au pluriel. Plusieurs auteurs ramènent cette notion à « une capacité de mobiliser diverses ressources cognitives pour faire face à des situations singulières ». Cette définition « valise » est devenue de plus en plus envahissante : elle sous-tend à l’heure actuelle presque tout le discours éducatif mondial. Les travaux de l’ocde, par exemple, en sont largement imprégnés. Réagissant sur le tard, Philippe Perrenoud, un sociologue suisse souvent cité par les responsables de la réforme, déclare qu’au Québec, « les novateurs ont trop tendance à tout mettre en compétences[7] ». Cette mise en garde tardive, qui ne fait à vrai dire que reprendre ce que plusieurs d’entre nous s’échinent à répéter, ne semble pas interpeller outre mesure les novateurs ministériels qui font la sourde oreille. La façon réductrice dont ils conçoivent l’éducation provient en grande partie de leur manie des « centrations », cette sorte de « pensée magique[8] » qui permettrait de résoudre tous les problèmes.
LA MANIE DES CENTRATIONS
Sans prétendre donner un cours sur l’histoire de l’éducation au Québec et sur les fondements épistémologiques sur lesquels elle prend appui, il me paraît indispensable d’en rappeler quelques points essentiels. Notons tout de suite que les novateurs font souvent appel à la notion de « centration » qui met l’accent sur un seul élément du champ pédagogique à la fois, et cela pendant des années. Les tableaux comparatifs dont ils abusent largement insistent sur les lacunes de l’école traditionnelle, d’une part, et les qualités de l’école dite « nouvelle », d’autre part. Cette façon dichotomique de procéder s’inspire à l’évidence des procédés utilisés par les tenants de l’École nouvelle au début du xxe siècle et de la « Progressive School » américaine dont Arendt a marqué les limites de façon exemplaire[9]. Les novateurs n’hésitent pas à dresser les camps : dans le cas de l’école traditionnelle, selon eux « digne de tous les maux », l’enseignant n’est qu’un « transmetteur de connaissances »; dans celui de l’école dite nouvelle, il joue le rôle d’« accompagnateur », de « passeur » et même de « relieur » (sic). Dans le premier cas, « il enseigne », dans le second, « il permet à l’élève d’apprendre ». Pour ce qui est de l’évaluation, dans le cadre de l’école traditionnelle elle procède par examens ou travaux à corriger par l’enseignant; dans le cas de l’École nouvelle, elle recourt en priorité à l’autoévaluation fondée sur des portfolios. Après l’enfant-roi, nous en voici à l’élève-roi dont les lendemains seront difficiles à assumer, à moins, ce qui est fort peu probable, que l’autoévaluation ne devienne une norme sociale.
Ce clivage entre l’école traditionnelle et l’école nouvelle, préconisé dans le cadre de la réforme actuelle, a conduit plusieurs enseignants à penser que la façon dont ils avaient enseigné jusqu’à l’avènement de cette réforme était entièrement ou presque à rejeter. Il est facile de comprendre les effets dévastateurs, démobilisateurs, de l’imposition d’une réforme qui part des sommets pour aller vers la base. Sans compter que les oppositions gratuites, pourtant reprises à satiété par les conseillers pédagogiques et autres représentants du mels, entre enseigner et éduquer ou encore entre enseigner et apprendre, ne réussissent qu’à semer la confusion. Manifestement, les responsables des programmes d’études souffrent depuis des années de la manie des « centrations ». Tout se passe comme s’il fallait s’en tenir à un seul aspect de la relation pédagogique à la fois, au détriment de tous les autres.
LA CENTRATION SUR L’ÉLÈVE
Au cours des années 1960-1970, dans le cadre de la plupart des systèmes éducatifs l’essentiel du processus éducatif, comme c’est le cas aujourd’hui, portait sur l’élève[10]. Cette centration prend ses racines dans le courant bien connu de l’École nouvelle, qui remonte au début du xxe siècle et conteste la transmission des connaissances au profit de l’épanouissement de l’élève, comme s’il n’était pas possible de « s’épanouir » tout en apprenant. S’inspirant de cette école de pensée, le Québec a expérimenté les fameux programmes cadres, au cours des années 1970-1980, qui réduisaient les descriptions de programmes à leur portion la plus infime. Les enseignants qui ont vécu cette époque avouent aujourd’hui avoir eu le sentiment d’être laissés à eux-mêmes, de se retrouver en terrain vague. Cette option ministérielle n’ayant pas donné les résultats escomptés, on est passé quelques années plus tard à une autre mode de centration, la centration sur l’apprentissage, dont il nous faut maintenant dire un mot.
LA CENTRATION SUR L’APPRENTISSAGE
À partir des années 1980 surtout, cette centration marque l’entrée en scène de la psychologie cognitive en éducation. Ce courant met l’accent sur les processus mentaux qui président à l’apprentissage. Il se rapproche à plusieurs égards du précédent : comme lui, il accorde à l’élève une part déterminante. Il s’en distingue cependant par son souci d’organiser les cheminements par lesquels l’élève doit passer pour acquérir des connaissances. Certains des tenants de cette approche insistent pour dénoncer le parti pris des tenants de l’école humaniste en faveur des dimensions affectives de l’éducation, et préconisent en lieu et place une reconnaissance des capacités intellectuelles de l’élève et la nécessité de l’aider à développer son « potentiel cognitif ». Mais là encore, les limites de l’adhésion à une approche unique se sont fait sentir[11]. « Ce n’est pas tout de savoir comment apprendre, encore faut-il apprendre quelque chose », déclarait un critique de ce mouvement. Et du reste, un autre mouvement se profilait dans la plupart des pays occidentaux, celui des compétences attendues.
LA CENTRATION SUR LES COMPÉTENCES ATTENDUES ET LE SOCIOCONSTRUCTIVISME
Faut-il le rappeler, l’approche par compétences est issue du taylorisme, du behaviorisme et de l’organisation du travail — en somme, du monde de l’industrie. Elle a envahi d’abord le système scolaire américain dès les années 1960, et elle est encore mise en opposition avec l’approche centrée sur la personne. Au Québec, comme dans de nombreux autres pays, cette approche a pris la forme d’une véritable obsession. Selon le mels, par exemple, tout programme de formation des enseignants doit être réparti en 12 compétences édictées par le mels, au risque de ne pas être agréé. De surcroît, pour compliquer encore plus les choses, les responsables de la réforme font appel au socioconstructivisme[12] développé par le psychologue soviétique Lev Vygotsky (1896-1934). Cette branche du constructivisme, comme on le sait, accorde à l’environnement social une part déterminante dans l’acquisition des connaissances. En l’appliquant de façon radicale au monde de l’éducation, les novateurs stipulent qu’on doit le moins possible enseigner à l’enfant, qui doit le plus possible être encouragé à apprendre par lui-même : il doit construire ses connaissances le plus possible en équipe de travail. « Ce qu’on enseigne à un enfant, on l’empêche de l’apprendre », disait Piaget (1896-1980) non sans un certain humour. Il n’en fallait pas plus pour que certains responsables pédagogiques en viennent à rejeter toute forme d’enseignement, de transmission des connaissances. « Cessez d’enseigner, laissez-les apprendre! », déclaraient-ils en chœur, dès le début de la présente réforme.
La tentative de synthèse que certains chercheurs ou idéologues proposent entre l’approche centrée sur les compétences attendues (sic) et le socioconstructivisme, ne tient pas la route. Comme je l’ai montré ailleurs[13], il ne saurait être question d’amalgamer des courants aussi différents sans tomber dans la confusion. Il n’est donc pas étonnant que les responsables de la réforme rencontrent certaines résistances quand ils se mettent en frais d’expliquer aux enseignants, aux directions d’école et aux parents, pour ne citer que les principaux intéressés, les fondements théoriques de ce mouvement de « rénovation » de l’éducation qui souffle le chaud et le froid. Les Américains, permettez-moi de le rappeler au passage, ont une longue pratique de l’approche par compétences, qui remonte aux années 1960. Appliquée largement aujourd’hui encore dans la plupart de leurs États, l’approche par compétences ne semble pas être, et de loin, la panacée tant attendue dans le domaine de l’éducation, si l’on en croit des analyses poussées sur la question[14]. Il ne se passe pas un mois sans que les journaux spécialisés ne fassent allusion aux limites d’une telle démarche.
LA RELATION PÉDAGOGIQUE
Mais revenons à la relation pédagogique, celle qui s’instaure entre l’enseignant et l’élève. Aux yeux des novateurs, cette relation se résume en termes lapidaires dont la dimension techniciste saute aux yeux. Selon leurs propres dires, « l’élève est responsable de son apprentissage et devient un apprenant […]. On s’attend à ce qu’il soit curieux, plein d’initiative et persistant dans les tâches qu’il a à accomplir, qu’il soit en mesure d’organiser son propre travail. Il doit acquérir de nouvelles informations; apprendre de nouvelles façons d’apprendre; savoir utiliser de nouvelles technologies dont le “software” comme instrument pour atteindre de nouveaux objectifs, Internet pour avoir accès à de nouvelles informations et les partager, avoir accès à la recherche ».
Toujours selon cette même source, « l’enseignant devient un facilitateur qui planifie et organise des activités, conseille, accompagne, encourage, soutient et apprend en cours de route. Il apprend en cours de route, fait des suggestions mais n’impose jamais, stimule la créativité, encourage le développement d’une pensée indépendante et enfin, soutient l’apprenant et tient compte de ses possibilités, forces, besoins et sentiments ». Ce sont là, à peu de choses près, les principes de base de l’École nouvelle dont je viens de parler. Il ne faut pas s’étonner des nombreuses difficultés qui peuvent surgir, quand il s’agit d’appliquer sans coup férir de tels principes, si généreux soient-ils, dans le contexte de l’école telle qu’elle est, avec ses classes surpeuplées, la violence dont elle est le théâtre et le manque criant de matériel pédagogique adapté à une telle approche.
LIMITES, RÉSISTANCES ET CRITIQUES
Toute réforme apporte avec elle son lot de tensions et d’inquiétudes, que les novateurs auraient intérêt à prendre en compte. La plupart du temps, les résistances naissent bien plus des maladresses des novateurs, qui sont trop souvent enclins à vouloir donner l’impression qu’ils ont trouvé la pierre philosophale, que du refus de changer des personnes soucieuses d’améliorer leurs pratiques. Il ne faut donc pas trop s’étonner du fait que cette réforme suscite de nombreuses critiques qui proviennent de plusieurs sources différentes. Déjà, lors de la Commission des États généraux sur la situation de langue française, un professeur d’université exprimait son inquiétude sur la façon dont le nouveau programme de français, basé avant tout sur la notion de compétence, néglige de parler de l’acquisition des connaissances. Que dire de ces nouveaux programmes, véritables salmigondis de compétences attendues et de leur application? Que penser de l’autoritarisme des novateurs? À maintes reprises, j’ai entendu des dizaines d’enseignants déplorer le fait que des conseillers pédagogiques et certaines directions d’écoles les enjoignaient de décortiquer les programmes d’études en compétences attendues et transversales, et d’éviter de transmettre des connaissances sous forme de leçons, de dictées ou encore d’exercices. La crainte de procéder à des exercices d’approfondissement des connaissances est devenue presque pathologique. C’est un peu comme si l’on pouvait apprendre par magie, du premier coup!
Dans un tel contexte, l’enseignement est de plus en plus considéré comme une activité secondaire, l’essentiel étant de rendre l’école intéressante et ludique. Le jour n’est pas loin où les enseignants devront demander l’autorisation de transmettre des connaissances à leurs « apprenants », à leurs « clients ». Mais c’est surtout la question de l’évaluation qui soulève le plus d’objection. Au tout début de la réforme, le Conseil supérieur de l’éducation estimait déjà que le projet de politique du Ministère laissait plusieurs questions sans réponse. Dès le 10 avril 2001, il pressait le gouvernement de clarifier ses intentions relativement au redoublement de classe. Le Conseil pédagogique interdisciplinaire du Québec, pour sa part, dans son avis sur la réforme (octobre 2000), déclare : « Il semble aussi important de nuancer la nécessité absolue de lier tout enseignement à l’acquisition de compétences. Ce serait, en effet, occulter, par le fait même, une bonne partie de la dimension culturelle et sociale de la formation qui ne s’exprime pas spécifiquement par l’acquisition de compétences ». Qu’à cela ne tienne, la machine était mise en route, il n’était apparemment pas question de l’arrêter! Pas plus qu’aujourd’hui, du reste.
EST-IL VRAIMENT TROP TARD?
Pas plus que quiconque n’ai-je de solutions miraculeuses. Je me risquerai tout de même à proposer quelques pistes de réflexion.
1. Éviter les oppositions inutiles, voire nuisibles. Cette façon de faire ne peut que conduire à un cul-de-sac. Il y a là un risque de dérive que certains de mes collègues du Collectif pour une éducation de qualité déplorent à juste titre, comme nous l’avons fait il y a plusieurs années, une vision réductrice, radicale, du constructivisme qui exclurait d’office tout autre mode d’acquisition de connaissances par l’élève. L’opposition entre l’école traditionnelle et l’école dite nouvelle n’a rien de mobilisateur. Elle ne sert qu’à entretenir le clivage entre tradition et modernité, alors que l’homme s’inscrit pour une bonne part dans une continuité marquée de ruptures, mais dans une continuité tout de même.
2. Accepter une position critique et dialectique. Cela signifie, en termes clairs, qu’il importe de développer une plus grande ouverture à l’analyse des pratiques actuelles. Qu’en est-il de la prise en compte des résultats de recherche ou d’observation concernant l’application des modèles proposés par les autorités ministérielles? Je ne vais pas reprendre ici les critiques qui ont marqué la parution des premiers résultats des écoles dites « pilotes ». Mais comment ne pas suggérer la mise en place de dispositifs d’évaluation plus rigoureux et longitudinaux quand il s’agit de vérifier la pertinence de démarches éducatives qui risquent de marquer des générations d’enfants et de jeunes. Cette proposition pourtant essentielle ne semble pas la bienvenue — qu’on en juge par le questionnaire que le mels faisait récemment parvenir aux enseignants.
Mais la critique doit aussi porter sur les fondements théoriques de la réforme. N’est-il pas assez curieux que certains novateurs ignorent totalement le fait que Piaget, le père du constructivisme, ne se soit jamais considéré comme un pédagogue? « Je n’ai pas d’opinion en pédagogie », déclare-t-il. « C’est au pédagogue de voir comment il peut utiliser ce qu’on lui offre[15] ». Encore faut-il qu’il soit assez doté de discernement pour ne pas confondre une théorie du développement structural de l’intelligence avec une théorie de l’apprentissage et de l’enseignement. Mais n’est-ce pas trop demander à ceux qui, portant leur ignorance en bannière, préconisent une solution unique à tous les maux? Pour un peu, la sur-psychologisation ambiante de l’enseignement, comme disent les Américains, finirait par faire croire qu’il suffit de connaître John pour lui enseigner les mathématiques!
3. Favoriser la diversité plutôt que l’application d’un modèle unique comme cela se fait actuellement. À l’heure actuelle, les universités du Québec, comme du reste la plupart des collèges, marchent au pas : elles ont endossé le modèle par compétences en rejetant à quelques exceptions près toutes les autres façons de procéder. Par crainte de représailles, ou tout simplement par manque d’esprit critique, elles évitent de remettre en cause les positions extrêmes que je viens d’évoquer. Cette frilosité de l’enseignement supérieur face au pouvoir établi augure mal pour l’avenir des universités. Il est à parier que leur mission culturelle et critique sera de plus en plus mise à mal. Cela tombe sous le sens : le refus de transmettre des connaissances ne peut conduire qu’à la négation même de la culture. Comment peut-on soutenir sérieusement, comme le font certains, que les élèves d’aujourd’hui pourront tout découvrir ou presque par eux-mêmes, par tâtonnement expérimental? Soumises aux impératifs économiques et aux pressions émanant de diverses instances sociétales, l’école et l’université perdent de plus en plus leur autonomie et, de ce fait, se voient menacées dans leur raison d’être. Fort heureusement, des voix de plus en plus nombreuses se font entendre pour défendre certaines avancées des connaissances humaines qui constituent des éléments clés de la culture.
CONCLUSION
Bref, il ne saurait être question de ramener l’éducation à la simple acquisition de compétences sous l’œil bienveillant d’un « accompagnateur », d’un « passeur » ou d’un « facilitateur ». Je suis convaincu que cette façon de procéder conduit à une vision marchande de la culture, une « McDonaldisation » des connaissances. Ce serait une erreur que de croire que la seule maîtrise des techniques et procédés d’enseignement et d’apprentissage se suffit à elle-même. La véritable compétence des enseignants passe d’abord et avant tout par une maîtrise la plus poussée possible des disciplines à enseigner. Cette évidence n’exclut pas pour autant une réflexion de tous les intervenants sur les fondements de l’acte d’apprendre, des modes d’enseignement les plus appropriés[16]. Comme on peut le constater, le parcours de la réforme de l’éducation québécoise se signale par des excès, des maladresses et enfin, par une volonté de forcer tout le monde à adhérer à une pensée unique inspirée du monde de l’industrie, celle des compétences attendues. En dépit de quelques concessions secondaires, comme celle qui consiste à permettre aux enseignants de chiffrer les résultats scolaires des élèves, la tendance au dirigisme se maintient. Oui, vraiment, le parcours de cette réforme ne laisse pas d’inquiéter tous ceux qui voient dans l’école autre chose qu’un simple outil d’asservissement! Enfin, il ne faut surtout pas berner les élèves en leur faisant croire que les projets passionnants qu’ils auront pu réaliser au cours de leur scolarité — s’ils n’ont pas été sous-tendus par des connaissances de base indispensables —, suffiront à les préparer adéquatement à occuper des emplois de haut niveau dans un monde de plus en plus exigeant et compétitif!
Gérald Boutin*
NOTES
* Gérald Boutin est professeur au Département d’éducation et formation spécialisées de l’Université du Québec à Montréal.
1. Désormais nommé ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (mels).
2. Avant même l’application officielle de la réforme, nous avions, une collègue et moi, dénoncé cette inertie. Cf. G. Boutin et L. Julien, « L’école québécoise aux prises avec les compétences : réforme ou dérive », Le Devoir (Montréal), 25 juin 1999.
3. Cf. G. Boutin et L. Julien, L’obsession des compétences : son impact sur l’école et la formation des enseignants, Montréal, Éd. nouvelles, 2000.
4. Il s’agit là d’une dérive qui accorde aux théories dites « psychologisantes » la part du lion en éducation, au détriment de la véritable pédagogie dont la visée est de faciliter l’acquisition des connaissances par l’élève. En France, ce néologisme fustige les excès des gourous de la « nouvelle pédagogie ». Les tentatives des ministres de l’éducation pour expliquer les réformes se sont soldées là-bas comme ici par des échecs ou, au mieux, par des demi-succès.
5. Cf. G. Boutin, « Les réformes de l’enseignement ou le triomphe du pragmatisme », l’Inconvénient, n° 18, 2004, p. 43-54.
6. À en croire l’un des pères de la réforme québécoise, les enseignants, tel l’âne de la fable, seraient dignes de tous les maux. Il faut, soutient étrangement cet ex-haut fonctionnaire du mels, les considérer comme responsables de l’échec de l’implantation de la réforme. Ils n’ont pas su, estime-t-il, la « prendre de front ».
7. La Presse (Montréal), 13 mars 2005.
8. G. Boutin, « La réforme scolaire : la pensée magique », La Presse, 24 mars 2005.
9. Cf. H. Arendt, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, trad. sous la dir. de P. Lévy, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1989.
10. Les auteurs d’un document ministériel intitulé L’activité éducative, paru en 1971, parlaient déjà de l’« apprenant » ou du « s’éduquant » (sic). Rien de nouveau sous le soleil.
11. C. Gauthier et al., « Du paradigme de l’enseignement à celui de l’apprentissage, ou les dangers d’une dérive », Formation et profession, vol. 7, n° 2, 2001. Son article dans L’annuaire du Québec 2006 (p. 340-344), « La réforme de l’éducation au Québec. Fallait-il aller si loin? », reprend en gros la même thèse.
12. Selon les tenants de cette école de pensée, il n’existe pas de réalité autre que celle que nous construisons à partir de nos représentations. Piaget a été le premier à élaborer un système psychologique autour de cette notion, mais en aucun cas avec l’idée de l’imposer au monde de l’éducation.
13. Cf. G. Boutin, « L’approche par compétences en éducation : un amalgame paradigmatique », Connexions, n° 81, 2004, p. 25-41.
14. Cf. D. Ravish, Left Back. A Century of Failed School Reforms, New York, Simon et Schuster, 2000. On peut lire sur le même sujet le livre de R. Legendre, Stop aux réformes (Montréal, Guérin, 2003).
15. J.-C. Bringuier, Conversations libres avec Jean Piaget, Paris, Robert Laffont, 1977, p. 194.
16. Cf. G. Boutin et C. Daneau, Réussir : prévenir et contrer l’échec scolaire, Montréal, Éd. nouvelles, 2004.