Dans son ouvrage sur l’université moderne, Alain Renaut écrit : « S’il est un spectre qui hante la conscience académique, c’est bien celui de l’université allemande[1]. » Il s’agit pourtant de l’université moderne, de celle qui, au moment de sa création (1810) et comparée à son ancêtre, faisait aujourd’hui figure de modèle. En effet, l’université moderne s’est affranchie des pouvoirs religieux en adoptant, comme fondement, la Raison cherchant le savoir. Elle s’est libérée des préoccupations de l’utilité sociale et économique, soit la formation de praticiens des professions libérales, pour se donner, comme mission, la formation de savants. Enfin, du point de vue de la pédagogie, l’université moderne instaurait l’intégration des activités de transmission et de développement du savoir. Comment, dès lors, cette université peut-elle aujourd’hui se présenter sous forme d’une revenante? D’abord, je dessinerai les traits du fantôme, tel que l’ont vu deux professeurs du temps, Nietzsche et Weber, puis tel que le recteur Heidegger l’a fait disparaître — pour certains, pour un temps. Ensuite, je tenterai de voir pourquoi et en quoi ce spectre hante aujourd’hui la conscience d’un nombre important d’universitaires.
En 1871, avec l’Acte de fondation de l’empire allemand, Bismarck instaurait le iie Reich. L’université devenait, par la volonté de l’État, le porte-étendard de la fierté nationale, la servante de l’utopie impériale. Nietzsche constate : « la philosophie [...] a été bannie de l’université[2] »; les philosophes tels que Socrate — ces séducteurs de la jeunesse, ces taons et ces torpilles de la culture — ont été remplacés par des « ouvriers philosophiques », qui s’emploient à construire des programmes et des horaires de cours, à recenser, formuler, systématiser les valeurs dominantes appelées « vérités[3] ». La philosophie délaisse les énigmes de l’existence humaine pour s’occuper de questions historiques et philologiques : ce qu’a pensé ou non tel philosophe, si on peut lui attribuer avec raison tel ou tel écrit. Nietzsche constate que devenus fonctionnaires de l’État, les professeurs se heurtent à des sujets « sur lesquels s’inscrit un “Noli me tangere” », ceux, par exemple, qui touchent l’ordre social et l’armée[4]. Et de se prendre à penser : si l’ennui créé par l’enseignement de la philosophie universitaire était justement l’intention de l’État[5]? À qui lui demanderait : « Comment l’étudiant est-il relié à l’université? », Nietzsche répondrait : « Par l’oreille. L’étudiant écoute; très souvent il écrit en même temps; le professeur parle. Chacun, de son côté, entretient une infatuation d’autonomie[6] ». À ses yeux, une telle éducation produit des savants, des fonctionnaires, des affairistes, des philistins de la culture et le plus souvent un hybride de tous. Quant aux professeurs, ils sont devenus des savants privés de liberté intellectuelle et confinés à une spécialité étroite. Pressés de « produire », ils se font « barbouilleurs de revues[7] », opérant sur le principe que « plus il y a [de publications] mieux cela vaut[8] ». En somme, Nietzsche constate « l’influence déprimante » de ce qu’il appelle « notre scientifisme actuel » sur l’esprit. Il poursuit : « nos universités sont bien malgré elles, les véritables serres pour ce genre de dépérissement de l’esprit dans son instinct[9]. »
Pour sa part, Max Weber constate le nombre important de professeurs devenus inconditionnels de la cause impériale; les alliances entre l’université et l’État ne leur avaient-elles pas permis de prospérer? Mais, se demande Weber, à quel prix? À ses yeux, la docilité civile des universitaires finit par engendrer l’inaptitude politique. Séduits par Bismarck, les universitaires se leurrent sur l’étendue réelle de leurs libertés. Ils ne semblent pas avoir compris combien la promptitude à satisfaire le pouvoir met en péril l’intégrité de leur recherche et de leur enseignement. Ils ne semblent pas, non plus, voir que l’érosion des frontières entre ce que Weber appelle les visées du savant et les ambitions du politique[10] ont pour effet de promouvoir une nouvelle génération d’universitaires, celle des « opérateurs » (Geschäftsleute : business men) payés par l’État prussien, pour qui la chaire d’enseignement sert de « position » et de voix au sein du pouvoir[11]. Ainsi, pour accéder aux postes les plus convoités, « le point de vue des affaires (Business-Gesichtpunkte) et l’art de courtiser les puissants deviennent déterminants » (p. 32). Avec la succession des directeurs des Affaires universitaires, Weber considère que « le sort [des universités allemandes] est dans les mains de petits entrepreneurs (business men) » sympatiques mais sans grande envergure, dont le rôle aura pour conséquence d’établir un « marché » favorable à l’ascension d’« opérateurs » universitaires accommodants (p. 30). Weber constate que plus cet esprit s’inscrit dans les
mœurs, plus les facultés berlinoises perdent la liberté qui leur permettrait, au besoin, de « s’opposer à l’opinion publique ou à la volonté du gouvernement »; ne leur reste que celle « de choisir entre les moyens de faire bonne figure devant toute action abusive » (p. 31-32). En somme, constate Weber, étant donné le pouvoir omniprésent de l’État, la liberté universitaire est une illusion en Allemagne; on ne devrait plus parler de la « liberté de la science », puisqu’elle « n’existe que dans le cadre d’une orthodoxie politique et ecclésiastique; en dehors de ces limites, il n’en est point [...]. Admettons-le en toute franchise, mais ne nous leurrons pas au point de croire que l’on jouit en Allemagne d’une liberté intellectuelle et scientifique » (p. 60).
Avec l’arrivée au pouvoir de Hitler et la nomination de Heidegger comme recteur de l’université de Fribourg (1933-1934), s’instaure l’opération de « mise au pas » de l’université : étudiants et professeurs doivent concentrer leurs forces sur le but à atteindre, soit la réalisation du « destin allemand » — en clair, le triomphe de l’idéal national-socialiste[12]. Dans son discours d’installation, Heidegger assimile savoir universitaire et réalisation du iiie Reich[13]. Selon l’historien Ott, peu d’auditeurs ont compris le sens du discours, surtout dans ses passages cryptés sur « la volonté-de-l’essence » de l’université allemande, l’« essence du savoir » et la « mission spirituelle historiale du peuple allemand[14]. » On peut croire, pourtant, que les universitaires ont bien saisi la déclaration selon laquelle « science et destin allemand [devaient...] parvenir en même temps à la puissance » (p. 6-7). Il est plus que probable, aussi, que l’ensemble de l’auditoire ait très bien compris le sens des mots « péril », « urgence », « extrême nécessité », « combat », « force », « discipline », « engagement jusqu’à l’extrême ». Dès lors, annonce le nouveau recteur, la « tant-chantée liberté académique se voit chassée de l’université allemande ». Cette liberté était « inauthentique », puisqu’elle signifiait « l’arbitraire des projets et des inclinations [individuelles] » (p. 15). L’idée de liberté est désormais « reconduite à sa vérité », celle qu’elle prend au sein du régime national-socialiste. Pour les étudiants, la liberté authentique les renvoie à l’ensemble de leurs obligations envers l’État, par la discipline et le sacrifice; envers le peuple, par le service social; et envers la nation, par le service militaire. Quant aux professeurs, la disparition de l’inauthentique et « tant-chantée » liberté universitaire signifie l’alignement de l’enseignement et de la recherche sur le principe de la collaboration avec l’État (p. 17-18). Du point de vue administratif, Heidegger procède à l’« épuration » de l’université de Fribourg, conformément au décret sur les Juifs. Progressivement, les universités sont organisées sur le modèle du Führerprinzip : les recteurs-Führer désignés par l’État nomment les doyens-Führer. Témoin de cette restructuration, Joseph Sauer, vice-recteur mis à l’écart depuis la nomination du nouveau recteur, écrit : « C’est là l’œuvre de Heidegger. Finis universitatum. Et c’est ce Heidegger [...] que nous avons élu recteur pour qu’il apporte la nouvelle spiritualité de l’université[15]. »
Pourquoi et en quoi ce fantôme de l’université allemande devrait-il, aujourd’hui, hanter la conscience universitaire? Après tout, n’est-il pas lié à un temps bien révolu? Qui ne verrait les grandes différences, pour la liberté intellectuelle, entre le régime des deux Reich et celui des États de droit? Certains, pourtant, trouvent, dans la conjoncture sociopolitique actuelle, ample matière à vigilance. Pour John Cornell, le spectre de la corruption de la science sous les régimes totalitaires devrait porter les universitaires des démocraties libérales à bien examiner les conditions sociales, économiques et politiques dans lesquelles ils pratiquent la science[16]. Michel Freitag partage cet avis. À ses yeux, la réduction du concept de totalitarisme à des régimes historiques largement dénoncés sert trop facilement à masquer la forme douce d’un totalitarisme qui est d’autant plus efficace qu’il est diffus et impersonnel[17]. Ce qu’on appelle le Système a pour lieu de synthèse le marché. Le pouvoir absolu du marché tient au fait que l’éducation est axée sur les besoins de l’économie, que la recherche scientifique est branchée sur les intérêts des grands bailleurs de fonds, soit les gouvernements qui, de leur côté, ont lié leurs contributions à celles des grandes corporations et de l’industrie.
Pour ma part, j’ai parlé de la dictature du Marché souverain. À l’université, elle s’est installée sournoisement à travers ce que j’ai appelé « le newspeak[18] de la performance ». À l’université, le jargon de la gestion des affaires est plus et autre chose qu’un effet de mode. C’est un newspeak, et cela au sens orwellien du terme. En effet, nul mieux que George Orwell n’a montré le pouvoir idéologique du langage. Dans son roman d’anticipation, l’auteur présente le pays d’Oceania, où l’on parle newspeak. Devant les réticences du protagoniste dont il détecte la préférence pour le oldthink avec toutes ses nuances vagues et inutiles, le philologue Syme s’impatiente : « Ne vois-tu pas, lui dit-il, que le fin mot du newspeak est de réduire le champ de la pensée? La révolution sera parfaite quand le langage sera parfait[19] ». Au moment de la révolution néoconservatrice des Thatcher-Reagan, les autorités de la Nouvelle-Zélande l’ont bien compris; il faut, a-t-on décidé, forcer les universités à adopter ce langage, parce qu’elles finiront par y croire, même si au début elles résisteront fermement[20]. De leur côté, les universités britanniques et nord-américaines se sont mises à parler, écrire et enseigner le langage des affaires — sans résistance. En France, on parle aussi newspeak, mais en évitant les termes trop crûment corporatistes. Ainsi apprend-on que « [q]uand il reçoit une délégation d’universitaires, [...] Monsieur Chirac transpose désormais machinalement les mots-clés du libéralisme dans le langage du management éducatif : “émulation” pour concurrence, “autonomie” des établissements pour gestion entrepreneuriale, “évaluation et excellence” pour stimulation par l’intérêt matériel, “pilotage par projet” pour flexibilité et adaptabilité[21]. » Or, la langue pense à notre place; elle élargit ou rétrécit la pensée, transforme les sentiments, façonne les perceptions, moule les attitudes et module les rapports interpersonnels — d’autant plus profondément qu’on en est inconscient. Ce n’est pas pour rien que toutes les révolutions, les « tranquilles » comme les autres, ont instauré leur newspeak. L’actuelle révolution de l’université possède le sien; je ne m’attarderai pas ici[22] à faire état de ce lexique d’ailleurs bien connu.
L’actuel newspeak de la performance montre la mainmise du Marché sur l’université. Déjà, en 1946, l’économiste canadien Harold Innes écrivait : « quand les intérêts commerciaux dictent le type de recherche à faire ainsi que les moyens et les conditions de diffusion des résultats de la recherche, la crédibilité de l’université est en cause; vendre et acheter l’université, c’est la détruire et avec elle, la civilisation qu’elle représente ». En somme, considère Innes, en se soumettant aux lois du marché, l’université s’expose à la disparition de la liberté universitaire elle-même[23]. De son côté, Guy Rocher prévoyait, en 1969, que l’université contemporaine aurait à conquérir sa liberté — comme, d’ailleurs, a dû le faire celle du xixe siècle — face aux pouvoirs de l’État et des grands bailleurs de fonds de recherche. Rocher écrit : « Les universités et les universitaires vont maintenant devoir défendre les libertés de la recherche. [...] [L]iberté de choix du sujet de recherche, liberté de la démarche à suivre, liberté de poursuivre le travail de la façon[24] qu’on juge la plus appropriée, liberté de publier [...]. Les universités devront maintenant, avec l’appui des universitaires, se faire les défenseurs d’une nouvelle liberté, celle de la recherche[25]. » En 1996, le scandale que fut l’affaire Olivieri[26] a montré que Innes et Rocher avaient vu juste; c’était pour le Canada la fin de l’innocence universitaire. À la suite de ces événements, en 2001, l’Association canadienne des professeures et des professeurs d’université (acppu) crée le fonds de la liberté universitaire, en vue de la défense de la liberté de parole et de publication. Le président de l’association dit alors que la liberté universitaire est menacée plus qu’elle ne l’a été en 50 ans. En 2003, la fondation Harry Crowe réunit des universitaires britanniques, américains et canadiens autour de questions telles que la liberté d’expression à l’université, l’autonomie institutionnelle et l’indépendance de la recherche. Aujourd’hui, il suffit de suivre le Bulletin de l’acppu, pour trouver régulièrement des cas de litige mettant en cause la liberté universitaire. La tradition de liberté universitaire se reconnaît aussi à l’atmosphère de travail qu’elle instaure. En oldspeak, un recteur d’université se considérait primus inter pares, premier parmi des égaux. Certes, les mots d’hier n’ont pas su empêcher les abus de pouvoir — ce n’est pas pour rien qu’au cours des années 1970, les universitaires se sont donné des conventions collectives. Pourtant, on voit poindre aujourd’hui un phénomène qui n’est pas sans causer certaines inquiétudes : la haute administration universitaire confiée à des professionnels de la gestion des affaires. Ainsi, et comme l’écrit Alison Hearn, à l’université de Trent, les doyens et doyens associés sont en majorité des gestionnaires professionnels. Le sénat compte un nombre important de ces administrateurs, mais pas de professeurs ni d’étudiants. De leur côté, les professeurs se considèrent comme des entrepreneurs. Leur niveau de salaire étant lié en partie à leur productivité, les plus performants peuvent recevoir des dizaines de milliers de dollars de plus que leurs collègues du même rang. Peu importe, semblent-ils se dire, qui gouverne l’université, pourvu que nous puissions nous adonner en paix à nos recherches[27]. Comme si l’on pouvait échapper à l’atmosphère idéologique de son milieu de travail. De son côté, Carole Beaulieu constate aussi que la corporatisation de l’université se reflète en « bond spectaculaire » des salaires pour les hauts dirigeants — en newspeak, « cadres supérieurs » — de l’Université de Sherbrooke. La structure hiérarchique s’est grandement alourdie, l’administration relève de moins en moins des professeurs, certains programmes d’enseignement sont donnés en sous-traitance et cela, aux cycles supérieurs. Mais ce qui trahit le plus la gestion calquée sur celle de l’entreprise est une entente de partenariat conclue sans consultation sérieuse auprès du corps professoral. L’auteure voit là une atteinte à la liberté universitaire[28].
Avec l’adoption du modèle corporatif de gestion, l’un des concepts de la culture universitaire qui tend le plus à glisser vers le oldthink est celui de collégialité. En novembre 2005, Loretta Czernis, présidente de l’acppu, soulignait que le harcèlement professionnel, observé dans plusieurs universités d’Angleterre et de la Nouvelle-Zélande, de même que dans le système d’éducation de l’Ontario, rejoignait aussi les universités de la province. Sur les campus, le harcèlement professionnel prend des formes contraires au principe de collégialité : entre autres, le blocage des possibilités d’avancement et le rejet par les collègues[29]. Certes, l’université étant, à plusieurs points de vue, un milieu de travail comme un autre, il serait étonnant qu’elle soit exempte d’attaques interpersonnelles; il reste pourtant que l’existence du harcèlement professionnel met en cause les valeurs fondamentales qui devraient la démarquer de toute autre institution sociale. On disait autrefois, « Corruptio optimi pessima », la pire corruption est celle de ce qu’il y a de meilleur. C’est ce que suggère un rapport déposé en janvier 2006 par la Fédération québécoise des professeures et des professeurs d’université (fqppu). Les auteures dénoncent le harcèlement psychologique, à l’université devenue terrain de « compétition féroce » pour les ressources et piste de course à la reconnaissance nationale et internationale, « dans une culture qui instaure la surcharge, l’individualisme, le blocage des règles de délibération et le culte de la performance comme mode de gestion et d’organisation du travail ». Le rapport considère « troublant » de constater que « les moyens utilisés pour accabler, détruire ou asservir sont les instruments mêmes de la collégialité » : pouvoirs formels ou informels de recommandation, évaluation par les pairs. Ces instruments, écrivent les auteures, se trouvent « détournés, pervertis[30]. » On comprend que les pressions les plus fortes s’exercent dans le secteur le plus rentable de l’activité universitaire : la recherche.
Mais par gestionnaires interposés, c’est l’État, lui-même soumis aux géants de la mondialisation — fmi, Banque mondiale, omc —, qui, depuis les années 1980, contrôle la recherche universitaire[31]. En 2002, le gouvernement fédéral et l’Association des collèges et universités du Canada conviennent une entente cadre : les membres de l’association doubleront leur volume de recherche et tripleront leur rendement au chapitre de la commercialisation au cours des 10 prochaines années[32]. L’octroi de fonds fédéraux et provinciaux est désormais lié au potentiel de commercialisation des résultats, lequel est déterminé par l’importance des subventions venues de l’entreprise privée et de l’industrie. Les domaines prometteurs sont l’innovation et le développement technologique, l’ingénierie, les sciences appliquées, les technologies de l’information, les sciences naturelles, la biotechnologie et la biologie. Les recherches les moins aptes à attirer les commanditaires sont, d’une part, celles qui visent l’examen critique des structures sociales et des idéologies dominantes et, d’autre part, la recherche fondamentale en sciences naturelles et en sciences humaines. De l’avis de la fqppu, les politiques qui encadrent les subventions « ont un impact désastreux ». L’association déplore le fait que la recherche soit ainsi mise « à la remorque de l’économie »; aussi entend-on faire un état de la question, en analyser les impacts sur divers secteurs de la recherche, identifier les pouvoirs nationaux et internationaux qui la contrôlent et cibler des moyens d’action pour l’université[33]. » En cela, les universitaires canadiens s’inscriront dans la ligne de certains de leurs collègues de l’étranger. En 2005, le plus grand syndicat d’Irlande appelait son gouvernement à rejeter les recommandations de l’ocde voulant, entre autres, que l’enseignement supérieur soit dispensé en fonction d’impératifs commerciaux, que les frais de scolarité, abolis durant les années 1980, soient réintroduits, que l’université pousse davantage la commercialisation de la recherche et affaiblisse le système de titularisation. Le président du syndicat déclare : « Nous nous opposons farouchement à toute dilution du principe fondamental de l’enseignement en tant que bien social et nous soutenons que la titularisation des professeurs et la liberté académique ne doivent être altérés d’aucune façon[34]. » Il reste à voir si et dans quelle mesure les professeurs irlandais auront gain de cause.
Le fantôme qui hante la conscience de l’université contemporaine ranime les voix de témoins importants des avatars de la docilité universitaire. Nietzsche voit professeurs et étudiants réduits à entretenir « une infatuation d’autonomie »; en dénonçant la collusion entre les visées du savant et les ambitions du politique, Weber rappelle que l’université devrait servir de contrepoids aux utopies impérialistes — celle du xixe siècle et celles d’aujourd’hui; Heidegger illustre ce qui peut arriver lorsque, la « tant-chantée liberté universitaire » étant abolie, la science se voit redéfinie dans les termes du newspeak de l’heure, puis enrôlée par les pouvoirs en place. Avec la dictature du Marché mondial et l’acceptation globale de la suprématie de ce que le newspeak appelle « les faits » et présente comme étant la Réalité, les questions fondamentales des débuts de l’université moderne se trouvent aujourd’hui remises à l’ordre du jour. Dire que, comme ses devancières, l’université contemporaine traverse une crise, c’est constater que l’heure est à la réflexion, au débat, au jugement, à la prise de décision (krisis). C’est reconnaître que certaines réponses s’avérant aujourd’hui inadéquates, il faut reprendre les questions. Au cours de la dernière décennie, un nombre important de publications ont proposé que l’université est en train de vendre son âme, c’est-à-dire de troquer ses valeurs de référence — liberté d’enseignement et de publication, culture de collégialité, éthique de service public — au nom de ses valeurs d’appartenance — insertion dans la société. Personne ne prétendra qu’il est simple de vivre la tension, voire les contradictions entre ces deux ensembles d’impératifs. Pourtant, ici comme souvent en matières humaines, la vérité se trouve précisément dans la contradiction. Pour Bill Readings, par exemple, l’université surgie de ses ruines serait une communauté de « dissensus[35]. » L’université a toujours été vue comme communauté; si l’université allemande de la fin du xixe au milieu du xxe siècles apparaît aujourd’hui comme un fantôme, une ombre d’elle-même, c’est qu’elle avait été conscrite au service de la cause d’unité, d’identité et de fierté nationales. Au moment le plus sombre de son histoire, la recherche du savoir avait comme but la réalisation du destin national. En se voyant comme communauté de « dissensus », l’université contemporaine pourrait à la fois enseigner l’importance de participer au progrès social et illustrer les vertus de la résistance à certains changements. Difficile mission d’équilibriste? Pourtant, et comme le rappelle Guy Rocher : « La vie des institutions, comme celles des personnes, puise souvent beaucoup d’énergie dans les élans contraires qui poussent dans des directions divergentes[36]. »
Aline Giroux*
NOTES
* Aline Giroux est professeure retraitée de l’Université d’Ottawa. Elle a publié Le pacte faustien de l’université (Montréal, Liber, 2006).
1. Alain Renaut, Les révolutions de l’université. Essai sur la modernisation de la culture, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 93.
2. Nietzsche, « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », in Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, t. 1, partie 2, éd. Colli-Montinari, trad. J.-L. Backès, M. Haar et M. B. de Launay, Paris, Gallimard, 1998, p. 155.
3. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, in Nietzsche, Œuvres, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2000, § 211.
4. Nietzsche, « Schopenhauer éducateur » (Considération inactuelle iii), in Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, t. 2, partie 2, éd. Colli-Montinari, trad. H.-A. Baatsh, et al., Paris, Gallimard, 1988, § 8, p. 85. « Noli me tangere » (« Ne me touche pas ») est la parole du Christ ressuscité à Marie Madeleine (Jean, xx, 17).
5. Ibid., § 8, p. 88.
6. « Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement », op. cit., p. 152-153.
7. Ibid., p. 157.
8. « Schopenhauer éducateur », op. cit., § 2, p. 23.
9. Nietzsche, Crépuscule des idoles, trad. H. Albert, in Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, éd. Colli-Montinari, Paris, Gallimard, 2000, « Ce que les Allemands sont en train de perdre », § 3.
10. Max Weber, Le savant et le politique, trad. J. Freund, Paris, Plon, 1959.
11. Weber, De la liberté intellectuelle et de la dignité de la vocation universitaire : écrits, trad. M. L. Martin, Toulouse, Presses de l’Institut d’études politiques, 1983, p. 28. Les références à cet ouvrage seront données entre parenthèses.
12. Cf. Hugo Ott, Heidegger. Éléments pour une biographie, J.-M. Belœil, Paris, Payot, 1990, p. 147-148, 152.
13. Cf. Heidegger, L’auto-affirmation de l’université allemande. Discours tenu pour la prise en charge solennelle du rectorat de l’université de Fribourg, 27.5.33, trad. G. Granel, s.l., éd. Trans-Europ-Press, 1982. Les références à ce texte seront données entre parenthèses.
14. Emmanuel Faye tient que peu de philosophes ont décrypté le message nazi de Heidegger. Cf. Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Paris, Albin Michel, 2005. Pour la réponse des défenseurs de Heidegger, cf. F. Fédier (dir.) Heidegger, à plus forte raison, Paris, Gallimard, 2006.
15. H. Ott, op. cit., p. 205.
16. Cf. John Cornell, Hitler’s Scientists : Science, War, and the Devil’s Pact, New York, Penguin Books, 2004, p. 445-467.
17. Cf. Michel Freitag, « De la terreur au meilleur des mondes », in D. Dagenais (dir.), Hannah Arendt, le totalitarisme et le monde contemporain, Québec, p.u.l., 2003, p. 353-404.
18. Au lieu d’adopter le terme « novlangue », je conserve newspeak, pour en souligner le caractère étranger.
19. George Orwell, Nineteen Eighty-Four, New York, Penguin Books, 1990. Je traduis.
20. Cf. Rob Crozier (dir.), Troubled Times. Academic Freedom in New Zealand, Palmerston North, Dunmore Press, 2000, p. 214 et 38.
21. Christian de Montliber, « Et déjà une chaire l’Oréal au Collège de France! », Le monde diplomatique (Paris), mai 2006 p. 26-27.
22. Cf. A. Giroux, op. cit., p. 71-75.
23. Cf. Harold Innes, Political Economy in the Modern State, Toronto, Ryerson Press, 1946, p. 73 et 75.
24. S’il reprenait aujourd’hui ces propos, Guy Rocher ajouterait sans doute « au rythme le plus approprié ».
25. G. Rocher, « L’université et ses dilemmes dans la société technologique », in C. Corbo (dir.), L’idée d’université. Une anthologie des débats sur l’enseignement supérieur au Québec de 1770 à 1970, Québec, p.u.l., 2001, p. 241.
26. En 1996, la docteure Nancy Olivieri travaille à l’Hôpital pour enfants, reliée à l’Université de Toronto, où elle mène une recherche subventionnée par le géant phramaceutique Apotex. Le médicament expérimental entraîne des effets imprévus. Mais le contrat contient une clause de confidentialité, ce qui lui défend d’avertir les parents et de publier ce résultat. La chercheuse opte pour la protection de ses patients, ce qui lui vaut la perte temporaire de son poste et quatre ans de difficultés légales. Pour les détails du cas, de même que pour la position initiale et actuelle de l’Université de Toronto, cf. J. Thompson, P. Baird et J. Downie, The Olivieri Report, Toronto, James Lorimer, 2001.
27. Cf. Alison Hearn, Bulletin de l’acppu, juin 2002, p. A14.
28. Cf. Carole Beaulieu, « Où va notre université? Il est temps de réagir », Bulletin de l’acppu, oct. 2005, p. A3.
29. Cf. Loretta Czernis, « Le harcèlement professionnel est bel et bien présent sur les campus », Bulletin de l’acppu, nov. 2005, p. A3.
30. C. Leclerc, C. Sabourin et M. Bonneau, Le harcèlement psychologique chez les professeures et les professeurs d’université, fqppu, janv. 2006, p. 1. Cf. <www.fqppu.org>.
31. Pour un aperçu des étapes de la mainmise de l’État sur la recherche, cf. A. Giroux, op. cit., p. 141-145.
32. Bulletin de l’acppu, déc. 2002, p. A5.
33. Le Devoir (Montréal), 13 mai 2006. Le colloque « Politique(s) et recherche universitaire » a eu lieu dans le cadre de la rencontre annuelle de l’acfas, le 18 mai 2006.
34. Bulletin de l’acppu, oct. 2005, p. A5.
35. Bill Readings, The University in Ruins, Cambridge (ma), Harvard University Press, 1996. À l’idée de « consensus », Readings opposait celle de « dissensus ».
36. G. Rocher, op. cit., p. 339.