Croire ou ne pas croire : voilà la question
Pierre Vadeboncœur n’a plus rien à prouver, si tant est qu’il ait jamais cherché à rien prouver. Son œuvre, l’une des plus singulières du xxe siècle québécois, parle d’elle-même, qu’on veuille ou non l’entendre. Car la parole de Vadeboncœur dérange, ou du moins déconcerte. Elle l’a toujours fait, depuis La ligne du risque[1], en 1963, jusqu’aux Essais sur la croyance et l’incroyance, son plus récent livre que commentent ici trois philosophes de générations différentes : Marc Renault, Serge Cantin et Sébastien Lefebvre, né près de 60 ans après notre auteur.
Qu’est-ce qui ne laisse pas de dérouter dans la parole de Pierre Vadeboncœur? Peut-être par-dessus tout le fait qu’il s’agit d’une parole jeune et libre, exceptionnellement jeune et libre, « aventureuse », comme la qualifie Sébastien Lefebvre. N’est-ce pas, au demeurant, de la jeunesse et de la liberté que l’écrivain de 86 ans se réclame à la toute fin de ses Essais, en un dernier geste de défi lancé à la « vieillesse récente » des postmodernes? « À mon âge, bien paradoxalement, j’en sais plus qu’elle sur ce qui est jeune et sur ce qui est neuf. »
Ainsi parle celui qui, aujourd’hui comme hier, refuse de se laisser arraisonner, de se plier aux ordonnances de la preuve, aux diktats de la raison raisonnante. Non qu’il renonce à user de l’universelle raison pour se faire entendre — comment le pourrait-il? Jeune et libre ne sont pas ici les signes de l’irrationalisme, mais les attributs d’une « rationalité intégrale », comme le souligne à bon droit Marc Renault. Raison intégralement pratique, qui n’a rien à prouver mais tout à défendre, tout à préserver, encore et toujours. Tantôt sous le mode de l’inquiétude ou le coup de la colère : Lettres et colères (1969), Un génocide en douce (1976), Les deux royaumes (1978), Trois essais sur l’insignifiance (1983), L’humanité improvisée (2000), La justice en tant que projectile (2002). Tantôt, et le plus souvent, dans la joie, celle qui déjà donnait son titre à un texte de 1945 repris dans La ligne du risque, cette joie que célèbrent Un amour libre (1970), Essai sur une pensée heureuse (1989), Dix-sept tableaux d’enfant (1991) ou Le bonheur excessif (1992).
Inquiétude, colère et joie : trois tonalités d’une œuvre dont Fernand Dumont voyait l’unité profonde dans la tension entre deux intentions, spirituelle et politique, tension se traduisant par une alternance entre les livres sur les problèmes de la Cité et ceux qui parlent de l’enfance, de l’amour, de l’art[2]. De ce point de vue, si l’on peut dire sans se tromper que le dernier livre de Pierre Vadeboncœur, ses Essais sur la croyance et l’incroyance, ressortit au pôle spirituel de son oeuvre, on ne saurait oublier pour autant qu’il s’inscrit plus largement, dialectiquement, dans cette tension politico-spirituelle qui sous-tend toute l’œuvre de l’essayiste québécois. Il importe de s’en souvenir en lisant les textes qui suivent.
Serge Cantin
NOTES
1. Saint-Laurent, Fides, 1993.
2. Cf. Fernand Dumont, « Un défi inchangé », présentation de La ligne du risque pour sa réédition dans l’édition de la collection Bibliothèque québécoise, en 1994.