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Une rationalité intégrale

Un texte de Marc Renault
Dossier : Autour d'un livre: Essais sur la croyance et l'incroyance, de Pierre Vadeboncoeur
Thèmes : Philosophie, Politique, Religion, Société
Numéro : vol. 9 no. 1 Automne 2006 - Hiver 2007

La pensée de Pierre Vadeboncœur s’insinue dans les replis de l’existence sans démembrer son objet et sans y faire de cicatrices. Avec un certain dédain pour les discours qui s’achèvent en concepts, et qu’il abandonne sans regret aux « académiques », l’auteur s’attache au fait de l’existence consciente de soi et se propose de ne dire que ce qui se manifeste dans l’évidence de l’existence pensante. Le référent constant est soi-même, sans que le texte ne se réduise à une ego-histoire, car l’auteur ne cherche aucunement à étaler ses idiosyncrasies : ce qu’il nous dit est universalisable, à la condition que nous soyons capables d’un effort de vérification par réflexion sur notre propre ego-histoire. Ce type d’écriture, où l’on est à la jointure du singulier et de l’universel, est celui où doivent finalement se résorber les autres types d’écriture. On se trouve au confluent de tous les textes possibles. Après tant de médiations qui l’ont fait tel qu’il est, l’auteur s’arrête et se pose la question ultime : qu’est-ce que tout cela par rapport à l’accomplissement de l’existence?

Nous n’avons rien de plus précieux que notre existence même. Rien n’est échangeable avec elle. Et c’est la plus fragile des choses. À quelles conditions pouvons-nous ratifier, et même aimer, ce qu’elle a d’inestimable? Vadeboncœur se retire de l’agora, et comme un ermite de la pensée, il se concentre sur une estimation des dimensions de notre inestimable existence pensante. Dès lors, ce n’est pas un accident si la foi devient le foyer où convergent toutes les lignes de réflexion, car l’auteur bute de toutes parts sur des limites de la compréhension humaine de l’existence, sans pouvoir se persuader que ces limites, ou cette finitude, soient des limites de ce qui est. Nous n’avons pas l’évidence qu’il y a un fondement adéquat d’intelligibilité, de sens, de vérité, etc., qui transcende notre finitude, mais nous y pensons néanmoins. Et nous pouvons croire que cela est, comme nous pouvons aussi ne pas y croire.

Malgré certaines apparences, nous ne sommes pas dans un texte misologique, car l’auteur, au contraire, plaide pour une rationalité intégrale. Son idée de la vérité est celle d’une adéquation de l’intelligence et de l’être, idée traditionnelle s’il en est une. La foi consiste à affirmer cette adéquation et à espérer la connaître. L’auteur comprend qu’il est ainsi en train de se réapproprier librement un patrimoine, ou une tradition, sans passer par les formules doctrinales reçues à l’état de notions, car il cherche la donnée traditionnelle comme ingrédient de notre existence même et non comme simple représentation.

D’une part, il déclare : « Je dois mon indépendance à ce que je puis avoir de culture » (p. 144). Et d’autre part, il affirme : « J’entends bien ne pas être tenu en laisse, encore moins par des “libérateurs” » (p. 144). À quelles conditions notre culture peut-elle ne pas nous tenir en laisse? En quel sens est-elle libératrice et en quel sens est-elle une entrave? Si l’on est contraint par la culture comme par une nécessité, la liberté n’est qu’un rêve. Si, au contraire, elle est une contingence historique, qui certes nous affecte et nous forme, mais n’a pas le pouvoir de forcer notre adhésion parce qu’elle est une « représentation » des choses et non la vérité de leur être, alors elle est libératrice en nous proposant ce qu’il est possible d’accepter ou de refuser. L’éducation reçue, les us et coutumes dominants, les idéologies, les déterminismes physiques, sociaux, économiques, le bruit médiatique, sont des réalités dont l’auteur pense qu’elles n’ont point « un poids tel qu’elles nous tiendraient solidement ». Il ajoute : « on n’a qu’à déposer ce poids. Ce n’est rien du tout » (p. 144). Comment cela? Du sein de notre existence consciente et de notre attachement à cette existence, ce qui nous pèse et nous contraint, ce sont nos « représentations » de l’existence. Pour qu’elles se dissocient de l’existence et passent du nécessaire au problématique, Vadeboncœur les considère de façon nominaliste. Il ne dit pas qu’elles n’ont pas de rapport à l’existence, mais simplement qu’elles ne sont pas une connaissance de l’existence même. En renversant les rapports, il met la liberté au principe et regarde la nécessité comme seconde et résultant de son caractère d’objet d’entendement. Le sentiment de contrainte et de nécessité nous prend parce que nous sommes dans l’illusion que ces objets sont l’existence même. Les sciences, par exemple, sont des représentations nécessaires par lesquelles nous tentons de comprendre des existences contingentes. Si nous légiférons sur les réalités de notre monde, c’est l’existence contingente qui vérifie ou désavoue nos représentations.

Notons que cette vérification est elle-même justement un fait contingent. Nous pouvons bien entretenir des certitudes dans nos représentations, mais cela ne change pas la contingence de notre existence et l’incertitude où nous sommes quant à notre destinée. Or la foi, qui est l’objet de ce livre, se greffe précisément sur ce fait de l’incertitude existentielle. Voici trois aphorismes qui illustrent, il me semble, la position de Vadeboncœur :

 

L’homme crée à partir de ses incertitudes, qui sont aussi ses convictions, car c’est la même chose. (p. 50)

 

L’histoire repose sur l’histoire. La culture sur la culture. Autrement dit, sur des faits qui n’ont pas de nécessité absolue mais auxquels on croit pour leur valeur ou pour le sens qu’on leur accorde. (p. 57)

 

La croyance ne juge pas de haut le doute, ni le doute la croyance. L’humilité est le terrain de la vérité, et une commune indigence, dans un cas comme dans l’autre, fait entre eux un pont où l’on peut passer sans cesse. (p. 75)

 

Si nous sommes contraints d’user de notre liberté dans l’affirmation, ou la négation, ou la suspension du jugement, sur ce qui est, ou n’est pas, dans l’ordre des réalités de notre monde sensible, à plus forte raison notre liberté est-elle l’instance qui affirme, nie, ou retient son acte lorsqu’il s’agit de réalités qui, selon l’idée que nous en avons, sont au-delà de ce monde, au-delà de notre existence finie.

La réflexion de Vadeboncœur circule dans le nœud existentiel où l’on décide de ces choses. Si nous acceptons de jouer le jeu de l’existence, de penser, de vouloir, de faire, de nous projeter dans l’avenir, nous sommes déjà portés par la croyance, puisque nous supposons une réalisation qui nous transporte au-delà de ce qui est déjà donné dans le fait de l’existence. Mais cela pourrait être la simple foi-confiance en une réalisation dans les limites d’une ego-histoire finie. L’auteur pousse la question plus loin. Il se permet de prendre position sur une intelligibilité absolue, sur une Vérité totalement réalisée, fût-elle transcendante et hors de portée des hommes. Et cela implique que cette transcendance prend l’initiative de se donner aux hommes, mais cette gratuité du don de Dieu, si elle n’est pas absente dans le texte de Vadeboncœur, reste discrète, parce que les discours humains sont une menace de chosification de Dieu. « Il est facile de concevoir un scepticisme se rapportant aux affirmations catégoriques d’une religion, comme celles du catholicisme particulièrement. Mais il l’est moins lorsqu’il s’agit non pas d’un corps de doctrine rigide, mais de l’existence d’une transcendance moins déterminée » (p. 69).

Cette transcendance est au moins assez déterminée pour que l’auteur la désigne comme personnelle. « L’être est personnel » (p. 35). Et la foi est un rapport de personne à personne dans lequel le tout Autre est au plus près. Mais le doute co-habite avec la foi comme une alternative toujours possible. « Les deux… appartiennent à l’empire de la vérité et celle-ci n’est pas divisible » (p. 107). Ce que l’auteur honnit, c’est l’impiété, qui est extérieure au couple foi-doute, et qui insulte la Vérité puisqu’elle tourne le dos à l’idée d’une réalisation infinie de la Vérité. Selon Vadeboncœur, l’impiété nie la possibilité même d’une option/foi pour une rationalité intégrale illimitée.



Marc Renault*



NOTES

* Marc Renault est originaire du Nouveau-Brunswick. Il a fait ses études classiques à l’Université Saint-Joseph (devenue plus tard l’Université de Moncton). Venu au Québec en 1946 pour faire un noviciat chez les Franciscains, il a fait ensuite des études de philosophie, de chimie et de physique à l’Université Laval, puis quatre années de théologie à Montréal. Il a obtenu une licence en philosophie à l’Université d’Ottawa et un doctorat en philosophie aux Facultés catholiques de Lyon. Il a fait des séjours de recherche à Cologne et à Louvain, et a enseigné l’anglais et la philosophie à Longueuil et à Trois-Rivières, dont 22 ans à l’uqtr (1969-1991).



 


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