Dans un film récent, La langue ne ment pas (2003), le réalisateur Stan Neumann nous propose une relecture minutieuse du journal de Victor Klemperer, dont l’écriture recouvre toute la période de la Seconde Guerre mondiale. Ce film est l’occasion de revenir sur ce témoignage exemplaire, demeuré à ce jour peu étudié en langue française. Dans les brèves réflexions qui suivent, je m’intéresse au statut particulier de ce journal et à sa contribution à une analyse du langage totalitaire.
Né en 1881 dans la petite ville allemande de Landsberg, aujourd’hui en territoire polonais, Victor Klemperer s’était formé comme spécialiste de littérature française. Il appartenait à la première génération de Juifs allemands émancipés, ceux qui, bénéficiant de mesures de tolérance conquises par la génération précédente, purent étudier et espérer s’intégrer à l’intelligentsia. Dès ses premières années d’études, il s’intéressa beaucoup au siècle des Lumières et il est d’ailleurs l’auteur de nombreuses traductions commentées, notamment de Montesquieu, qui fut le sujet de sa thèse de doctorat. Sa jeunesse montre un homme qui a accompli une grande perigrinatio academica à travers l’Europe, puisqu’on le retrouve à Munich, Paris, Genève et finalement Berlin. Son âge — il a en effet alors 33 ans — le rendait éligible au service militaire en 1914, mais comme il était à ce moment lecteur à l’université de Naples, il ne fut pas immédiatement conscrit. La guerre le rattrapa cependant, et il fut enrôlé dans l’artillerie, puis dans un service de contrôle de l’information. Il occupera ce poste à Kovno, en Lituanie, puis à Leipzig jusqu’en 1918. Il y fit entre autres la connaissance d’Arnold Zweig, un correspondant et ami de Freud. Après la guerre, on le retrouve professeur à l’université de Dresde, où il enseigna la littérature, puis à l’université Humboldt de Berlin, jusqu’en 1954. Durant toute la période qui suit la défaite allemande, il s’engagea comme militant communiste, membre du Deutsche kommunistische Partei, principalement pour rompre avec le nationalisme nazi. Il se fera même élire député en République démocratique allemande durant une courte période. Son choix de vivre à l’Est, alors qu’il aurait pu aisément s’installer en République fédérale, a été interprété comme une décision d’abord morale : le communisme lui paraissait un rempart contre les dérives bourgeoises de l’après-guerre.
La rédaction de son journal du nazisme commence en 1933, et tout porte à croire qu’il s’agissait, dès le début, d’un geste dangereux : la saisie de ces feuillets rédigés au quotidien aurait entraîné la déportation de leur auteur. Victor Klemperer était en effet le fils d’un rabbin, et il était donc visé directement par les lois raciales de 1935. Nous devons noter, cependant, qu’il s’était converti en 1912 au protestantisme, alors qu’il était encore très jeune, sans doute pour obtenir une chaire à Munich. Son mariage avec la pianiste Eva Schlemmer, qu’il avait rencontrée à Berlin le 29 juin 1904, ne sera pas ébranlé par les politiques antisémites qui s’abattent sur la communauté juive : alors que plusieurs mariages mixtes ne peuvent résister aux mesures mises en place par les lois de Nuremberg, l’union de Victor Klemperer et d’Eva Schlemmer apparaît comme un lien indestructible, capable de résister à tout. L’ambiguïté dans laquelle le place son mariage avec une aryenne constitue en effet pour Klemperer un thème de réflexion quasi quotidien, en même temps qu’un motif de courage : ne doit-il pas la vie à celle qui le protège par son identité aryenne? Le journal recense pas à pas la résistance d’un couple uni dans la résistance au nazisme et dans le refus d’une identité imposée de l’extérieur.
Malgré sa conversion, un geste de pure forme, Klemperer ne cesse en effet de revenir sur son identité juive, mais jamais de l’intérieur, comme si cette identité pouvait lui paraître un fait de nature. Il ne cesse de dénoncer le fait que cette identité lui est imposée par un pouvoir, comme une arme politique pour le détruire. Le mariage avec une aryenne ne le protégea pas des mesures d’oppression dont tous les Juifs faisaient l’objet, mais il lui évita la déportation. Du moins jusqu’à la fin, car en février 1945, la veille même du bombardement de Dresde, il recevait son ordre de déportation. Il fut donc sauvé par la confusion qui suivit le bombardement massif de la ville. Le soir du 13 février, il restait encore 174 juifs à Dresde sur les quelque 5 000 qui y habitaient en 1933. On ne peut qu’admirer le courage de ce couple en fuite à travers le sud de l’Allemagne jusqu’à la capitulation, et qui sera de retour dans sa maison, affrontant la destruction et la misère, dès le 10 juin 1945.
Pourquoi ce journal est-il si important? Parce qu’il constitue un témoignage direct, rédigé avec scrupule et minutie, du racisme nazi et de son imprégnation de tous les gestes, même les plus ordinaires, de l’existence allemande. Dans une entrée datant de juin 1942, alors que l’oppression est déjà devenue intolérable et que le sort des déportés commence à être connu, Klemperer note que son journal est le seul refuge contre l’angoisse : il est, écrit-il, « le balancier qui l’empêche de tomber[1] », rendant ainsi hommage à l’acte d’écrire, qui le sauve du désespoir. Il est en effet victime dès 1935 des mesures qui découlent des lois raciales de Nuremberg : il perd son poste universitaire. Il refuse cependant de suivre son frère Georg, qui avait fait des études de médecine, en exil aux États-Unis. Cette décision de ne pas émigrer n’était pas rare dans les milieux bourgeois, où l’on entretenait beaucoup d’illusions sur le régime. Mais dans le cas du couple Klemperer, elle demeure un acte de résistance lucide qui fut soumis à rude épreuve : le film évoque en effet le moment où le couple, épuisé, dépose une demande de visa au consulat américain et obtient le numéro 56 429. Les Klemperer avaient attendu trop longtemps, leur demande n’avait aucune chance d’être reçue. En fait, le journal nous met en présence d’un esprit entêté, très fier d’être allemand, et convaincu que c’est aux autres de partir, toutes ces brutes. La confiance de Klemperer dans le caractère allemand est certes entamée au fur et à mesure que la brutalité s’intensifie, mais à aucun moment il ne parvient à accepter le clivage Juif/Allemand. Il écrit : « Même si j’en venais à haïr l’Allemagne, je n’en demeurerais pas pour autant moins allemand, je ne peux me dépouiller de ma germanité. » On ne peut donc noter qu’avec surprise que jamais il ne s’interrogea, même au plus fort de la tourmente, sur le sens de son identité juive : quand le nazisme arrive, il n’est déjà plus juif, et la guerre ne refera pas de lui un Juif autrement qu’en le racisant. Contrairement à tant d’autres Juifs émancipés que le racisme nazi retourna à une identité juive assumée contre l’identité allemande, Klemperer demeura un Allemand jusqu’au bout.
Le journal tient la chronique de la vie du couple durant la guerre, et en particulier de ses déplacements dans trois Judenhaüsern, sortes de résidences surveillées où les nazis rassemblaient les Juifs. Leur maison fut donnée au boucher de son quartier, qui l’occupa sans vergogne. La mesure la plus dure pour Klemperer fut certainement l’interdiction d’aller en bibliothèque, qui le contraignit à interrompre sa vie de chercheur et le condamna à se replier sur son journal. Malgré le fait que sa femme ait pu au début emprunter des livres pour lui, les restrictions étaient chaque jour plus considérables. Son désir d’écrire était tel, cependant, qu’il revint alors vers ses journaux antérieurs, dont il tira un écrit autobiographique intitulé Curriculum vitæ[2]. Les éditeurs de son journal ont recensé ses lectures, et nous notons, entre autres écrivains, deux noms importants : d’une part, le philosophe juif Franz Rosenzweig, auteur d’une œuvre religieuse essentielle, L’étoile de la rédemption[3], et l’écrivaine et historienne Ricarda Huch, auteur d’un classique sur la poésie romantique allemande, en particulier Hölderlin. Sa lecture du traité raciste d’Alfred Rosenberg montre par ailleurs qu’il étudia dans le détail le montage idéologique qui faisait transiter l’antisémitisme européen traditionnel vers le nazisme, à travers un eugénisme violent et radical. Tout au long de son journal, Klemperer ne cesse d’être un lecteur intellectuel, attentif à la valeur de l’écriture, des textes, du témoignage.
LA QUESTION DU TÉMOIGNAGE
Les mesures de harcèlement forment un enchaînement ininterrompu et toujours plus avilissant de vexations et d’humiliations : Klemperer vit l’histoire tragique de tant de victimes du nazisme, avec une somme d’interdictions, de harcèlements, de prescriptions brutales, affectant tous les aspects de la vie quotidienne. Le 2 juin 1942, il récapitule toutes ces mesures dans son journal, de manière à en montrer à la fois l’absurdité et le caractère tragique. L’importance de son témoignage lui est conféré par cette confrontation implacable, et dépourvue de tout lyrisme, avec l’expérience arbitraire de la cruauté.
Très tôt en effet, Klemperer prend conscience de la responsabilité qui peut être portée par son travail quotidien d’écriture. Il veut produire une sorte d’historiographie de la catastrophe, observant avec lucidité que rares sont les intellectuels allemands qui adoptent une position de résistance. Il avait raison, ce journal est le seul qui nous soit parvenu dans son genre. Il y a d’autres chroniques, par exemple celle du ghetto de Lodz en Pologne[4], mais nous n’avons rien d’équivalent par l’amplitude et la constance dans la chronique et l’observation. En fait, ce témoignage résulte d’une activité personnelle d’écriture qui remonte à son adolescence, puisqu’il le commence à l’âge de 16 ans et le termine le 29 octobre 1959, trois mois avant sa mort le 11 février 1960. Il en fait le titre de l’édition allemande : il veut porter témoignage, Zeugnis. Mais que veut dire témoigner? Porter la vérité du présent pour l’avenir? Garantir cette vérité de la souffrance à partir de son statut de victime? Klemperer se fait d’abord le chroniqueur du quotidien, des épisodes accumulés de l’oppression. À aucun moment il ne soutient que son témoignage est exceptionnel ou plus véridique que d’autres : c’est une écriture, une parmi d’autres, selon lui. Comme ses déplacements sont limités et que son épouse a des problèmes de santé, il doit souvent s’en remettre aux rapports et aux observations de ses voisins. L’extermination d’Auschwitz est notée le 16 mars 1942, mais la question de la vérité de l’extermination est suspendue aux propos rapportés par d’autres voix, qui transforment ce journal en immense machine polyphonique où l’on entend de manière récurrente le médecin Willy Katz, la voisine Kathy Voss, et plusieurs autres. Toutes ces voix sont au travail sur une vérité qui échappe, mais qui se dévoile au fur et à mesure que la machine infernale du nazisme manifeste sa vraie nature, son projet d’extermination.
Le journal comporte 5 000 feuillets, déposés aux Archives nationales de Dresde. Les éditeurs allemands ont introduit plusieurs coupures, et à leur tour les traducteurs français en ont également retranché une dizaine de passages. Les milliers de noms propres qui circulent dans ces pages font écho à un environnement et à une actualité qu’il est impossible de restituer, ils appartiennent à une histoire personnelle complexe intimement liée à l’histoire de la République de Weimar et à l’avènement du national-socialisme. Le témoignage est donc de nature fragmentaire, mais en tant que tel, il est surtout kaléidoscopique et souvent crypté : Klemperer n’a jamais achevé le processus de révision de ses journaux pour la publication, et leur rédaction s’est poursuivie comme un enregistrement conduit de la manière la plus neutre, la moins ébranlée par l’affect possible. L’écriture se tient en effet au plus près du fait, reçu et décrit en tant que fait, et Klemperer met beaucoup de soin à placer son sentiment à distance. Plus exactement, on peut dire qu’il nomme un sentiment avec une certaine objectivité, par exemple un sentiment de rage impuissante, mais que ce sentiment ne perturbe jamais la description factuelle des mesures d’oppression et des nouvelles règles qui apparaissent pour gérer l’existence des Juifs. Klemperer ne s’adonne jamais à une activité de condamnation, il est d’abord un observateur et, comme il se désigne lui-même, un philologue du nazisme. Le journal est donc le témoignage d’une victime qui se place dans une position d’observateur, avec toutes les rigueurs que cela peut exiger d’un écrivain.
Le journal va cependant au-delà de la question du témoignage relatif à l’existence d’un couple mixte sous l’oppression, car il pose la question de l’écriture dans son rapport avec la survie : nous sommes ici en face d’un couple qui doit survivre non seulement comme couple, mais aussi en tant que personnes[5]. Le témoignage de Klemperer, volontairement dégagé et froid, ne doit pas nous faire oublier la structure affective la plus profonde de cette épreuve de survie : car en témoignant de la folie et de la barbarie, Klemperer ne peut pas oublier que lui, le témoin, n’est pas fou ni atteint par la maladie qu’il décrit. Il doit sans cesse protéger sa lucidité et garantir, en la mettant à l’épreuve d’un quotidien délirant et proche de l’hallucination, ce qui serait une forme de résistance objective. Le témoignage est à ce prix. Cela ne signifie pas qu’un témoignage souffrant constitue un témoignage inférieur, mais seulement qu’un témoignage froid et presque neutre a plus de force et est peut-être une meilleure garantie de survie.
Il y aurait tout un travail à faire ici sur la description du sentiment, en tant que sentiment observé presque de l’extérieur. Le journal s’ouvre, par exemple, sur une notice sans compassion, mais en même temps indubitablement authentique, qui décrit le désir d’Eva Klemperer de faire construire leur maison, en dépit du manque de ressources. Pour Victor Klemperer, ce désir est à la fois légitime et irréaliste, mais il le relie au désespoir et à la nécessité de demeurer rattaché à la vie dans des circonstances d’oppression. On parlerait donc toujours plutôt d’une forme éthique de l’observation, qui exerce une méfiance méthodique à l’égard du sentiment. Il y a plusieurs raisons à cela, la première étant que très tôt Klemperer a vu que le nazisme est d’abord un phénomène sentimental. Dans le film, quand il décrit Hitler comme une mixture de Barnum et de Novalis, une expression très cruelle pour un Allemand, il vise surtout le ridicule de toute forme exagérée dans le sentimental et la grossièreté. Le journal de Klemperer représente à cet égard un exercice spirituel quotidien de thérapie antiromantique, s’agissant précisément de garder en vue l’idéal de survie pour des personnes engagées par ailleurs dans un amour qui ne saurait exclure le sentiment. Un excès de sentiment aurait compromis la rigueur de l’écriture, mais parce que cette rigueur est devenue avec le temps le seul rempart contre l’abandon et la démission, elle devient la condition même de la vie.
Or, dans cette survie, Klemperer n’est pas seul : il vit avec une femme qui est l’amour de sa vie et dont il donne un portrait vibrant dans ses journaux de jeunesse, en particulier durant leurs années de bohème à Munich. Le couple porte le projet de résistance : d’une part, Eva Klemperer est le lien vital avec l’extérieur, et en particulier avec Anne Marie Krohler qui sera la dépositaire du manuscrit, au fur et à mesure qu’il est rédigé. Mais elle est surtout une héroïne en ce qu’elle défend, comme dans tant de couples, une identité inassignable : comme son mari, elle refuse toute identité raciale ou religieuse, et se perçoit et se défend comme Allemande, et non pas comme aryenne. Ce point est important, car l’expérience de la survie recensée dans le journal est d’abord l’expérience d’une résistance commune, vécue selon une identité partagée depuis le début, qui est l’identité allemande.
Il faut aussi parler du rôle de ce témoignage dans l’ordre de la loi : en recensant l’oppression au quotidien, Klemperer finit par se centrer vers 1941 sur la question de la langue en tant que telle. Or, cette langue n’est pas seulement un mécanisme de perversion, que nous étudierons plus loin, elle est aussi le véhicule de la nouvelle loi : cette nouvelle langue, celle du troisième Reich, informe certes de la vision du monde, des catégories mises en œuvre dans l’oppression; mais surtout, elle commande, prescrit et accumule sous l’apparence de faits des vexations et des ordres qui deviennent, plus la guerre progresse, l’essence de sa fonction. La nouvelle langue est promotion de l’ordre nouveau, elle est cet ordre même. Dans son journal, Klemperer n’a pas seulement recensé, comme un entomologiste, les apparitions de néologismes, il a surtout enregistré les épreuves, chaque jour plus décisives, qui en découlaient pour lui et ses proches. Cette langue a détruit sa vie, et son journal est donc d’abord l’œuvre d’un témoin de la pathologie spécifique de la langue allemande. Aussi le film pose-t-il donc la question du statut du témoignage sur plusieurs registres : pourquoi écrire, lui demandent ses amis? Il n’y a pas seulement les faits ou les souffrances, dont il faut sauver la mémoire, il y a aussi le médium de l’idéologie, qui est constitutif de l’expérience totalitaire et qu’il faut démonter. Le journal en sa totalité illustre le travail souterrain, quasi occulte, de la langue totalitaire[6]. Cependant, il ne constitue pas simplement une restitution de la langue nazie, mais une injonction à tirer une leçon de l’histoire : la nouvelle langue, c’est aussi le monde orwellien de la novlangue, c’est le monde de toute langue qui, nous privant de notre accès au réel, nous impose une loi et nous accable des souffrances qui en dérivent inévitablement.
LA QUESTION DE LA LANGUE
L’intérêt de Victor Klemperer pour cette question remonte à ses études berlinoises auprès de Karl Vossler, un théoricien qui pratiquait une méthode de sociocritique qui fascina le jeune étudiant de lettres. Il n’était pas facile pour autant de pénétrer le dispositif par lequel la langue recueille l’idéologie pour la disséminer. Klemperer parle de la nécessité de faire une autopsie de la langue, et le 31 mars 1942, il écrit ce qui semble être le principe de son approche : « contre la vérité de la langue, il n’y a pas de remède ». Ce principe, nous pouvons lui donner un nom en suivant l’éloge de Klemperer prononcé de manière posthume par Martin Walser : Das Prinzip Genauigkeit, le principe de précision[7]. Klemperer est en effet persuadé que le nazisme, comme toute idéologie, ne peut se camoufler indéfiniment derrière la langue, car la langue, si elle est saisie avec précision, démasquera la vérité du virus idéologique qui l’infecte.
Pour saisir cette dimension essentielle de son travail, il nous faut donc tenter de comprendre la méthode qui peut donner accès à cette exactitude, à cette précision. En quel sens la langue est-elle toujours vraie? En quel sens ne ment-elle jamais, malgré sa volonté d’occultation et son hypocrisie?
Si la langue ne ment pas, c’est qu’elle est traversée de part en part par l’idéologie qui ne peut être cachée au point de devenir invisible. Elle ne peut mentir, parce qu’elle ne réussit pas à occulter les jugements et les catégories dans lesquels s’exprime la nouvelle vision du monde du pouvoir. S’agissant du nazisme, cette langue est d’abord celle qui travestit en réalité nécessaire ou évidente la discrimination : sa vérité est donc d’abord son mensonge. Le fait de mentir sur l’identité raciale, et de provoquer l’exclusion, ne peut apparaître longtemps comme une vérité, puisque la langue le construit. Notre intérêt, dans cette analyse, est de comprendre comment un dispositif de ce genre peut abuser toute une population, et l’entraîner dans la discrimination et la violence raciale. Klemperer montre que tout le monde savait ce que cette langue voulait dire, et pourtant tout le monde se taisait. Il renforce par son témoignage la thèse de l’historien Daniel Goldhagen sur la complicité du peuple allemand dans l’œuvre de discrimination[8].
Comme dans tous les langages totalitaires, si bien analysés en leur temps par Jean-Pierre Faye ou Hannah Arendt, la langue nazie passée au crible de son journal quotidien par Victor Klemperer est donc d’abord un mensonge camouflé, mais qui ne peut demeurer caché longtemps. Parce que la langue ordinaire dénoncerait ce camouflage, il faut inventer une autre langue, créer des mots, former des expressions qui la plupart deviendront des slogans — bref, travestir la langue en la réinventant. Le journal permet de restituer la chronique du développement de cette langue au cours des années qui, de 1933 à 1945, ont conduit à l’extermination des Juifs d’Europe. Klemperer n’a jamais publié son journal in extenso, mais il a réuni dans un abrégé son travail sur la langue du troisième Reich, et c’est dans ce livre qui résume son approche que nous trouvons les principes les plus essentiels de son travail.
Notons d’abord que cette analyse porte sur des termes, des expressions dont nous pouvons faire une liste, et qu’elle met en relief le mécanisme en les contrastant sur les faits, c’est-à-dire sur les mesures d’oppression. Il ne s’agit donc pas d’une analyse théorique ou sociologique du discours totalitaire, comme Hannah Arendt l’a entreprise : Klemperer ne cherche pas à reconstruire l’argument nazi, mais seulement à en démasquer les effets dans la langue, et comme il l’écrit lui-même à plusieurs reprises, il veut montrer comment le mensonge dans la langue agit par petites doses répétées, comme un poison.
Nous pouvons distinguer plusieurs catégories dans son lexique. En premier lieu, il faut noter d’abord les termes qui exposent l’idéologie dans son rapport au discours dominant du nazisme : Volk, Blut, Fest, Gemeinschaft, Feierlich. Ce vocabulaire est le plus connu, le plus analysé, compte tenu de son rôle dans la constitution même du national-socialisme, c’est-à-dire d’un nationalisme organique et racial, fondé sur le sang. Klemperer fait remarquer, et il le connaissait bien, comment le nazisme est tributaire du naturalisme de Jean-Jacques Rousseau, dans son exaltation de la nature et des sentiments, provoquant une alliance entre Novalis et une idéologie sentimentale. Les fêtes populaires, les groupes scouts, qui furent à la base des jeunesses hitlériennes, les serments populaires et les saluts, tout ce langage est apparu d’un seul coup comme faisant partie d’un même ensemble, lié par un signifiant unique : la communauté organique et fusionnelle, la Gemeinschaft. Dans ce concept théorisé par Tönnies[9], le nazisme récupère tout le nationalisme romantique de Fichte et de Humboldt, mais pas seulement. Il suffit en effet de lire les écrits de Martin Heidegger, datant de cette même période, pour voir à l’œuvre la même exaltation du lien national, dans sa relation au sol et à la terre, et jusque dans ses liens les plus profonds, à travers l’interprétation de la poésie de Hölderlin, les Hymnes sur la Germanie et le Rhin, avec une identité organique qui infuse tout le romantisme.
Mais, trait paradoxal, Klemperer fait remarquer que ce sentimentalisme du sang et de la terre (Blut und Boden) est couplé à un langage technique, et quasi mécanique : tout est Betrieb, c’est-à-dire organisation, mécanique, machine. Les parades sont réglées, les défilés et même les discours sont contrôlés dans une effusion limitée. Le recours au sentiment est donc uniquement un effet de surface : il est structuré de l’intérieur par sa négation même, le système technique qui l’utilise comme dynamique émotive, mais qui le contrôle entièrement à des fins de discipline et d’asservissement.
Il faut noter ensuite les termes moraux qui imposent un idéal faussement spirituel, et qui seront intégrés chez plusieurs penseurs, notamment chez Heidegger : Charakter, Entschlossenheit (décisif, résolu, résolution, détermination). Ce vocabulaire appartient de plein droit à l’éthique volontariste du nazisme, mais on peut le voir importé de Fichte et en général de l’exaltation de la germanité. Heidegger, de manière très intéressante, en fait un usage intempérant dans ses cours sur Hölderlin, qui sont parallèles à la période décrite par Klemperer. En effet, il va chercher chez le poète une exaltation du caractère et de la détermination, dans son rapport avec les dieux de la nation allemande. Klemperer a tout un chapitre sur le préfixe Ent-, associé à un acte de renversement, de refus, de négation, correspondant au français « dé- ». Mais rien ne semble ici plus important que l’exaltation d’un héroïsme militaire et viril, dont le pôle opposé est la mollesse et le caractère efféminé du Juif. Le mot juste est ici « combatif », valeureux, authentique. La critique en a été faite dans un livre entier par Adorno, Jargon de l’authenticité[10], dirigé contre la pensée de Heidegger, qui est vue comme un volontarisme naturaliste, faussement moral, qui masque une forme d’orgueil pervers destiné à exclure du concept de l’humanité le pauvre et le démuni, et toute forme d’altérité ou de différence qualifiée à priori d’inauthentique. Le héros nazi fonctionne de la même manière : son idéalité est associée à la germanité, de sorte que personne ne peut être valeureux s’il n’est pas Allemand.
Ce lexique doit être mis en parallèle avec celui de la profondeur de l’expérience, de l’Erlebnis : la vie devient une sorte de drame tragique auquel accèdent seulement une catégorie d’êtres supérieurs. Reprenant les catégories du surhomme de Nietzsche, dans un rapport toujours déjà faussé par la lecture antisémite de sa pensée, ce lexique impose des concepts d’expérience et d’authenticité teintés par un naturalisme vulgaire. À priori, l’expérience juive est pauvre et inauthentique, elle est caverneuse et n’a pas accès aux sommets alpins. Seuls les êtres supérieurs ont une vision (Schau, Anschauung) de l’Allemagne éternelle (ewiges Deutschland), seuls eux peuvent encore prétendre à la gloire et à l’éternité.
Nous devons ensuite porter attention à tous les termes, très nombreux, qui exposent le comportement à adopter et qui distillent les normes : le plus important est certainement Gleichshalten (mettre au pas, uniformiser). C’est le titre du Discours de rectorat de Heidegger, La mise au pas de l’Université allemande. Il faut le mettre en rapport avec le Führersprinzip, qui est l’idée germanique de l’autorité absolue, indiscutable, et qui remonte à Hegel. Dans la langue lti, l’autorité ne peut appartenir qu’à quelqu’un, à une personnalité charismatique qui protège tous ses subordonnés du doute et de la réflexion. Il est sidérant de noter que même dans son Introduction à la métaphysique[11], Martin Heidegger a adopté, en la reportant sur la totalité de l’histoire de l’être, l’expression de ce principe, dont personne ne pouvait ignorer après 1933 qu’il s’agissait d’Adolf Hitler en personne. La notion même d’une normalisation de l’expérience, produite par assujettissement aux lois de Nuremberg, confère au principe de l’autorité absolue un statut sans précédent dans l’histoire politique de l’Europe : plus encore que le souverain, le Führer condense dans sa personne l’autorité de toute loi, de toute norme. Il devient ainsi la règle de toute expérience, le guide (Führer) de toute action.
Je mentionne enfin les termes infâmants, Beschimpfungen, comme les termes désignant les Juifs, leurs maisons, leurs quartiers, leurs habits, leurs coiffures, leurs prénoms, et enfin surtout le nom le plus infâme, celui qui les désigne comme sous-humanité : par exemple, Artfremd, ou Fremd, « étranger », « autre », au sens extrême d’« étranger à l’espèce, au genre », ou encore Untermensch (le contraire évidemment de l’Übermensch de Nietzsche, tel qu’il alimente le rêve hitlérien ou wagnérien). Toutes les actions attendues des Juifs portent du même coup un nom spécifique, qui est une transformation de la langue ordinaire : par exemple Melden, « se rapporter », « s’enregistrer », pour « s’autodésigner comme Juif »; evakuieren, qui veut dire aller en déportation; abgewardet, « transféré au lieu de déporté »; etc… Dans cette langue, le mécanisme est celui de l’euphémisme : par exemple, « être dénoncé ».
Une analyse de l’ensemble de ces exemples nous reconduit à la question plus générale de la fonction de la langue du troisième Reich : Klemperer a fait l’effort de l’analyser, et il note d’abord sa déclamation spécifique, associée à une grandiloquence du ton qui ne craint pas l’emphase et le ridicule. On peut même dire que l’emphase en est une composante essentielle, dans la mesure où la rhétorique de l’effet y subordonne à priori toutes les significations. Il y a un modèle de la harangue fanatique, dont la référence est une certaine pauvreté linguistique, une médiocrité qui se travestit dans les oripeaux du geste et de la déclamation. Klemperer analyse ce modèle de manière pragmatique : derrière le style de l’agitateur charlatanesque, se tient une seule face de l’être humain. Il écrit : « Toute langue qui peut être pratiquée librement sert à tous les besoins humains, elle sert à la raison comme au sentiment, elle est communication et conversation, monologue et prière, requête, ordre et invocation. La lti sert uniquement à l’invocation[12]. »
Cette analyse de l’invocation a des conséquences pragmatiques sur l’effet de la lti : le Juif, comme tout Allemand, la reçoit comme une expression univoque du réel, dans la mesure où ce réel est porté par un sujet politique collectif qui annule l’individu : « Tu n’es rien, ton peuple est tout », affirme un slogan nazi, ce qui signifie selon Klemperer : « Tu n’es jamais seul avec toi-même, jamais seul avec les tiens, tu te trouves toujours face à ton peuple[13]. » Ce peuple voit ton identité et peut te dénoncer à tout moment.
Parler de volontarisme pourrait donc être problématique, car la lti ne s’adresse pas seulement à la volonté de l’individu, comme personne isolée et appelée à la soumission, mais à la Gemeinschaft, à la communauté d’un peuple qui renonce à toute forme de rationalité subjective et qui intègre un regard collectif cautionné par une autorité unique. La lti cherche à anesthésier l’individu, à le priver de sa personnalité, c’est sa fonction principale : telle est la lecture centrale de Klemperer. Quand on relit l’ensemble des observations du journal à travers le prisme des analyses de la lti, on ne peut qu’admirer la lucidité d’un écrivain qui a réussi à mettre à plat la langue même dans laquelle son existence fut humiliée. Le processus de la distillation de l’exclusion dans la langue est ainsi disséqué, sans que ses effets de souffrance ne soient pour autant diminués. Le courage est ici placé en retrait, dans la mesure où Klemperer valorise d’abord l’entreprise intellectuelle d’analyse de la langue. Mais aucun lecteur ne peut douter que chacune de ses observations ne lui ait coûté sang et eau : comme tous les Allemands d’origine juive, Klemperer était sommé de se replier sur son identité juive, et c’est dans la langue qu’il a mené le combat par lequel il pouvait encore résister et demeurer Allemand. « La langue », écrit-il, « ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle[14]. » C’est d’abord sur lui-même que Klemperer a fait l’épreuve de ce qu’il désigne comme la toxicité particulière de la lti, mais c’est aussi à partir de lui-même, par sa pratique de l’écriture, qu’il a développé le contrepoison. Ce journal le montre de manière rigoureuse et exemplaire.
Rares sont les documents relatifs au nazisme qui franchirent la limite du témoignage et transformèrent la chronique de l’oppression en une analyse minutieuse de son processus. Le journal de Victor Klemperer montre quelles ressources un intellectuel que tout aurait dû condamner au désespoir ou à l’exil, et que sa situation protégea du destin de Walter Benjamin ou de Dietrich Bonhöffer, peut trouver dans sa pratique même d’intellectuel pour résister et combattre dans l’écriture. À ce point du courage, le témoignage et l’analyse en viennent à se fondre dans un même geste de survie.
Georges Leroux*
NOTES
* Georges Leroux est professeur au département de philosophie de l’uqàm. Spécialiste de philosophie grecque, il s’intéresse à l’histoire de la philosophie politique et il intervient dans plusieurs revues et journaux sur des questions d’actualité.
1. lti, p. 34. Le lecteur peut lire le journal dans plusieurs versions, la plus complète étant celle qui fut amorcée par Klemperer avant sa mort, mais qui ne fut publiée qu’à titre posthume. Pour l’édition allemande, cf. V. Klemperer, Leben sammeln, nicht fragen wozu und warum. Tagebücher 1919-1932 (Berlin, Aufbau Taschenbuch Verlag, 1996); Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten. Tagebücher 1933-1945 (Berlin, Aufbau Taschenbuch Verlag, 8 vol., 1996); Und so ist alles schwankend. Tagebücher Juni-Dezember 1945 (Berlin, Aufbau-Verlag 1996); So sitze ich denn zwischen allen Stühlen. Tagebücher 1945-1959 (Berlin, Aufbau Taschenbuch Verlag, 2 vol., 1999). Traduction française partielle de G. Riccardi : vol. 1, Mes soldats de papier. Journal 1933-1941, et vol. 2, Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal 1942-1945 (Paris, Seuil, 2000). Nous disposons également d’un abrégé, rédigé pour des fins de commodité de 1945 à 1947, sous le titre lti. La langue du iiie Reich. Carnets d’un philologue (trad. et notes É. Guillot, prés. S. Combe et A. Brossat, Paris, Albin Michel, 1996; rééd. de poche chez Presses Pocket, coll. Agora, 1998).
2. V. Klemperer, Curriculum vitæ, Berlin, Aufbau Taschenbuch Verlag, 2 vol., 1996.
3. Trad. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 2003.
4. Cf. le journal de Dawid Sierakowiak, Journal du ghetto de Lodz : 1939-1943 (trad. M. de Pracontal, Monaco, Le Rocher, 1997).
5. Un film de Margarethe von Trotta, datant de la même année que celui de Stan Neumann, propose une reconstitution des tensions qui affectaient les couples mixtes, au sein desquels l’amour était soumis à l’épreuve de la mort. Il s’agit de Rosentraße, un film qui relate les efforts d’une femme provenant de la haute bourgeoisie allemande pour sauver son mari juif, promis à la déportation.
6. Il constitue à cet égard l’occasion de rappeler des travaux essentiels, ceux de Jean-Pierre Faye, notamment : La déraison antisémite et son langage. Dialogues sur l’histoire et l’identité juives (Arles, Actes Sud, 1996) et Langages totalitaires. Critique de l’économie narrative (Paris, Hermann, 1972).
7. Das Prinzip Genauigkeit. Laudatio auf Victor Klemperer, Francfort, Suhrkamp, 1996.
8. Daniel Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, trad. P. Martin, Paris, Seuil, 1997.
9. Ferdinand Tönnies, Community and Society, trad. et éd. C. P. Loomis, East Lansing, Michigan State University Press, 1957.
10. Cf. Adorno, Jargon de l’authenticité, de l’idéologie allemande, trad. É. Escoubas, Paris, Payot, 1989.
11. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1987.
12. lti, op. cit., p. 49.
13. Idem.
14. Ibid., p. 40.