Plusieurs facteurs se sont combinés en 2006 pour faire de la présence canadienne en Afghanistan un enjeu majeur sur notre scène politique nationale. Au premier chef, il y a le soudain accroissement des pertes militaires. Dans les trois premières années du déploiement en Afghanistan, sept soldats sont décédés, la plupart de manière accidentelle. Entre août 2005 et novembre 2006, ce sont 37 militaires et un diplomate qui ont perdu la vie, la plupart suite à des combats ou des attentats. Cette hausse du nombre de victimes coïncide avec le déploiement des Forces armées canadiennes dans la région de Kandahar, au sud de l’Afghanistan. Le Canada assume aujourd’hui le taux de perte par militaire déployé le plus élevé de l’Alliance en Afghanistan.
Certes, la région de Kandahar est plus périlleuse que celle de Kaboul, où opéraient auparavant les Forces canadiennes. Mais ce lourd bilan est surtout le reflet d’une situation en pleine dégénérescence en Afghanistan. Le sud du pays vit une crise, et les insurgés contrôlent une large part du territoire conduisant des opérations militaires avec des formations comprenant des centaines de combattants. Reconnaissant l’urgence de la situation, le général américain James Jones, commandant allié suprême en Europe, réclamait en septembre 2 500 troupes additionnelles pour la région Sud. Plusieurs mois se sont passés sans que personne ne réponde à cet appel pressant. En attendant, les Forces canadiennes doivent tenir le coup.
Sur la scène politique fédérale, la situation minoritaire du gouvernement de Stephen Harper complique la donne. Le premier ministre s’est rendu lui-même en Afghanistan dès le début de son mandat pour signifier l’appui renouvelé de son gouvernement envers la mission afghane. Pourtant, alors qu’elles sont traditionnellement l’apanage du bureau du premier ministre, les décisions en matière de politique étrangère sont dans les circonstances actuelles à la portée des partis d’opposition en chambre. Le gouvernement Harper s’est vu forcé de tenir un débat d’urgence à la Chambre des communes sur la présence canadienne en Afghanistan, le 10 avril 2006. En mai, il remporterait de justesse, par quatre voix de différence, un vote annoncé à quelques jours d’avis sur le renouvellement de la présence des Forces canadiennes pour deux ans[1]. Ajoutons à cela les mauvaises nouvelles qui se succèdent en provenance d’Afghanistan et l’on se retrouve avec un gouvernement canadien constamment sur la défensive.
Les sondages confirment ces revers de fortune dans l’opinion publique. Les Canadiens, et plus encore les Québécois, entretiennent des doutes croissants à l’égard de la pertinence de la présence canadienne en Afghanistan. La couverture médiatique s’est par ailleurs volontiers faite catastrophiste, entretenue par le feu roulant des opérations militaires et la liste des morts qui s’allonge inexorablement.
La situation en Afghanistan est inquiétante, et l’on est en droit de se poser des questions quant à la nature et à l’ampleur de l’engagement canadien. Cependant, un certain nombre de mythes persistants polluent le débat actuel sur la présence canadienne en Afghanistan. Une première partie de ce texte a l’ambition d’en mettre à nu quelques-uns, et une seconde, de suggérer des pistes de discussions plus utiles pour les débats en cours.
PREMIER MYTHE : LE CANADA RENIE SA GRANDE TRADITION DE CASQUES BLEUS
Rétablissons d’abord les faits historiques. Entre 1956 et 1990, le dispositif militaire canadien était centré sur la menace écrasante représentée par les armées du bloc de l’Est. Tout l’appareil militaire canadien était pensé en fonction d’une guerre conventionnelle généralisée rappelant la Seconde Guerre mondiale. Les opérations de maintien de la paix durant cette période étaient peu nombreuses et constituaient un phénomène somme toute marginal par rapport au paradigme central de la Guerre froide. Il est faux de dire que les soldats canadiens étaient alors avant tout des Casques bleus, des arbitres inoffensifs de conflits où le Canada tenait un rôle magnanime de médiateur. Cette image est plus le résultat de slogans politiques galvaudés que d’une réalité historique.
Il faut aussi souligner le décalage entre l’image du Casque bleu leu impartial, déployé avec le consentement des parties et n’ayant recours à la force qu’en cas de légitime défense, et les opérations des Casques bleus d’aujourd’hui. Au début des années 1990, avec la levée du blocage Est-Ouest, le secrétaire général des Nations Unies, Boutros Boutros-Ghali, élargit significativement le spectre des opérations de paix. Son « agenda pour la paix » souligne la nécessité non seulement de maintenir la paix mais aussi de prévenir les conflits, de tenir un rôle actif dans l’établissement de la paix, d’accompagner les sociétés en sortie de crise, voire d’imposer la paix lorsqu’une situation menace l’équilibre international.
Cette redéfinition des opérations de maintien de la paix en opérations de paix au sens large a eu des conséquences durables. Tout d’abord, il y a eu une multiplication des opérations. Les contingents sous le drapeau des Nations Unies atteignent rapidement des sommets inégalés au début des années 1990. De plus, les nouvelles opérations de paix avaient des mandats beaucoup plus ambitieux, l’onu allant jusqu’à assumer une bonne part de l’administration d’un pays dans le cas de l’opération récente au Timor oriental.
Les nouvelles ambitions de l’onu ont aussi connu des ratés. Les plus notoires sont en Somalie, au Rwanda et à Srebrenica. Ces catastrophes ont entraîné une remise en question du rôle de l’onu dans la résolution des conflits. D’une part, l’onu s’est lancée dans un exercice de réflexion en profondeur qui a mené à la publication du rapport Brahimi en 2000. Le rapport reconnaît les dysfonctionnements au sein de l’appareil onusien et propose un ensemble de réformes reflétées dans les opérations actuelles bien plus proactives. D’autre part, l’onu s’est tournée vers les organisations régionales pour remplir les mandats votés au Conseil de sécurité. Ce transfert de responsabilité est bien illustré à la fin 1995 par le passage de la Force de protection des Nations Unies à la Force de mise en œuvre, menée par l’otan en ex Yougoslavie. Si une date doit être retenue pour le transfert de l’essentiel des contingents canadiens à des opérations de paix à l’extérieur de l’onu, il s’agit bien de 1995 et non pas du déploiement en Afghanistan débuté en février 2002.
Précisons que ce transfert se fait avec l’aval de l’onu et que le Canada emboîte le pas à un ensemble de pays, notamment occidentaux, qui ont retiré leur confiance aux opérations menées par l’onu et qui préfèrent agir sous l’égide de l’otan dont l’expertise militaire est éprouvée.
Le Canada ne renie pas sa longue tradition d’implication dans les opérations de paix, il participe à l’évolution de celles-ci. En Afghanistan, l’essentiel des troupes canadiennes opère dans le cadre de la Force internationale d’assistance à la sécurité (fias), une mission créée par l’onu et reprise par l’otan en 2003. Cela reflète un rôle accru des organisations régionales dans les opérations de paix.
Aujourd’hui, la plupart des nouvelles missions de paix sont placées sous le chapitre vii de la charte des Nations Unies, qui se veut bien plus intrusif et qui laisse une plus grande marge de manœuvre si les forces onusiennes veulent recourir à la force. En République démocratique du Congo, les Casques bleus de la Mission des Nations Unies en République démocratique du Congo ont participé à des offensives gouvernementales dans l’est du pays pour déloger les milices armées qui commettaient des exactions contre les civils. Dire qu’en Afghanistan le Canada se livre à une guerre en rupture totale par rapport aux opérations de paix relève de l’anachronisme, et ce depuis plus de 10 ans.
DEUXIÈME MYTHE : L’AFGHANISTAN ET L’IRAK, MÊME COMBAT
La « guerre au terrorisme » lancée par l’administration du président George W. Bush suscite beaucoup de controverse. Déjà, au premier abord, il semble absurde de déclarer la guerre à un concept ou à un mode opératoire. À ce compte, il est possible de déclarer la guerre au fromage au lait cru ou aux fiducies à revenu. Concrètement, ce slogan politique creux a eu des conséquences en situant clairement la réaction américaine aux attentats du 11 septembre 2001 dans le registre militaire. Cette approche est aujourd’hui contestée même par les agences de renseignement américaines qui concluent, dans un rapport rendu public par le New York Times, que l’invasion de l’Irak a aggravé la menace terroriste pesant sur les États-Unis[2].
Au Canada, et particulièrement au Québec, la « guerre au terrorisme » a fait les choux gras de tous les courants de pensée anti-américain. Ceux-ci se sont tout naturellement attaqués, souvent avec raison, à l’opération « Enduring Freedom » qui est la concrétisation de la « guerre au terrorisme ». Première opération militaire internationale déployée en Afghanistan, ses objectifs initiaux sont la destruction des camps d’entraînement et des infrastructures terroristes, la capture des dirigeants d’Al-Qaïda, ainsi que la cessation de toute activité terroriste en Afghanistan. L’opération « Enduring Freedom » est sous direction américaine, et elle est formée d’une coalition de pays volontaires. À bien des égards, elle est pensée comme une opération de guerre.
Ainsi, l’on serait tenté de croire que toutes les opérations militaires spectaculaires diffusées à la télévision sont des émanations de cette sulfureuse opération américaine « Enduring Freedom ». Le Canada participerait à une guerre américaine illégitime en Afghanistan, au même titre que celle qui a été engagée en Irak avec des résultats désastreux.
Une nuance majeure s’impose pourtant : deux autres opérations internationales sont actives en Afghanistan. Il y a d’abord la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan, composée de civils chargés de coordonner l’aide humanitaire et d’appuyer les efforts pour constituer un appareil étatique fonctionnel. Il y a ensuite la fias créée par le Conseil de sécurité de l’onu à la fin 2001 et reprise par l’otan en août 2003. Celle-ci est chargée de stabiliser la situation pour permettre au gouvernement afghan de s’affirmer comme autorité politique incontournable, d’abord à Kaboul et ensuite progressivement dans l’ensemble du pays. Le Canada a joué un rôle important pour pousser l’otan à prendre en charge la fias. L’essentiel des troupes canadiennes opère en son sein depuis 2003.
Lorsque le premier contingent canadien a été envoyé dans la région de Kandahar en août 2005, il a été placé de manière transitoire sous la responsabilité de l’opération « Enduring Freedom ». Les troupes envoyées à Kandahar faisaient partie de l’extension de la fias au sud de l’Afghanistan. La prise de commandement effective par l’otan ne s’est néanmoins faite que le 1er août 2006.
Or, entre le déploiement des Forces canadiennes à Kandahar et la prise en charge de la fias, les violences ont fait un nombre important de victimes. Dans le bulletin du Téléjournal à Radio-Canada, cela se traduit par un titre comme « au cours de combats intenses, les militaires canadiens placés sous commandement américain ont essuyé de lourdes pertes ». Vous avez ensuite des reportages qui indiquent que le déménagement de Kaboul à Kandahar s’est fait au profit de l’opération « Enduring Freedom » et que les Canadiens rompent avec l’héritage de Lester B. Pearson pour se lancer dans la « guerre au terrorisme ».
Pourtant, les troupes font partie d’un transfert de responsabilités entre l’opération « Enduring Freedom » et la fias au profit de cette dernière. Or, comme nous l’avons précisé, la fias a été créée par une résolution du Conseil de sécurité de l’onu (un gage généralement reconnu de légitimité internationale), elle est dirigée par une organisation multilatérale (l’otan) et elle est chargée d’apporter aux Afghans une meilleure sécurité afin que le pays se stabilise politiquement et qu’il se relève économiquement. Ce mandat place la fias parmi les opérations de paix robustes dont la venue date des années 1990.
À partir d’août 2006, plus de 2 000 militaires canadiens sont placés sous la fias, alors qu’à peine plus de 35 autres opèrent officiellement dans le cadre de l’opération « Enduring Freedom ».
Contrairement à l’invasion de l’Irak, l’intervention internationale en Afghanistan est légitime, appuyée par des résolutions en ce sens du Conseil de sécurité, et Kofi Annan lui a lui-même accordé son soutien sans équivoque[3]. La fias, qui accueille l’essentiel du contingent canadien, est une opération de paix au sens contemporain du terme.
TROISIÈME MYTHE : LE CANADA EST LE CHIEN DE POCHE DES AMÉRICAINS
Derrière l’association que l’on fait volontiers entre l’opération « Enduring Freedom » et la présence canadienne en Afghanistan, il y a souvent une idée préconçue tenace : le Canada est un simple pion des Américains.
À n’en pas douter, la défense du Canada et celle des États-Unis sont parmi les plus intégrées au monde. Cette situation est le reflet de réalités politiques et économiques évidentes. Le lendemain du 11 septembre 2001, toutes les marchandises étaient bloquées aux frontières des deux pays. Si cette situation avait perduré, les Canadiens auraient vécu une crise économique sans précédent. La difficulté tient au fait que la relation entre les deux pays est asymétrique, les États-Unis ayant une importance bien plus centrale pour le Canada que l’inverse.
Si les dirigeants canadiens peuvent recourir à des rengaines anti-américaines à des fins démagogiques, ils savent très bien que des décisions importantes inconsidérées envers les Américains peuvent avoir des conséquences dramatiques. La décision de ne pas appuyer l’invasion de l’Irak et celle de ne pas joindre le bouclier antimissile reflète l’orientation multilatérale et libérale de la politique étrangère canadienne. L’importance de l’engagement en Afghanistan a clairement été, au moins en partie, une monnaie d’échange pour ces rebuffades.
Pour les anti-américains les plus zélés, tout ce que les États-Unis entreprennent est nécessairement une infamie. Pourtant, au lendemain du 11 septembre 2001, l’intervention en Afghanistan bénéficiait d’un appui quasi unanime de la communauté internationale. On pourrait aussi rappeler que les Américains sont, et de loin, les plus gros fournisseurs en fonds d’aide au développement en Afghanistan. La tentation est grande d’attribuer aux États-Unis des intentions malveillantes, plus encore sous l’impopulaire administration actuelle. Pourtant, ce qui a été entrepris en Afghanistan est louable à bien des égards et le Canada a fait un choix qui ne le trahit en rien en s’y investissant.
QUATRIÈME MYTHE : L’ARMÉE CANADIENNE A PRIS UN « VIRAGE OFFENSIF »
Les investissements importants annoncés dans la défense, la nomination à la tête des armées du flamboyant général Rick Hillier et la transformation de notre appareil militaire ont été qualifiés de « virage offensif », voire d’alignement sur les doctrines militaires américaines.
Si on passe en revue les investissements militaires récents, en quoi consistent-ils exactement? Pour l’essentiel, ce sont ce que l’on appelle des capacités de « projection de forces », tels des avions de transport, des navires de ravitaillement et des camions. L’armée canadienne a investi pour être plus mobile, plus facile à déployer et à soutenir une fois active sur des fronts lointains. Ce virage reflète les nouvelles réalités post-Guerre froide où les divisions blindées du Pacte de Varsovie massées aux frontières de l’Europe de l’Ouest ont fait place à des crises ponctuelles, souvent dans le cadre de guerres civiles et dans des régions difficiles d’accès. L’idée fondamentale ici est que le Canada, après une décennie de coupures massives, entend enfin se doter des instruments correspondant aux engagements qu’il prend sur la scène internationale, notamment en termes de déploiements militaires.
Le gouvernement canadien a bien compris qu’un ajustement des moyens militaires se devait d’être accompagné de réformes structurelles en profondeur pour en tirer le meilleur parti. Il s’agit de passer d’une structure pensée comme creuset d’une mobilisation en masse, à une structure plus flexible chargée de répondre rapidement à une vaste gamme de menaces et d’urgences. Une telle révolution nécessite une impulsion déterminée de la part des leaders de l’armée, ce qui explique la nomination d’un personnage aussi volontariste que le général Rick Hillier.
Les investissements et les réformes visent à adapter nos moyens militaires à de nouvelles réalités. Le fait que l’armée canadienne soit impliquée en Afghanistan dans des combats à grande échelle n’a rien à voir avec ces efforts, les combats sont plutôt la conséquence directe d’une décision politique qui a placé le contingent canadien au cœur de la tourmente afghane. Contrairement à ce que laisse entendre la thèse du « virage offensif », les nouvelles capacités militaires sont en fait particulièrement adaptées aux opérations de paix. Le gouvernement est responsable de ce qu’on en fait, pas le général Hillier. Rappelons par ailleurs que le Canada, même après les derniers réinvestissements, consacre à peine plus d’un pour cent de son pib à des dépenses en défense, ce qui le place en queue de peloton par rapport à l’ensemble des pays de l’otan.
Une fois évacués certains des clichés les plus courants sur la présence canadienne en Afghanistan, il n’en demeure pas moins que cet engagement soulève des questions importantes sur la politique étrangère canadienne, notamment à l’égard de son implication dans les opérations de paix et de gestion de crises.
JUSQU’OÙ SOMMES-NOUS PRÊTS À NOUS ENGAGER EN AFGHANISTAN?
Est sans doute arrivé le moment où le Canada doit se demander si les énergies qu’il investit en Afghanistan sont justifiées par des objectifs politiques clairs et atteignables. John Ferris, de l’université de Calgary, écrit : « L’Afghanistan est un pays facile à envahir, mais dur à conquérir, parce qu’il est éclaté. L’État est impotent et les Afghans veulent y demeurer bien plus que les étrangers qui s’y risquent[4] ».
La prise en charge par la fias de la région sud cet été, et de la région est cet automne, complète l’extension de la mission de l’otan à l’ensemble de l’Afghanistan. La fias favorise une stratégie intégrant les dimensions politique, économique et sociale à ses efforts de nature plus militaires. À si brève échéance, il est dur d’évaluer l’impact de ce changement important. Force est cependant de constater qu’il se fait très tard. L’insurrection armée dans la moitié sud du pays a atteint une intensité telle qu’elle menace de faire basculer tout le processus politique post-taliban. Les insurgés peuvent compter sur les revenus générés par la culture du pavot, en pleine croissance, et bénéficient de l’espace politique ouvert par l’absence d’État de droit, la corruption et le discrédit du gouvernement de Kaboul.
L’évolution récente de la présence internationale reflète donc le désir exprimé par les Canadiens de voir prioriser les efforts de réconciliation politique et d’aide au développement. La question est plutôt de savoir si les divers acteurs de la communauté internationale disposent de la volonté nécessaire pour voir concrétiser leurs projets dans un contexte plus difficile que celui envisagé.
EST-CE QUE LE CANADA EST LE DERNIER DES ATLANTISTES?
Le Canada a fait de l’Afghanistan une priorité, il y concentre ses moyens diplomatiques et militaires, ainsi que son aide au développement. L’effort international global n’est cependant pas à la même hauteur. Les Afghans ont obtenu une fraction de l’aide versée au Timorais, aux Haïtiens ou aux Bosniaques. En fait, le Canada s’est retrouvé coincé entre, d’une part, des partenaires européens qui se sont engagés du bout des lèvres en Afghanistan, refusant d’être déployés dans des zones plus difficiles et d’ajuster le mandat de la fias pour l’adapter aux exigences de la contre-insurrection, et d’autre part, les États-Unis qui acceptent difficilement les limites imposées par un cadre multilatéral et qui tendent à se concentrer sur la dimension militaire de la situation.
En fait, le Canada est le meilleur champion de l’otan en Afghanistan. Il en subit aujourd’hui les contradictions internes. Le lien atlantique a servi de point de ralliement pour les Occidentaux pendant la Guerre froide. Pensée comme un simple outil militaire, l’otan est devenue une enceinte de discussions privilégiée pour les questions de défense. La fin de la Guerre froide a entraîné une quête d’identité, ou plutôt de pertinence, qui se poursuit à ce jour.
Le vif désaccord sur l’invasion de l’Irak en 2003 a mis en lumière les profondes divisions au sein des relations transatlantiques. Le Canada a tout à perdre d’une déchéance de l’otan. Une Europe centrée sur son propre développement comme entité politique indéfinie et une Amérique recroquevillée sur elle-même laisseraient le Canada isolé. Il n’empêche que le Canada ne peut soutenir seul l’Alliance atlantique, pas plus qu’il ne peut s’engager seul en Afghanistan. La politique étrangère canadienne mise depuis longtemps sur le multilatéralisme pour faire avancer ses objectifs, il s’agit maintenant d’inspirer les alliés du Canada dans le même sens, faute de quoi il serait légitime de questionner un effort qui s’est révélé inégal en Afghanistan.
EST-CE QUE LES CANADIENS SONT PRÊTS À ASSUMER UN LEADERSHIP SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE?
Le dernier Énoncé de politique internationale propose que le Canada se concentre sur certains pays et certaines crises prioritaires. Traditionnellement, le Canada a eu tendance à s’engager dans toutes les urgences de l’heure. Cependant, avec les moyens limités qui sont les siens, cette omniprésence s’est faite aux dépens de son influence. Ainsi, le Canada pouvait revendiquer le fait d’être présent partout, mais il était forcé de constater qu’il n’était influent nulle part. Pour y remédier, des choix s’imposent.
La concentration des efforts de diplomatie, de défense et de développement en Afghanistan est une première expérience de cette nouvelle approche qui se poursuit même si nous avons changé de gouvernement depuis l’adoption du nouvel Énoncé de politique internationale. Grâce à elle, le Canada s’est imposé comme un acteur incontournable de la transition en Afghanistan. Il est consulté lors des discussions et des négociations internationales et il est au cœur de sa mise en œuvre.
Par ailleurs, si 80 pour cent des troupes canadiennes déployées à l’extérieur du pays sont concentrées au même endroit, l’attention du public canadien a tendance à être beaucoup plus soutenue. Cela est d’autant plus vrai que le gouvernement est en situation minoritaire et qu’il doit répondre de manière convaincante aux questions en Chambre au sujet de sa politique étrangère. Est-ce que les Canadiens tiennent à avoir un rôle international actif, et parfois controversé, ou veulent-ils plutôt se réfugier dans le confort relatif pourvu par l’insignifiance? En Afghanistan, le test de cette approche se révèle très ardu. Il ne faut pas pour autant perdre de vue cette question plus fondamentale sur le degré d’engagement des Canadiens à l’égard des questions internationales.
Marc André Boivin*
NOTES
* Marc André Boivin est coordonnateur du Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix et chercheur au Groupe d’étude et de recherche sur la sécurité internationale, tous deux affiliés au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal.
1. Cet épisode a fait impression sur la scène internationale. Il est cité notamment dans un récent rapport de l’International Crisis Group (Countering Afghanistan’s Insurgency : No Quick Fixes, Bruxelles, International Crisis Group, Asia Report no 123, 2 nov. 2006, p. 15).
2. Mark Mazzetti, « Spy Agencies Say Irak War Worsens Terrorism Threat », New York Times, 24 sept. 2006, p. 1.
3. Le Secrétaire général des Nations Unies écrit : « Dans ce contexte [l’aggravation de l’insurrection armée], le déploiement de la Force internationale d’assistance à la sécurité dans le sud est un événement particulièrement opportun et bienvenu. Je salue la contribution et le sacrifice que font les États Membres qui participent à cette Force et j’encourage vivement tous les pays à soutenir son déploiement dans le reste du pays » (Kofi Annan, « La situation en Afghanistan et ses conséquences pour la sécurité internationale », Rapport du Secrétaire général, New York, Organisation des Nations Unies, S/2006/727, 11 sept. 2006, p. 18).
4. John Ferris, « Invading Afghanistan, 1838-2006 : Politics and Pacification », Journal of Military and Strategic Studies, 2006, vol. 9, no 1, p. 29; je traduis.