Les États-Unis ne sont pas intéressés à la paix en Afghanistan. Les gens qui ont tué par milliers, qui ont géré le trafic de la drogue, dirigent actuellement le pays.
Kathy Gagnon[2]
Mon pays dévasté n’est absolument pas libre. […] Les bombes américaines, les bombardiers B52 et la présence de milliers de soldats des États-Unis ne sont pas des moyens pour mener à la libération ou à l’établissement de la démocratie dans notre pays. Le peuple des États-Unis devrait savoir que ses troupes ne servent que les intérêts stratégiques du gouvernement américain et rendent la situation pire en Afghanistan. La libération doit être atteinte par le peuple d’un pays et il doit se battre pour sa propre libération. L’évolution de la situation en Afghanistan et en Irak démontre la véracité de cette thèse.
Zoya[3]
Sans doute personne ne prendrait au sérieux un vampire qui prétendrait agir pour le bien de sa victime alors même qu’il la saigne à mort. Il serait très certainement reçu avec mépris et colère s’il affirmait, les crocs plantés dans une jugulaire, qu’il effectue « une incision chirurgicale » ou qu’il œuvre pour la liberté, l’égalité et la paix. Ce prédateur serait fort probablement accusé à juste titre de chercher à justifier malhonnêtement un acte qui n’a qu’un objectif : lui procurer le sang dont il a besoin pour vivre une vie qui ne peut se maintenir qu’en mettant fin à d’autres vies. Si les vampires n’existent pas et que ces questions restent donc toutes théoriques, il existe en politique des empires que l’on pourrait nommer « vempires », tant il est vrai qu’ils puisent leur puissance du sang des peuples, le plus souvent en prétendant vouloir leur bien[4]. Les discours de justification des guerres menées aujourd’hui en Afghanistan et en Irak m’apparaissent relever de la même éthique du vampire.
Avant d’aborder ces discours justificateurs et le contexte dans lequel ils sont énoncés, je préfère annoncer mes couleurs. Sans grande originalité, je privilégie les principes de liberté, d’égalité et de solidarité. Le respect de ces principes implique toutefois selon moi un rejet de l’armée d’État. Cette institution est profondément inégalitaire (considérant la stricte hiérarchie militaire) et brime la liberté au point où des subalternes ne peuvent refuser d’assassiner en service commandé sans risque de sanctions sévères. Je pense malheureusement qu’il peut être parfois nécessaire de tuer pour des raisons politiques, surtout en cas de légitime défense. Or, comme le meurtre est l’un des gestes les plus graves qui puissent être posés, ces actions meurtrières doivent être menées — pour respecter les principes de liberté et d’égalité — dans le cadre d’organisations non hiérarchiques. Celles et ceux qui tuent doivent le faire de leur propre chef et non sur l’ordre d’individus en position hiérarchique supérieure qui refusent d’avoir du sang sur les mains. Il m’apparaît de plus naïf de croire que la guerre menée en Afghanistan et en Irak par des soldats occidentaux aura pour conséquence l’établissement dans ces pays de la liberté et de l’égalité, ou plus modestement de régimes libéraux stables. En fait, tout porte à croire — comme il était possible de l’anticiper dès le départ — que les armées d’invasion ne parviendront pas même à maintenir l’ordre dans ces régions, puisque l’invasion elle-même y a déclenché — ce qui était aussi à prévoir — des mouvements de résistance nationaliste et anti-impérialiste. Enfin, j’ai tendance à prendre le parti des faibles contre les forts — le parti des vempirisés contre les vempires — précisément parce que ce sont les forts — les vempires — qui rendent impossible par leur existence même la réalisation du principe d’égalité. En effet, les forts ne le sont que dans la mesure où ils vampirisent les faibles, qui ne sont faibles bien souvent que dans la mesure où ils sont vampirisés. Les faibles me semblent donc généralement plus légitimes que les forts, surtout lorsqu’ils mènent des actions pour se défendre contre la volonté de puissance des plus forts.
L’Afghanistan, paraît-il, est un pays aux paysages magnifiques dont la beauté appelle à la méditation. Depuis plus de 30 ans, pourtant, il attire peu de touristes, mais beaucoup d’assassins. Les uns tuent et s’y font tuer, dit-on, au nom de la libération du prolétariat, d’autres au nom de dieu, du prestige de leur chef de clan et de l’autonomie de leur vallée, de l’émancipation des femmes et du triomphe du libéralisme. Certains, plus prosaïques, y tuent et se font tuer pour conserver leur part du marché de l’opium. Plusieurs, sans doute, y tuent maintenant par habitude, la guerre y sévissant depuis si longtemps. Des Afghans nombreux n’ont connu d’autre métier que celui d’assassin public.
Je n’étais pas encore adulte lorsque la guerre civile a éclaté dans ce pays lointain en 1978, trois ans à peine après la fin de la guerre au Viêtnam. En 1988, alors que j’étudiais au baccalauréat en science politique, j’avais rédigé un travail sur l’intervention militaire soviétique en Afghanistan. J’ai alors appris que ce tas de cailloux sillonné de si belles vallées attirait depuis très longtemps bien des convoitises étrangères, et que les Britanniques et les Russes s’y étaient affrontés plus ou moins directement au xixe siècle. La guerre qui sévissait dans les années 1980 suivait une révolution pacifique en 1973 qui avait conduit au départ du roi et à l’instauration d’une république. Dans le pays s’agitaient des forces conservatrices religieuses et des communistes qui trouvaient que la république ne suffisait pas à apporter la justice dans ce pays dont la population est considérée comme l’une des plus pauvres de la planète. Une révolution a mené les communistes afghans au pouvoir en 1978. Ces communistes, principalement issus des rangs de la jeunesse éduquée, comptaient plusieurs femmes dans leurs rangs. En plus d’exercer seul le pouvoir, le parti communiste avait comme priorité la lutte contre l’obscurantisme religieux et la promotion des droits et des intérêts des petits paysans — par l’abolition des dettes et l’interdiction de l’usure — et des femmes. Les Afghanes avaient ainsi obtenu des droits similaires à ceux des hommes. Fillettes, elles devaient maintenant aller à l’école comme les garçons. Adultes, elles avaient le droit de pratiquer la profession de leur choix. Leur vente par des hommes était maintenant interdite, ainsi que le lévirat, soit l’obligation pour une veuve sans enfants d’épouser le frère de son défunt époux[5].
Conseiller à l’époque à la Maison Blanche, Zbigniew Brezinski a admis que les États-Unis avaient commencé à financer la guérilla anticommuniste dès les mois suivant la prise de pouvoir par les communistes afghans. Selon Brezinski, il s’agissait pour Washington d’attirer l’u.r.s.s. dans un piège similaire à celui dans lequel étaient tombés les États-Unis au Viêtnam[6]. Depuis la fin des années 1950, l’u.r.s.s. s’était investie en Afghanistan pour y accroître son influence. Le vempire soviétique avait pavé à ses frais les rues principales de Kaboul, construit routes et tunnels, érigé des silos à grains, fourni des autobus, équipé un hôpital, offert un transit gratuit par son territoire de certains produits commerciaux et accordé des bourses aux jeunes Afghans désireux d’étudier en u.r.s.s. Le 24 décembre 1979, c’est l’armée soviétique qui entre en Afghanistan, prétextant aider un régime allié aux prises avec une insurrection subventionnée par les États-Unis. L’u.r.s.s. y massera environ 120 000 soldats.
En Occident, nous n’avons pas reçu d’écho dans les médias des justifications qu’ont donné les autorités soviétiques pour cette intervention militaire. Il est probable qu’elles aient expliqué à la population soviétique qu’elles répondaient positivement par « devoir internationaliste » et par esprit de « coopération fraternelle et prolétarienne » à un appel d’aide des communistes afghans, menacés par des forces réactionnaires aidées par la puissance capitaliste américaine. Les autorités soviétiques ont peut-être même affirmé que leur armée devait intervenir pour protéger les droits des femmes afghanes. Quoi qu’il en soit, la position la plus commune en Occident à l’époque consistait à considérer cette intervention comme une invasion, soit un acte d’agression, et les discours de justification de Moscou comme de la propagande dissimulant une pure volonté de puissance.
Dans le travail universitaire que j’avais rédigé alors, et que je viens de retrouver dans une chemise fripée avec des dizaines de coupures de journaux que j’avais colligées à l’époque, j’expliquais l’intervention soviétique par une série de motivations pragmatiques dans le contexte de la Guerre froide. Relisant ce travail, j’ai redécouvert avec étonnement que l’un des objectifs de l’empire soviétique, dont 20 pour cent de la population était musulmane, consistait à endiguer l’influence de l’islamisme suite à la Révolution islamiste d’Iran de 1979[7]. Cette invasion militaire se doublait d’ailleurs d’un changement d’attitude en u.r.s.s., avec la reprise d’une forte propagande anti-islamiste affirmant l’incompatibilité fondamentale entre l’islam et les valeurs marxistes.
Aux yeux des Occidentaux libéraux, la guérilla anticommuniste menait une lutte juste et légitime contre l’« Empire du mal », comme le président Ronald Reagan appelait alors l’u.r.s.s. Les soviétiques étaient identifiés dans les médias occidentaux comme des « occupants[8] », et le régime de Kaboul comme « un gouvernement fantoche[9] ». Les rebelles, pour leur part, étaient des « résistants » d’un « mouvement de libération nationale » menant un combat digne de « David contre Goliath[10] ». En 1985, le président Ronald Reagan avait reçu à la Maison Blanche des rebelles afghans qu’il avait désignés comme « l’équivalent moral des pères fondateurs des États-Unis[11] », rien de moins. Selon les bons mots d’un politicien français interviewé par la revue Le Point, après s’être rendu clandestinement en Afghanistan pour y rencontrer des « résistants », ceux-ci lui auraient demandé « de témoigner » parce qu’ils « n’arrivent pas à comprendre que l’Occident ne se mobilise pas d’avantage pour eux. […] Ces reproches sortaient naturellement, parce qu’ils ont le sentiment d’être en première ligne contre l’expansionnisme soviétique. » Et l’islamisme que combattaient alors l’u.r.s.s et les communistes de Kaboul? Le politicien expliquait que « [t]out le monde [dans la résistance] est musulman, mais ce ne sont pas des fanatiques, comme certains pourraient le croire[12]. » Un journaliste nous mettait également en garde contre une critique trop hâtive de l’islamisme des résistants : « Nos concepts de progressisme, d’intégrisme, de féodalisme ne sont pas nécessairement à plaquer sans précautions sur la société afghane[13] ». Le même article indiquait l’adresse de contact du Mouvement de soutien à la résistance du peuple afghan, qui apportait « un soutient politique et matériel » aux résistants. En bref, à cette époque, les musulmans afghans étaient des islamistes sympathiques qui avaient terriblement besoin de l’aide de l’Occident. Quant aux droits des femmes afghanes, le sujet n’était tout simplement pas abordé… Il y avait bien encore en Occident quelques communistes alignés sur Moscou, mais ils étaient ridiculisés pour leur naïveté qui les empêchait de voir que l’u.r.s.s était engagée dans ce pays par simple volonté de puissance, et non par respect pour de nobles principes. À la fin des années 1980, alors que l’armée soviétique s’embourbait toujours plus profondément dans le bain de sang afghan, les médias occidentaux se délectaient d’images des sympathiques résistants appelés « moudjahidins », soit les « combattants de la liberté ». Les médias diffusaient des images de ces valeureux « combattants de la liberté » maniant des missiles français anti-chars Milan et, surtout, les fameux missiles anti-aériens Stigner, provenant des États-Unis, dont les journalistes vantaient le faible coût, le maniement aisé et l’efficacité meurtrière[14].
L’armée soviétique s’est retirée d’Afghanistan en 1989, et personne en Occident ne disait alors qu’elle aurait dû y rester pour éviter que le pays ne sombre plus profondément dans la guerre civile. Le Mur de Berlin a été renversé peu après. L’Afghanistan est retombé dans l’oubli, et ce n’est que par quelques entrefilets dans les médias que nous avons appris en 1992 que les « combattants de la liberté » étaient finalement venus à bout du régime communiste. Les chefs de clans qui dirigeaient les diverses factions des moudjahidins se sont alors affrontés pour le pouvoir, par miliciens interposés. Kaboul a été réduite en ruines, des prisonniers ont été exécutés et des centaines de femmes violées. Plusieurs Afghans, surtout des jeunes, sont sortis dégoûtés de cette guerre fratricide et ont décidé de s’isoler dans des écoles coraniques, financées par les États-Unis et le Pakistan[15], pour y retrouver un peu de paix et un ressourcement spirituel. Ils en sont ressortis embrigadés dans des milices religieuses — les talibans — qui ont conquis presque l’ensemble de l’Afghanistan, en promettant d’y ramener la loi, l’ordre et une certaine moralité.
Si les États-Unis avaient eu l’intention sincère d’encourager la promotion des droits libéraux en Afghanistan, dont ceux des femmes, ils auraient dû rendre leur aide financière et logistique conditionnelle à certaines exigences éthiques et politiques. Ces exigences auraient été d’autant plus importantes que les fameux « combattants de la liberté » ne prétendaient nullement combattre pour l’instauration d’un régime électoral multipartiste et moins encore pour la liberté des femmes afghanes. Je ne sais pas si les autorités américaines ont exprimé de telles exigences, mais je crois qu’il est permis d’en douter. Au sujet des femmes afghanes, par exemple, les conseillers en marketing politique de la Maison Blanche n’ont alors pas jugé nécessaire de mobiliser Nancy Reagan ou Barbara Bush, l’épouse de George Bush père et la mère de George Bush fils, pour qu’elles lancent des déclarations bien senties au sujet de l’importance du respect des droits fondamentaux des Afghanes. Mais c’était l’époque de la Guerre froide, et empêcher les soviétiques de s’implanter dans l’un des pays les plus pauvres du monde était plus important, semble-t-il, que d’encourager la liberté de millions de femmes[16].
La chute du Mur de Berlin semblait annoncer sinon des lendemains chantants, à tout le moins un avenir calme. La paix a été de courte durée : guerres en Irak, en ex-Yougoslavie, au Rwanda et ailleurs. Nous nous sommes recueillis devant nos télévisions pour suivre en direct la première guerre contre l’Irak en 1991. Des journalistes et des experts nous ont expliqué que les bombes de la coalition étaient « intelligentes » et permettaient de réaliser des « frappes chirurgicales » et de minimiser les « dommages collatéraux ». Quelques années plus tard, on s’horrifiait toutefois de la sauvagerie des Rwandais qui avaient le mauvais goût de se massacrer à la machette, des armes dont aucun journaliste ne nous vantait le faible coût, le maniement aisé et l’efficacité meurtrière. On s’est également horrifié de la violence des manifestants altermondialistes, qui ne maniaient pourtant que des bâtons et des cailloux. En avril 2001, j’avais été embauché à titre de politologue par le réseau de télévision rdi de Radio-Canada pour commenter en direct les manifestations contre le Sommet des Amériques, à Québec. J’avais alors été fasciné par l’insistance des réalisateurs à couvrir « la casse » et par l’utilisation par les journalistes de certains mots pour parler des manifestants. À la fin de cette saga, j’avais demandé à un journaliste pourquoi il n’avait pas parlé, comme ses collègues l’avaient fait en 1991 à l’occasion de l’invasion de l’Irak, de « frappes chirurgicales » (plutôt que de « casse ») et de « dommages collatéraux » (plutôt que de « vandalisme ») pour décrire l’action des manifestants. Le journaliste m’avait répondu que ces expressions avaient été utilisées en 1991 parce que l’invasion de l’Irak était légitime, contrairement à l’action des manifestants. Une telle candeur, doublée d’une réelle conscience du poids politiques des mots, m’avait désarçonnée[17].
Quelques mois après ces manifestations, quatre avions ont été détournés à l’aide de couteaux de bricolage peu coûteux, au maniement aisé et à l’efficacité meurtrière. Ces bombes volantes — pilotées par des militants à qui des imams avaient promis des femmes vierges comme récompense au paradis — ont pris pour cible des symboles de la puissance économique et militaire des États-Unis, provoquant des milliers de morts. « Nous sommes tous Américains », ont alors déclaré des éditorialistes occidentaux, dont plusieurs français, pour exprimer leur sympathie et leur allégeance à l’empire[18]. J’étais alors à Vancouver, où je venais de soutenir ma thèse de doctorat. Je devais prendre l’avion pour San Francisco le 12 septembre, soit le lendemain des frappes aériennes, puis rouler jusqu’à Los Angeles pour y retrouver un « oncle », un cousin aîné de mon père. Ce dernier m’avait accompagné à Vancouver pour assister à ma soutenance de thèse, et je devais partir avec lui pour la Californie. Selon mon père, la guerre est un phénomène profondément nuisible et stupide. Il en a fait les frais très jeune, en tant qu’enfant juif né à Paris, qui avait six ans quand les nazis ont occupé la France, le forçant, ainsi que mes grands-parents, à vivre dans une semi-clandestinité. À la fin des années 1950, mon père a préféré l’insoumission plutôt que le service militaire le sommait de partir tuer ou de se faire tuer en Algérie. C’est pour éviter de participer à la guerre qu’il a migré à Montréal, où il a rencontré ma mère et où ma sœur et moi sommes nés.
Tous les vols avaient été annulés suite à l’attaque de la veille. Mon père et moi avons donc loué une voiture et traversé la frontière après des heures d’attente et d’interrogation serrée. Nous avons ensuite filé vers le sud, longeant la ville de Seattle — où avaient eu lieu deux ans plus tôt des manifestations spectaculaires du mouvement altermondialiste — pour traverser les États de Washington, puis de l’Oregon. Nous avons roulé en restant de très longs moments silencieux à écouter à la radio des émissions spéciales portant sur les attentats. Nous ne parvenions à capter que deux types d’émissions, les premières religieuses, et les secondes laïques et pilotées par des animateurs vedettes. Le ton des émissions religieuses était calme. Les prédicateurs encourageaient leurs concitoyens à se recueillir en famille et à prier pour le salut des victimes et pour la paix. Cela n’a pas empêché le prédicateur Jerry Falwell de déclarer que si les États-Unis étaient ainsi frappés par un tel drame, c’était parce que dieu châtiait ce pays qui accordait une si belle part aux féministes et aux homosexuels…
Le second type d’émission, des lignes ouvertes radiophoniques, laissait la place aux propos les plus enflammés. Des vétérans de la première guerre contre l’Irak encourageaient les jeunes Américains à s’enrôler dans l’armée pour en finir avec Saddam Hussein. Des auditeurs proposaient d’utiliser la bombe atomique pour transformer l’Irak, l’Algérie, la Syrie et l’Afghanistan en terrain de stationnement. Réagissant aux propos du président Bush fils qui disait vouloir « la justice », un auditeur déclara qu’il ne voulait pas la justice, mais plutôt « un génocide ». L’animateur lui a expliqué qu’il ne devait pas utiliser ce mot à la connotation trop péjorative, même s’il était d’accord avec l’esprit de cette proposition… Personne ne parlait d’exporter le droit de vote, la liberté de presse et l’émancipation des femmes. Arrivés le soir dans un motel, mon père et moi avons regardé la télévision jusque tard dans la nuit. Nous nous sommes endormis avec la certitude que bientôt, très bientôt, les États-Unis frapperaient fort. Mais frapperaient qui, pour servir quels intérêts et avec quels résultats? Le lendemain, le New York Times lançait un vaste sondage qui révélerait que 67 pour cent des Américains acceptaient qu’une « riposte » militaire entraîne « plusieurs milliers de victimes innocentes[19] ». Ils allaient bientôt être servis, puisque les bombes américaines lancées sur l’Afghanistan allaient tuer environ 3 800 civils lors des deux premiers mois de la guerre uniquement, soit déjà plus que le nombre de civils morts lors de l’attaque du 11 septembre[20].
Nous avons continué à filer à travers les États-Unis, observant l’apparition des drapeaux sur les antennes des voitures, sur les viaducs, sur les lampadaires, sur les maisons, partout. À la radio, les animateurs précisaient à leur auditoire quels magasins avaient épuisé leur stock de drapeaux, orientant les clients vers ceux où l’on pouvait encore s’en procurer. Nous avons aussi croisé des caravanes de camions de pompiers qui roulaient en direction de New York, distante de plus de 3 000 kilomètres. À Los Angeles, nous avons retrouvé mon oncle qui vit dans un de ces quartiers très riches, retranchés derrière un mur et des clôtures. Mon oncle est fier d’avoir été dans la marine de guerre française et d’avoir participé à la guerre d’Indochine. Juif pratiquant, il ne pense la guerre et la paix qu’en lien avec la sécurité d’Israël. Selon lui, il n’y a qu’une seule manière de lutter contre les terroristes : les traquer, les trouver et les tuer. C’est ce que fait selon lui avec succès Israël depuis des décennies, et les États-Unis devraient suivre cet exemple. Lorsque je lui ai fait remarquer qu’Israël n’en est pas moins en guerre contre ses voisins et les Palestiniens depuis des décennies, il s’est contenté de répondre qu’il suffisait de frapper plus vite et plus fort. Joli programme.
L’attaque du 11 septembre allait provoquer une riposte nécessaire pour que le gouvernement des États-Unis assure sa propre crédibilité aux yeux de sa population et réaffirme sa puissance aux yeux du monde. Une colère profonde se cherchait alors des justifications rationnelles pour légitimer la violence qui s’abattrait bientôt sur le monde musulman, de façon plus ou moins arbitraire, et surtout sur des innocents, puisqu’il semblait difficile de traquer, trouver et tuer des terroristes qui menaient la guerre en se tuant eux-mêmes.
L’éthique du vampire ne brille pas par sa cohérence. En un premier temps, Bush fils a expliqué qu’il engagerait une guerre contre le terrorisme et Oussama Ben Laden. Il a d’ailleurs exigé des talibans qu’ils lui livrent Ben Laden, faute de quoi les États-Unis attaqueraient l’Afghanistan. Les talibans ont répondu le 22 septembre en demandant des preuves permettant de justifier l’arrestation et l’extradition de Ben Laden. Bush fils a refusé de fournir la moindre preuve; il préparait déjà l’invasion de l’Afghanistan, qui débutera le 7 octobre, soit moins d’un mois après les attaques du 11 septembre. Le 1er octobre, les talibans ont décidé de ne plus exiger de preuves et ont proposé de remettre Ben Laden au Pakistan, où il pourrait être jugé par un tribunal international. Si l’objectif avait été de mettre la main sur Ben Laden, il aurait donc été possible de s’entendre avec les talibans. Mais Ari Fleischer, porte-parole de la Maison Blanche, a finalement déclaré qu’il « n’y aura ni discussions, ni négociations avec les talibans[21] ». Les autorités des États-Unis ont d’ailleurs annoncé que l’objectif n’était plus de capturer les terroristes, mais de renverser le régime des talibans parce qu’ils abritaient des terroristes. C’était donc en quelque sorte l’ensemble de la population afghane qui allait être punie par le feu et l’acier pour les attentats du 11 septembre 2001, perpétrés par une vingtaine d’individus, originaires en majorité d’Arabie Saoudite et d’Égypte, deux pays dirigés par des alliés des États-Unis.
Les bombes ont commencé à pleuvoir sur l’Afghanistan non pas parce que le gouvernement afghan avait attaqué les États-Unis, mais parce que ce pays hébergeait des terroristes. À ce compte, l’aviation cubaine aurait eu la légitimité de bombarder les États-Unis dans les années 1960, parce que ce pays hébergeait des exilés cubains cherchant à renverser Fidel Castro en débarquant à la Baie des cochons… Mais Cuba n’a jamais bombardé les États-Unis pour répliquer à cette attaque en provenance des États-Unis (ni pour contester l’embargo imposé aux États-Unis contre Cuba depuis plus d’une génération). D’ailleurs, aucun des pays d’Amérique latine n’a bombardé les États-Unis pour les punir d’avoir fomenté des coups d’État et commandité des assassinats politiques dans les années 1960-1980. On ne pourra donc jamais savoir si les Occidentaux auraient trouvé légitime que l’ensemble du territoire des États-Unis soit ciblé par des bombardements de masse pour avoir hébergé et même formé des terroristes. Ce que l’on sait, toutefois, c’est qu’une grande sympathie des élites politiques et médiatiques se porta en Occident vers les États-Unis, alors que commençaient les bombardements contre l’Afghanistan, candidement nommés « frappes chirurgicales ». La revue Newsweek y allait pour sa part d’un texte d’analyse au titre prometteur : « Il est temps d’envisager la torture : c’est un monde nouveau, et survivre pourrait bien requérir d’anciennes techniques qui semblaient impensables[22] ».
Pendant ce temps, quelques centaines d’Afghans — chefs de guerre, universitaires, etc. — opposés aux talibans étaient alors réunis à Peshawar, au Pakistan. Ils ont demandé à l’unanimité que cessent les frappes aériennes qui tuaient tant d’innocents. Selon Abdul Haq, l’un des opposant aux talibans, les États-Unis démontraient par leur attaque meurtrière qu’ils se « moquaient de la souffrance des Afghans » et ne cherchaient qu’à réaliser une « démonstration de force, remporter une facile victoire et faire peur au monde entier[23] », c’est-à-dire semer la terreur.
Les bombes, bien sûr, ont continué de pleuvoir, alors que des intellectuels débattaient en Occident quant à savoir si l’attaque du 11 septembre était la conséquence inévitable de l’impérialisme du vempire ou plutôt le résultat d’une culture islamique incompatible avec les valeurs du libéralisme. Comme ils étaient loin, alors, ces discours complaisants des années 1980 au sujet des « résistants » afghans, répliques des pères fondateurs des États-Unis et véritables « combattants de la liberté » qui se tenaient, tel David contre Goliath, en première ligne contre l’impérialisme et qu’il ne fallait surtout pas associer à nos conceptions « d’intégrisme et de féodalisme ».
La Maison Blanche a ensuite lancé une campagne de marketing politique pour expliquer que la guerre était menée pour le bien des femmes afghanes, sans doute tout étonnées de savoir que la plus grande puissance militaire du monde les bombardait pour leur bien. Voilà qui constituait la troisième justification énoncée en quelques semaines de cette guerre contre ce pays lointain. Cette fois, l’équipe de conseillers en marketing politique de la Maison Blanche a demandé à Laura Bush de sortir momentanément de son rôle officiel de potiche pour évoquer, un trémolo dans la gorge, le malheur des femmes afghanes. Dans son discours sur l’état de l’Union du 29 janvier 2002, son président d’époux, Bush fils, a déclaré que « [l]e drapeau américain flotte de nouveau au-dessus de notre ambassade à Kaboul [...]. Aujourd’hui, les femmes sont libres[24] ». Il ajouta : « Les mères et les filles d’Afghanistan étaient captives dans leurs propres maisons, interdites de travail ou d’étude — aujourd’hui, les femmes sont libres[25]. » Cette justification était malheureusement minée par de profondes contradictions.
Premièrement, et comme évoqué précédemment, les États-Unis n’avaient jusqu’à présent jamais tenu compte des intérêts et des droits des femmes afghanes dans leurs interventions plus ou moins clandestines, dont celles visant à provoquer le renversement d’un pouvoir communiste qui faisait la promotion des droits des femmes. De plus, si cette préoccupation des États-Unis envers les droits des femmes était sincère, Bush père aurait dû agir pour promouvoir l’intérêt et les droits des femmes koweïtiennes lorsque l’armée américaine avait libéré le Koweït en 1991 de l’invasion par l’armée irakienne. Or, la Maison Blanche avait immédiatement remis le pouvoir aux émirs, sans exiger que les Koweïtiennes obtiennent enfin quelques droits élémentaires, elles qui ne pouvaient pas même voter sous cette dictature « amie ». Qui des moralisateurs justifiant aujourd’hui la guerre contre l’Afghanistan au nom de la démocratie et de l’émancipation des femmes ont alors pris la défense des Koweïtiennes? Personne. Et qui prétendrait qu’il serait légitime de bombarder le Koweït, les Émirats arabes unis et bien d’autres pays pour y « libérer » les femmes, ou encore de mobiliser les soldats des États-Unis stationnés en Arabie Saoudite pour renverser son élite patriarcale qui a offert aux talibans son modèle de police religieuse et ses politiques de répression des femmes, qui n’y ont pas même le droit de conduire une voiture[26]? Personne. Pourtant, celles et ceux qui justifient l’invasion de l’Afghanistan pour libérer les femmes devraient admettre que de leur logique argumentative découle la proposition d’invasion militaire de dizaines de pays.
Loin de cautionner cette guerre menée, disait la Maison Blanche, pour les femmes afghanes, les militantes membres de la Revolutionary Association of the Women of Afghanistan (rawa) avait émis un communiqué une semaine avant le début des bombardements, qui condamnait le recours « au fléau de la guerre de destruction » et qui proposait « le recours à l’insurrection générale » pour « se débarrasser des talibans et d’Al-Qaïda[27] ». La rawa est une organisation d’Afghanes luttant depuis 1977 pour l’émancipation des femmes et contre les divers gouvernements de Kaboul, des communistes pro-soviétiques aux talibans : ses membres ouvrent des écoles pour filles, produisent et diffusent des journaux et des films sur la condition des femmes, etc. Cette organisation sait très bien que les moudjahidins, avec qui s’alliaient à nouveau les États-Unis en 2001 pour chasser les talibans, pratiquaient contre les femmes une répression systématique, autant juridique (charia) que physique (viols et assassinats). Des féministes afghanes étaient donc opposés à la guerre contre l’Afghanistan, mais c’est Laura Bush que l’on a entendu justifier la guerre. Des femmes afghanes, on n’a vu que quelques images de visages muets, mais dont le sourire croqué par la caméra signifiait, selon les journalistes, le bonheur d’être enfin libres. Si une image vaut mille mots, ce sourire valait bien des milliers de morts. Et pourquoi? Pour le droit d’être élue? Dans plusieurs circonscriptions, les femmes ne pouvaient mener campagne électorale par peur de représailles de la part des hommes. Pour le droit de voter? Et pour qui? Des féministes afghanes désabusées notent que les candidats étaient principalement des anciens membres du régime communiste pro-soviétique, de triste mémoire, des chefs de guerre aux mains pleines de sang et des trafiquants de drogue. Ce sont eux qui furent élus et qui gouvernent maintenant cette « démocratie », suite à des élections minées par de multiples irrégularités[28].
Selon la féministe Christine Delphy, qui évoque les jeux d’alliance des États-Unis dans leurs manœuvres à la fois contre le régime communiste de Kaboul puis contre celui des talibans, l’on peut dire « que les u.s.a. ont sciemment et volontairement sacrifié les femmes afghanes à leurs intérêts[29]. » Delphy conclut :
les USA ont-ils toujours lutté pour les droits des femmes? Non. Ont-ils jamais lutté pour les droits des femmes? Non. Ont-ils au contraire carrément foulé aux pieds les droits des femmes? Oui. Car les droits des femmes ont été promus et défendus en Afghanistan entre 1978 et 1992 : mais par des gouvernements marxistes ou pro-soviétiques. C’est de cette époque […] que l’on tire ces statistiques étonnantes sur le grand nombre de femmes médecins, professeures, avocates. Et c’est pas de chance pour les femmes d’Afghanistan : car puisqu’elles étaient défendues par des gouvernements alliés à un ennemi des u.s.a., il a bien fallu les sacrifier. On ne peut pas laisser les droits des gens, surtout quand ces gens ne sont que des femmes, interférer avec la poursuite de l’hégémonie mondiale. Les droits des femmes, c’est comme les enfants irakiens : leur mort est le prix de la puissance u.s., et les Américains le paient d’autant plus volontiers que finalement, ce ne sont pas eux qui le paient[30].
Un musicien afghan expliquait d’ailleurs que c’est avec l’accession au pouvoir des communistes afghans que « les possibilités de concerts se sont multipliées, et il m’est même arrivé d’aller faire des démonstrations dans les classes de musique des écoles de filles... Les difficultés ont commencé lorsque les moudjahidins sont arrivés en 1992[31] ». À peine quelques jours après la « libération » de Kaboul par les États-Unis en 2002, un porte-parole des moudjahidins a expliqué sur les ondes de bbc World que le port de la burqa (une chape recouvrant les femmes de la tête aux pieds, doté d’un petit grillage pour dissimuler les yeux) n’était plus imposé aux femmes. Elles n’avaient plus qu’à porter l’équivalent du tchador iranien, soit un tissu enveloppant le corps, la tête et même le visage, mais laissant les yeux découverts[32]. Pour une fois qu’une guerre était menée aux nom de la liberté des femmes, on aurait pu espérer un résultat plus fulgurant…
« Mais eût-ce été plus », demande Christine Delphy, « est-ce que cela justifierait la guerre? Et si la défense des droits des femmes était la vraie raison des bombardements américains, est-ce que cela justifierait les bombardements[33]? » La réponse qu’elle donne pointe en direction d’une éthique qui n’est plus celle d’un vempire :
Je voudrais proposer une règle simple de morale internationale qui peut valoir aussi entre les personnes : on n’a pas le droit de prendre des décisions, surtout héroïques, quand d’autres que vous vont en supporter les conséquences. La seule population qui peut décider qu’une guerre vaut le coût, c’est celle qui subit ce coût. Or ici, celle qui a décidé la guerre ne subit pas la guerre, et celle qui subit la guerre n’a pas décidé la guerre[34].
Dans ce cas, si la Maison Blanche juge que l’émancipation des femmes mérite une guerre, alors « que Rumsfeld [secrétaire de la guerre de Bush fils] par exemple dise : “Je préfère mourir plutôt que de voir les femmes afghanes une minute de plus sous la coupe des Talibans”; que les Occidentaux mettent leurs vies dans la balance, et non pas celles des Afghanes[35]. »
Pendant ce temps, le mouvement altermondialiste sur sa lancée depuis le milieu des années 1990 continuait à contester l’effet néfaste du capitalisme et le pouvoir autoritaire des États les plus forts, et à exiger une plus grande équité économique, une solidarité entre les peuples, la justice pour les femmes et des actions en faveur de l’écologie et de la paix. Secoué lui aussi par l’attaque du 11 septembre contre les États-Unis, le mouvement avait été traversé d’intenses débats. Plusieurs y avançaient l’hypothèse que nous étions les témoins bien impuissants non pas d’une guerre entre des civilisations aux valeurs incompatibles, mais de conflits provoqués par des volontés de puissance et de profondes inégalités transnationales découlant du colonialisme et du néocolonialisme, et dont diverses élites — libérales comme musulmanes — tiraient parti pour accroître leur prestige et leur pouvoir[36]. Dire cela, pour plusieurs, c’était déjà cautionner le terrorisme (des islamistes) et pactiser avec l’« axe du mal ». Le premier ministre socialiste français Lionel Jospin prétendait que « le terrorisme ne s’explique pas, et se justifie encore moins, par les inégalités qui divisent le monde et par les conflits qui le bouleversent[37]. » Il y avait donc d’un côté une force juste, qui s’expliquait et se justifiait par la nature bienfaisante libératrice et égalitariste de la morale libérale de l’Occident (accessoirement la région la plus puissante du monde économiquement et militairement, mais cela n’avait aucune signification), et, de l’autre côté, une violence terroriste totalement inexplicable, qui n’avait d’autre cause que le Mal absolu (accessoirement associé aux régions les plus pauvres et les plus faibles du monde, comme l’Afghanistan, mais cela n’avait aucune signification).
En janvier 2002, je m’étais retrouvé à New York à l’occasion de manifestations contre la tenue du World Economic Forum, une réunion annuelle des personnes les plus riches du monde, qui se déroule généralement à Davos, mais que les organisateurs avaient décidé de déménager exceptionnellement dans la métropole américaine pour lui exprimer sa sympathie suite au drame du 11 septembre précédent. La mobilisation altermondialiste était bien timide, car la gauche aux États-Unis était alors paralysée par la peur d’apparaître antipatriotique. Quelques milliers de manifestants seulement ont défilé dans le calme, brandissant des pancartes et des marionnettes géantes représentant des monstres sanguinaires, assoiffés de pouvoir et de richesse.
La manifestation était littéralement encadrée mètre à mètre par des milliers de policiers. N’empêche, une chroniqueuse a déclaré que les « anticapitalistes aux têtes creuses et qui lancent des pierres aujourd’hui sont les John Walker Lindhs de demain », en référence à ce jeune Américain qui avait joint les rangs des talibans sous le nom d’Abdul Hamid et qui avait été capturé par l’armée des États-Unis lors de l’invasion de l’Afghanistan[38]. Que les manifestants altermondialistes n’aient tué personne depuis les manifestations spectaculaires à Seattle en 1999 — alors que la police italienne avait tué à bout portant un manifestant à Gênes en juillet 2001[39] — ne semblait avoir aucune importance.
Cette déclaration en apparence farfelue faisait écho à plusieurs affirmations du même ton, dont plusieurs énoncées à peine quelques jours après le 11 septembre 2001[40]. Dans le Figaro Magazine, l’éditorialiste Alain-Gérard Slama avait établi un lien entre l’attaque du 11 septembre contre les États-Unis et les Black Blocs[41], ces manifestants vêtus et cagoulés de noir qui avaient lancé des frappes contre des vitrines de McDonald’s ou de succursales de banques à coups de bâtons, dont aucun journaliste n’avait vanté le faible coût, le maniement aisé et l’efficacité spectaculaire. « Il est difficile de ne pas établir une relation entre le coup qui vient d’ébranler la Mecque du capitalisme mondial et le durcissement des mouvements antimondialistes [...] tous adversaires de l’État démocratique libéral[42]. » Cet amalgame a même été utilisé pour discréditer des actions moins « violentes », comme le « démontage » d’un McDonald’s organisé en plein jour par José Bové, militant pour l’agriculture biologique. Max Clos, du Figaro, avait amalgamé cette action et les attaques du 11 septembre, avant de préciser : « Ce n’est pas la même échelle que les attentats de New York, certes, mais cela procède du même esprit ». Le défenseur du fromage au lait cru José Bové en clone d’Oussama Ben Laden, rien de moins[43]…
Or, non seulement les actions elles-mêmes des islamistes et des altermondialistes n’étaient pas similaires, puisque les premiers tuaient des milliers de civils et que les seconds ne tuaient personne, mais leurs motivations n’étaient pas les mêmes : les premiers voulaient établir des théocraties autoritaires, alors que les autres voulaient promouvoir la justice socioéconomique, l’égalité entre les femmes et les hommes et la défense des écosystèmes. Qu’importe, il était possible dans des journaux considérés sérieux de critiquer, du même souffle et selon la même logique, les actions et les motivations des uns et des autres. La guerre avait donc aussi comme utilité d’offrir des armes rhétoriques efficaces — quoique fallacieuses — contre les ennemis intérieurs du vempire.
Cette stratégie rhétorique de dénonciation par jeu d’amalgame s’est poursuivie. Ainsi, au lendemain de l’explosion de quatre bombes à Londres, planifiée par des islamistes alors que se déroulait le Sommet du G8 en Écosse en juillet 2005, le directeur du Département de science politique à l’Université d’Exeter, Tim Dunne, a signé un texte intitulé « Anarchistes et Al-Qaeda ». Il s’y demandait ce « qui distingue la violence qu’utilisent les anarchistes anticapitalistes d’Écosse des tactiques dont se sert Al-Qaeda dans ses attentats[44] ». Les actions militantes contre le G8 en Écosse n’avaient pourtant provoqué la mort de personne, et il n’y avait pas même eu une seule vitrine fracassée. Le groupe anticapitaliste le plus radical se nommait l’Armée clandestine des clowns rebelles et ne comptait que quelques dizaines de membres défilant en costume de clown et s’allongeant sur les routes pour bloquer des autobus de délégués officiels.
S’il n’y avait eu que ces critiques par amalgame des éditorialistes… Les pratiques même de la guerre « juste » étaient reprises contre le mouvement altermondialiste. À la « guerre préventive » qui allait être lancée contre l’Irak en mars 2003 correspondait maintenant l’« arrestation préventive », expression utilisée par un officier de la police montréalaise pour justifier une arrestation de masse d’environ 450 personnes, avant même le départ d’une manifestation contre une réunion ministérielle du G8 le 26 avril 2003 à Montréal. Aux journalistes intégrés (« embeded ») aux unités militaires en Irak, correspondaient maintenant des journalistes intégrés à l’automne 2003 aux unités de police lors des manifestations violemment réprimées à Miami contre un Sommet de négociation pour l’instauration d’une zone de libre-échange panaméricain. Et en Écosse en 2005, les policiers avaient procédé à plus de 700 arrestations d’activistes altermondialistes non violents, dont certaines menant à des détentions de plusieurs jours justifiées par la loi antiterroriste.
L’Irak. Ce pays avait mené, avec l’aide de l’Occident, une guerre de 10 ans contre la République islamique d’Iran dans les années 1980, après quoi il avait subi en 1991 une offensive militaire massive suite à la décision de Saddam Hussein de faire main basse sur le Koweït. L’Irak avait ensuite été soumis à des bombardements hebdomadaires menés par les aviations américaine et britannique, et à un embargo de 10 ans qui, selon des estimations, avait entraîné la mort de 500 000 enfants. Au sujet de cette estimation, l’ambassadrice des États-Unis aux Nations Unies, Madeleine Albright, avait déclaré à la télévision de cbs que ce « prix à payer est justifié[45]. » C’était donc ce pays, de toute évidence exsangue, qui a été présenté par la Maison Blanche en 2002 comme représentant une menace militaire imminente pour le monde libre. Suite à un appel lancé par le mouvement altermondialiste lors du Forum social européen de Florence en novembre 2002, environ 15 millions de personnes avaient manifesté dans le monde en février 2003 pour dénoncer la guerre contre l’Irak qui se profilait à l’horizon. À Montréal, 250 000 personnes avaient défilé par grand froid, tout à fait paisiblement.
Bien sûr, les États-Unis et leurs alliés ont attaqué l’Irak en justifiant leur opération meurtrière — la fameuse guerre « préventive » — par un désir de juguler la menace que représentait Saddam Hussein, avec ses armes de destruction massive et les liens qu’il entretenait — nous disait-on — avec le réseau Al-Qaïda (auquel il pourrait bien refiler ses fameuses armes de destruction massive[46]). Habités d’un sentiment d’impuissance, nous avons donc repris place devant nos télévisions pour ne rien voir de la guerre en direct, sinon une fois de plus quelques chars d’assaut américains fonçant tout droit dans un désert vide et des images de nuit de Bagdad, illuminée par d’immenses explosions qui, nous expliquait-on, détruisaient des cibles politiques, comme le palais présidentiel, et des installations publiques, comme des centrales électriques. Bagdad, cette ville où le professeur de droit Abu Hanifa avait fondé en l’an 762 une école qui enseignait pour la première fois l’interdiction de tuer des non-combattants en temps de guerre. Comme en 1991, des journalistes et des experts commentaient les explosions en direct des salles de nouvelles à Washington ou dans la tour de Radio-Canada, en nous expliquant que les bombes qui les provoquaient étaient encore plus précises que celles utilisées lors de la première guerre contre l’Irak.
Le mouvement contre la guerre s’était mobilisé le jour suivant le début de l’invasion de l’Irak, pour être aussitôt discrédité par les médias. Alors que les bombes ensanglantaient l’Irak, le correspondant de TF1 à Londres expliquait, au sujet d’une manifestation de 100 000 personnes, que « la tornade pacifiste s’est transformée en vaguelette ». Quant à la manifestation à Paris le même jour, un reporteur soulignait que « [l]a tentation de s’en prendre aux symboles américains est encore forte. Mais c’est le fait de quelques individus qui ont oublié le sens du mot paix », déclarant de plus, comme pris d’une vision, qu’à « la même heure, des soldats américains tombent dans une embuscade et sont tués dans le désert irakien[47] ». À San Francisco, des dizaines de milliers de manifestantes et de manifestants avaient pris la rue, bloquant de nombreuses intersections et paralysant le centre-ville. « Les États-Unis ne peuvent être à la fois un empire et une démocratie[48] », affirmait le collectif Direct Action to Stop the War. La police avait annoncé en fin de journée qu’elle avait procédé au plus grand nombre d’arrestations de son histoire. La paix sociale revenue, la guerre militaire pouvait se poursuivre.
Celles et ceux qui laissaient entendre que les États-Unis cherchaient à prendre le contrôle du pétrole irakien étaient présentés comme des gauchistes « anti-américains » qui ne reconnaissaient pas les bienfaits de la démocratie libérale pour laquelle il fallait faire front contre la menace islamiste. Que l’Irak possède l’une des plus importantes réserves de pétrole au monde, ce liquide qui constitue le sang même de l’économie mondiale, n’était, semblait-il, qu’une pure coïncidence qui ne pouvait en rien avoir influé sur le déclanchement d’une guerre juste. Pourtant, il avait été généralement admis dans les années 1980 que l’armée soviétique n’était pas en Afghanistan réellement par solidarité internationaliste prolétarienne, et que Moscou cherchait avant tout à se positionner avantageusement face au « monde libre » dans le contexte de la Guerre froide. Mais tout cela datait d’une époque révolue.
Bien sûr, les compagnies américaines ont rapidement mis la main sur les puits de pétrole (nationalisés jusqu’alors), protégés en priorité par les troupes de la « coalition », et l’Irak libéré allait payer à même son pétrole une part du coût de sa « libération ». Si le sabotage de pipelines par des « terroristes » allait rapidement ruiner ce montage financier[49], le plan de privatisation de l’économie irakienne et les projets de reconstruction, discutés lors d’un congrès à Londres avec 145 multinationales, représentaient tout de même, selon la revue The Economist, « un rêve capitaliste » répondant « aux souhaits des investisseurs internationaux[50] ». Bien sûr, il n’y avait au final ni armes de destruction massive, ni liens avec Al-Qaïda, ce que plusieurs gauchistes « anti-américains » répétaient depuis le début, mais en vain. Qu’à cela ne tienne, ces deux justifications, que le président Bush fils s’est entêté à rabâcher jusqu’à ce que cela devienne réellement obscène[51], ont été remplacées par deux autres justifications : l’Irak est tout de même mieux maintenant sans Saddam Hussein qu’à l’époque de sa dictature, et on ne peut pas retirer les troupes de la « coalition » maintenant, sans risquer que le pays ne sombre dans la guerre civile. En bref, une invasion qui provoquait des dizaines de milliers de morts avait été justifiée par des mensonges, mais il fallait tout de même la poursuivre selon l’argument qu’il serait plus dommageable de l’interrompre.
Cela dit, ce n’est pas parce qu’un pays est doté d’un régime libéral que ses opérations militaires à l’extérieur de ses frontières respectent le droit libéral. Jean Bricmont, auteur du livre L’impérialisme humanitaire, rappelle que « le fait qu’une société soit démocratique sur le plan intérieur n’implique nullement qu’elle aura une attitude altruiste par rapport au reste du monde[52] ». Ainsi, les États-Unis n’ont pas daigné participer à l’accord international sur l’interdiction des mines antipersonnelles et ils n’ont pas adhéré au traité de désarmement abm, ni au traité de la Cour pénale internationale, ni au protocole de Kyoto pour lutter contre le réchauffement de la planète, ni au pacte de Rio sur la protection de la biodiversité. À l’époque des empires coloniaux, les métropoles comme la Grande-Bretagne et la France accordaient certains droits libéraux à leurs populations nationales, sans qu’il en découle qu’elles traitent avec le même respect les populations colonisées. En Irak, l’armée américaine est une armée d’occupation, c’est-à-dire qu’elle procède à des arrestations arbitraires, elle torture et tire souvent à l’aveugle dans des foules ou des quartiers résidentiels.
Par ailleurs, les puissances coloniales et impérialistes mettent souvent en place des gouvernements fantoches, composés des membres de l’élite locale qui s’engagent à servir les intérêts de la métropole et à participer au maintien de l’ordre, c’est-à-dire à écraser les insoumis. Ceux que l’on nommait les « rois nègres » à l’époque coloniale sont souvent perçus par une bonne partie de la population locale comme des traîtres corrompus qui cherchent avant tout à tirer profit de leur position privilégiée, souvent au détriment de leur propre peuple. Si l’Occident considérait le régime communiste de Kaboul comme un tel gouvernement fantoche dans les années 1980, comment ne pas penser que les régimes pro-occidentaux en Afghanistan et en Irak ne sont pas eux aussi perçus comme tels par leur peuple? Saddam Hussein était bien évidemment un dirigeant despotique, comme le sont à leur manière les dirigeants en Égypte, en Tunisie, au Maroc, en Libye, en Syrie, en Arabie Saoudite et au Koweït (dont plusieurs sont des pays alliés des États-Unis). Il s’était mis à dos une partie de la population irakienne, dont les Kurdes par exemple, et avait assassiné et emprisonné de très nombreux opposants. Il avait aussi, toutefois, investi massivement dans les services sociaux, dont les systèmes de santé et d’éducation « qui faisaient envie à tous leurs voisins arabes », comme le rappelait Dennis Halliday, coordinateur des Nations Unies pour l’aide humanitaire à l’Irak en 1998[53]. De plus, les femmes irakiennes jouissaient de droits inégalés dans la région, si ce n’est en Israël. Des services sociaux, il ne reste rien dans un pays dont les infrastructures sont détruites par deux invasions en dix ans. Un Irakien qui a été arrêté, torturé, puis relâché sans accusation aura cette phrase crue qui résume la situation : « les Américains m’ont mis du courrant électrique dans le cul avant de le rétablir dans mon quartier ». Quant aux femmes, elles risquent bien de voir leurs droits abrogés lorsque surviendra ce qui semble inévitable, à savoir le départ en catastrophe des troupes de la « coalition » et une guerre civile qui devrait très probablement aboutir à l’éclatement du pays et à la prise de pouvoir par des forces islamistes fondamentalistes.
À entendre ainsi les uns et les autres modifier au gré des évènements tragiques leurs arguments pour justifier la guerre et les assassinats en masse, j’en venais à me demander s’ils n’aimaient pas la guerre, s’ils ne ressentaient pas une sorte de frisson grisant devant ce déploiement de force et s’ils ne s’associaient pas par procuration au prestige de cet Occident qui peut, selon son bon vouloir, décapiter des pays et en rafler les ressources premières, dont le pétrole, tout en prétendant défendre et promouvoir la civilisation jusque dans les ruines des pays bombardés. D’ailleurs, ne sommes-nous pas tous, de par nos désirs de consommation, des vampires qui profitent de cette guerre pour le pétrole?
À la fin de l’été 2004 se sont tenus les deux congrès d’investiture des candidats aux élections présidentielles aux États-Unis. Je terminais alors un programme de recherche dans une université à Boston, ville choisie par le Parti démocrate pour y tenir son congrès au mois d’août. John Kerry, le candidat qui a remporté la course à l’investiture, déployait des efforts considérables pour démontrer qu’il serait un meilleur chef de guerre que Bush fils. Il évoquait constamment ses exploits comme officier de la marine au Viêtnam, comme si d’avoir piloté un petit bateau sur les rivières asiatiques en ferait un meilleur stratège pour conquérir un pays au Moyen-Orient. Il avait même convié pour les médias plusieurs de ses anciens camarades d’armée, qui ont fièrement posé avec lui devant les caméras, de larges sourires de vampires illuminant leurs visages. En prévision de ce cirque médiatique et politique, j’avais joint brièvement un collectif d’anarchistes qui planifiait l’organisation de manifestations contre ce congrès. La Bl(a)ck Tea Society n’était pas très difficile à trouver, puisqu’elle annonçait ses réunions sur Internet. La première réunion à laquelle j’ai assisté devait avoir lieu dans un local du campus universitaire où je travaillais. Je m’y suis présenté pour me heurter à trois policiers en faction devant la porte verrouillée du local de réunion. Il ne s’agissait pas de simples agents de sécurité du campus, mais bien de policiers, deux en uniforme et armés, et le troisième en civil, celui-ci nous expliquant que l’administration de l’université avait décidé d’annuler la réservation du local. Nous avons finalement tenu la réunion dans l’appartement d’un membre du collectif. Le militant qui avait réservé la salle nous a informé que l’administration lui avait téléphoné dans la matinée pour lui poser des questions sur le groupe, suite à un appel inquisiteur du fbi. Les manifestations paisibles auxquelles participaient à peine quelques dizaines de personnes ont été étroitement surveillées par des policiers à pied, à vélo, en moto, en voiture, à cheval et en hélicoptère.
À la fin du mois d’août 2004, les manifestations contre la convention républicaine à New York, où Bush fils a été confirmé dans son rôle de candidat pour un second mandat, ont attiré des centaines de milliers de contestataires. Même s’il n’y a eu aucune action directe impliquant le recours à la force, la police a procédé à 1 821 arrestations, soit environ quatre fois plus que lors des manifestations de Seattle en 1999, ou de Québec contre le Sommet des Amériques en 2001. Les personnes ont été détenues sans accusation plus de 24 heures, ce qui est illégal. Les médias n’ont consacré qu’une ou deux lignes pour évoquer cette répression au cœur même du vempire.
Depuis quelques années, je codirigeais alors la réalisation d’un recueil d’entretiens sur l’identité culturelle des Québécois juifs. L’ouvrage a finalement été publié en 2004[54]. Plusieurs Juifs qui y prenaient la parole, dont des ultra-orthodoxes peu portés à l’antisémitisme, jugeaient très sévèrement la politique militariste de l’État israélien à l’égard des Palestiniens. Le Comité Québec-Israël, qui organise chaque année trois voyages en Israël (l’un avec des élus, un autre avec des journalistes et le troisième avec des « leaders d’opinion »), m’avait invité suite à la sortie du livre à participer à son voyage de « leaders d’opinion » avec une dizaine d’autres Québécois. En dix jours, nous avons rencontré une trentaine de personnalités israéliennes : des journalistes, des députés, des intellectuels et des universitaires, des ex-diplomates et des bureaucrates. Il était déprimant de constater combien il est aisé, dans une guerre si longue, de faire porter le blâme à l’adversaire en choisissant avec soin le moment où débute l’analyse du conflit. Ainsi, les Juifs apparaîtront sans doute justes si le récit débute avec la destruction de leur temple par les légions romaines en l’an 70, ou avec l’antisémitisme médiéval, ou avec l’Holocauste perpétré par les nazis, ou avec les prises d’otages meurtrières pratiquées par l’olp, ou avec les tirs de roquettes Al Qassam et les attaques kamikazes contre des civils israéliens. Mais que dire si l’histoire débute plutôt par la guerre expansionniste de 1948 menée par l’armée israélienne et l’expulsion et les massacres de villages palestiniens, par l’occupation de vastes territoires, par l’invasion du Liban de 1980, par l’imposition aux Palestiniens de permis de circuler et de couvre-feu, par les arrestations arbitraires et la torture, par la naissance d’un bébé palestinien dans un camp de réfugiés où sa famille est parquée depuis deux générations?
De toutes les personnes rencontrées en Israël, un seul intellectuel — dont j’oublie malheureusement le nom — nous a dit, pessimiste, que ni les Palestiniens ni les Israéliens n’avaient les moyens de parvenir à une entente acceptable. Trop de souffrance et de méfiance dans les deux camps paralysaient leurs élites et les rendaient incapables de faire confiance à l’autre. Et à trop accepter de compromis, c’était leur vie que les chefs risquaient, comme Anouar Saddate, président de l’Égypte assassiné par un de ses soldats pour avoir cherché la paix avec Israël; comme Itzhak Rabin, premier ministre d’Israël assassiné par un Juif pour avoir chercher la paix avec les Palestiniens. Si on tue ceux qui font la guerre, on tue aussi ceux qui ne veulent plus la faire.
Un psychologue né à Montréal et qui vivait depuis les années 1980 dans une colonie implantée en territoires occupés nous a reçu chez-lui. Il nous a expliqué que l’armée israélienne ciblait avec soin les dirigeants palestiniens qu’elle cherchait à éliminer, tirant par exemple des missiles aériens directement à travers la fenêtre de leur appartement. Quelle délicatesse, en effet! À croire que le missile se glissait même sous l’oreiller de la cible pour exploser sans que les voisins ne l’entendent. À l’inverse, disait le colon, les Palestiniens membres du Hamas agissaient en barbares en tirant des roquettes en territoire israélien, et non plus seulement contre des soldats engagés en territoires occupés. Ces barbares utilisaient des roquettes Al Qassam, dont le colon ne nous a pas vanté le faible coût et le maniement aisé. Il était également horrifié, à juste titre, par les attaques suicides à l’explosif dans des espaces publics.
En l’écoutant, je me rappelais cette scène inspirée d’une situation réelle, dans le film La Bataille d’Alger[55], lors de laquelle le leader idéologique du fln à Alger qui vient d’être fait prisonnier répond à des questions de journalistes qui lui reprochent des attentats à la bombe dans des cafés. Il dit, en substance : nous serions heureux que l’armée française accepte d’échanger ses avions de guerre contre nos bombes artisanales dissimulées dans des landaus. C’est alors avec plaisir que nous renoncerions à nos méthodes barbares de faire la guerre pour bombarder à notre tour des villages — en France, cette fois — du haut des airs et de manière civilisée.
Le Canada était depuis longtemps entré en guerre en déployant des troupes en Afghanistan, qui se déplaçaient maintenant de zones contrôlées vers des zones insoumises. Depuis plus d’une génération, les soldats canadiens s’adonnaient à des tâches plutôt sympathiques : venir en aide à la population en cas de sinistre et maintenir la paix à l’étranger. Pour la première fois depuis bien longtemps, le gouvernement du Canada a demandé à ses soldats d’être des assassins publics[56]. Ces meurtres en service commandé étaient justifiés, nous disait-on, pour protéger la population afghane (mais ne tuait-on pas des Afghans, précisément?), pour faciliter la reconstruction du pays (détruit par qui?) et surtout pour maintenir au pouvoir le régime élu du président Karzaï. Un document fédéral de promotion de l’intervention canadienne en Afghanistan se réjouissait qu’en « décembre 2005, le Parlement afghan s’est réuni pour la première fois en plus de 30 ans, donnant une voix aux Afghans et posant les bases d’un Afghanistan stable et prospère[57].» Or selon l’organisme Human Rights Watch, 70 pour cent des députés au parlement afghan sont des criminels de guerre ou des trafiquants de drogue, et ils appartiennent tous, ou presque, à des milices qui ont imposé la charia aux femmes et qui en ont violé plusieurs en « libérant » des régions des mains des clans adverses[58]. Des féministes afghanes de la rawa notent bien quelques améliorations pour les femmes, comme la présence de quelques femmes députées au parlement, la création d’une station de radio gérée par des femmes, un centre d’emploi pour femmes à Kaboul et même un centre de gymnastique, mais elles s’indignent surtout de constater qu’il y a encore des mariages forcés, des meurtres d’honneur, du trafic de femmes, des femmes lapidées pour attitude « immorale » (elles ont commis l’adultère ou plus simplement parlé en public à un homme) et emprisonnées pour avoir quitté le domicile conjugal[59]. Dans une prison où des femmes sont détenues parfois même avec leurs enfants qui y sont nés, une prisonnière condamnée pour avoir quitté son époux explique : « Quand les Américains sont venus, j’ai cru que ce serait mieux, mais rien n’a changé[60] ». À Kaboul, la pauvreté est si terrible que les privilégiés enrichis par le narcotrafic et le détournement des fonds de l’aide humanitaire se sont retranchés dans le quartier de Wazir Akbar Khân, derrière des fils de fer barbelé et des patrouilles de vigiles[61] (tiens, cela me rappelle mon oncle à Los Angeles!). En bref, les soldats canadiens sont au service de criminels, de violeurs et d’assassins de masse.
Le mouvement contre la guerre, qui était à genoux, presque sans souffle, sans voix, s’est redressé, chancelant, à l’occasion de la guerre du Liban (la troisième en 30 ans), pendant l’été 2006. L’enchaînement meurtrier semble étrange, à y regarder de près. Sur des frontières depuis longtemps gorgées de sang, des miliciens musulmans prennent en otage un simple soldat israélien à partir de la bande de Gaza, récemment libérée par le retrait des colons et des soldats israéliens, et deux soldats israéliens sont également capturés à partir du Liban. Israël réagit avec rage et bombarde massivement à la fois Gaza et le Liban. Les morts se comptent par centaines au Liban, par dizaines en Israël[62], qui dénonce les miliciens du Hezbollah pour leur utilisation de lance-roquette rpg-29, de fabrication russe, dont aucun journaliste ne nous a vanté le faible coût, le maniement aisé et l’efficacité meurtrière. Bien au contraire, l’intellectuel français Bernard-Henri Lévy s’indignait plutôt de l’utilisation de l’expression « roquette », un mot qu’il ne « faudrait […] plus dire » parce qu’il « implique une vision biaisée, mensongère de cette guerre. » Pourquoi donc? Mais parce qu’« [o]n dit salade de roquette... Ou croquette pour chiens... [...] Alors, pourquoi ne pas dire obus? Ou missile? Pourquoi ne pas rendre, en utilisant le juste mot, toute sa dimension de violence barbare à cette guerre voulue par les Iranosaures du Hezbollah et par eux seuls? Politique des mots. Géopolitique de la métaphore. La sémantique, dans cette région, est plus que jamais une affaire de morale[63]. » Une morale sémantique, certes, bien plus tatillonne aujourd’hui que dans les années 1980, alors que l’on vantait l’efficacité sophistiquée des missiles français Milan et américains Stigner, maniés à cette époque non pas par des barbares, mais par de sympathiques musulmans qui résistaient contre le vempire soviétique.
Une manifestation contre la guerre a été organisée à Montréal au mois d’août 2006, à laquelle ont participé environ 10 000 personnes, dont beaucoup d’Arabes et de Libanais. Cette manifestation a rapidement été déclarée immorale. Pourquoi? Parce qu’on y avait repéré, flottant au-dessus de la foule, quelques drapeaux du Hezbollah, cette organisation « terroriste »[64] pour les uns, d’autodéfense pour les autres. Soyons précis : cette manifestation se déroulait alors même que les bombes pleuvaient sur le Liban. Cette manifestation calme et paisible n’avait aucune chance de modifier en quoi que ce soit le rapport de force au Liban. Il ne s’agissait que d’un cri d’indignation. La seule force ayant une capacité minimale de résister aux assauts de l’armée israélienne, en ce moment précis, c’était le Hezbollah. Et quoi? Après plus de dix ans de mobilisations plutôt vaines contre la mondialisation du capitalisme, après des manifestations regroupant autour de la planète 15 millions de personnes contre l’invasion de l’Irak, qui n’ont pas infléchi la course de la mort, après des milliers d’arrestations de manifestants non violents en Occident dans l’indifférence générale[65], il aurait fallu en plus effectuer un boulot de flic en expulsant des partisans très calmes qui brandissaient les drapeaux d’une des seules forces à même de minimalement ralentir l’Empire assoiffé de sang? Dénoncer à ce moment le Hezbollah n’aurait-il pas donné une prime de légitimité aux bombes israéliennes, alors que « notre » premier ministre Stephen Harper proclamait le droit d’Israël de se « défendre »? Pendant la Seconde Guerre mondiale, fallait-il clamer « ni Hitler, ni Staline », parce que Staline était bien évidemment un tyran, alors que les soldats soviétiques étaient seuls ou presque à résister aux forces hitlériennes pendant de longues années? Lors de la décolonisation, fallait-il crier « Ni parachutistes français, ni fln! » ou « Ni G.I.s, ni Viêtcongs! », parce que ces rebelles avaient eux aussi du sang sur les mains? De qui ces dénonciations, lancées dans les rues de l’Occident, auraient-elles servi les intérêts? En fait, comme le souligne avec une terrible lucidité Jean Bricmont, en « temps de guerre, dénoncer les crimes de l’adversaire [officiel — comme le Hezbollah] même en supposant que l’on soit correctement informé, ce qui n’est souvent pas le cas, revient à stimuler la haine [contre l’ennemi] qui rend la guerre acceptable[66]. » Bricmont ajoute qu’un
minimum de modestie devrait nous amener à penser que, loin de soutenir une résistance qui ne nous demande rien, c’est en fait elle qui nous [les pacifistes] soutient. Après tout, elle est beaucoup plus efficace pour bloquer l’armée américaine, au moins temporairement, que les millions de manifestants qui ont défilé pacifiquement contre la guerre et qui n’ont malheureusement arrêté ni soldats ni bombes. Sans la résistance irakienne, les États-Unis seraient peut-être aujourd’hui à Damas, Téhéran, Caracas ou La Havane[67].
Dans la même veine, je pense que la violence déchaînée à ce moment par Israël contre le Liban était totalement exagérée. En conséquence de quoi, la résistance du Hezbollah me semblait minimalement légitime, même si cette organisation n’est pas elle-même légitime à l’aulne de mes valeurs de liberté et d’égalité, puisqu’elle promeut une idéologie profondément autoritaire et misogyne. Il ne s’agit donc pas d’une apologie du Hezbollah, mais d’une réflexion purement stratégique au regard des projets des vempires, et des déclarations du premier ministre canadien Stephen Harper. Je ne prétends pas, pour me justifier, que le Hezbollah valorise les droits des femmes, la démocratie libérale et une conception sympathique de l’islam, car je ne veux pas dissimuler mes calculs stratégiques sous de nobles prétentions. Je ne fais que dire qu’en ces journées de bombardements du Liban et de Gaza, qui frappaient en rafales nombre de cibles civiles, les miliciens du Hezbollah représentaient — malheureusement — les seules grains à même d’enrayer la machine de guerre israélienne emballée dans sa folie destructrice et qui très certainement ne respectait pas elle non plus les droits les plus élémentaires des femmes, des hommes et des enfants qu’elle déchiquetait par milliers de ses crocs de fer et d’acier.
Évidemment, les manifestants furent également accusés d’être « antisémites », accusation qui — comme celle d’« anti-américanisme » — a l’avantage pour qui la professe d’éviter de se poser trop de questions au sujet d’Israël, un pays où plusieurs Juifs — sans doute antisémites! — s’opposent avec ferveur à la politique militariste que mènent leur gouvernement depuis si longtemps[68]. On nous rappela aussi, comme si nous ne le savions pas, qu’Israël est le seul pays démocratique de la région, confondant encore une fois les principes incarnés par un pays à l’intérieur de ses frontières (aux délimitations d’ailleurs floues, dans le cas d’Israël) et les principes meurtriers qu’incarnent sa politique extérieure militariste. En quoi est-il rassurant pour un Palestinien de savoir que la bombe qui le tue provient d’une démocratie libérale où l’on pratique les élections, le multipartisme et la liberté de presse? Je ne l’ai jusqu’à ce jour toujours pas compris. Pendant que les intellectuels au Canada et au Québec s’enflammaient contre l’antisémitisme et l’appui au terrorisme du Hezbollah que représentait, semblait-il, la manifestation, le Liban et Gaza étaient bombardés en raison — disait le gouvernement israélien lui-même — de la prise en otage de seulement trois soldats israéliens. Gaza était privée d’électricité depuis le 28 juin, la centrale électrique ayant été ciblée par des bombes israéliennes dès le premier jour de cette offensive de grande ampleur. Le 19 octobre, soit près de quatre mois plus tard, une dépêche perdue dans les journaux nous apprenait qu’une entente avait été conclue entre l’autorité palestinienne et Israël, qui acceptait d’approvisionner les Palestiniens de Gaza en électricité… qui leur serait facturée[69]. Mais quand les États-Unis s’emparent d’un combattant ennemi — comme un soldat israélien pris en otage — et le transfèrent au camp de Guantanamo, cela justifie-t-il que des bombes pleuvent sur l’ensemble des États-Unis et que la population soit privée d’électricité pendant plus de quatre mois?
En septembre 2006, le président Karzaï est venu visiter le Canada avant de descendre vers les États-Unis pour y parader devant le Congrès et les journalistes. C’était à peine quelques semaines avant que la Maison Blanche n’annonce que les États-Unis investiraient en 2007 pas moins de 447 milliards de dollars dans la guerre[70], une somme qui a dû réjouir les compagnies privées comme Bechtel et Halliburton, ainsi que Lockheed Martin, Boeing et toutes les autres compagnies qui engrangent des sommes fabuleuses en échange de la production de machines à tuer de plus en plus sophistiquées et surtout de plus en plus coûteuses. Quel investissement excessif de fonds publics, pour un État dont le discours économique reprend généralement les poncifs néolibéraux les plus classiques pour justifier des coupes dans les services sociaux.
À l’occasion du passage de Karzaï à la Chambre des communes, des centaines de Canadiennes et de Canadiens se sont rassemblés devant le parlement à Ottawa, pour exprimer leur soutien à la guerre. Le premier ministre Stephen Harper a stipulé que le personnel du gouvernement fédéral avait l’autorisation d’arborer la couleur rouge, signifiant l’appui à la guerre, et que même les journalistes ne devraient plus se retenir d’exprimer leur sympathie pour l’entreprise militaire (alors qu’une discussion avec le responsable du code de déontologie avait permis aux journalistes de Radio-Canada à Montréal d’apprendre en 2003 qu’ils ne pouvaient participer aux manifestations pour la paix pour des raisons d’éthique professionnelle). Le lendemain, j’étais avec quelques dizaines de militants devant l’Hôtel Hilton, à Montréal, où Karzaï prenait la parole. Nous étions là en réponse à l’appel du collectif Bloquez l’empire, pour exprimer notre dégoût face à cette guerre. Un cordon de policiers nous a forcé à rester sur le trottoir, sous la pluie. Un étudiant à la maîtrise en science politique à l’uqàm, né en Afghanistan, a été expulsé de l’hôtel, où il était entré bien avant le début de la petite manifestation, car la présence à la conférence du président afghan n’était possible que sur invitation. Dehors, le militant Jaggi Singh a été arrêté alors qu’il essayait de rejoindre, pour lui poser quelques questions, le sénateur et ministre conservateur Michael Fortier, que les policiers venaient de laisser passer.
Pour leur part, des journalistes demandaient à des manifestants ce qu’ils proposeraient si l’armée canadienne se retirait d’Afghanistan. Comme si les pacifistes avaient la responsabilité politique et morale de trouver des solutions pour les problèmes provoqués par les militaristes, comme si les victimes des vempires avaient la responsabilité de trouver une alternative aux exigences alimentaires des vempires. Jean Bricmont demande aussi pourquoi les mouvements d’opposition à la guerre devraient être tenus de proposer des solutions autres que le retrait des troupes occidentales. Bricmont conclut, pessimiste : « Il serait beaucoup plus réaliste d’admettre que nous n’avons pas de solution aux problèmes des autres et que, par conséquent, nous ferions mieux de ne pas nous mêler de leurs affaires[71]. »
Quelques jours plus tard, Malalai Joya, une députée du parlement afghan invitée à prendre la parole à Québec le 9 septembre 2006, lors du congrès du Nouveau Parti démocratique, a expliqué que les chefs de clans ministres dans le gouvernement afghan ressemblaient « aux talibans sur le plan des croyances, et [qu’]ils sont aussi brutaux et antidémocratiques que les talibans. Parfois encore pires[72]. » Elle a ajouté : « Lorsque le pays tout entier vit à l’ombre de l’arme à feu et des seigneurs de guerre, comment [l]es femmes peuvent-elles jouir des libertés les plus fondamentales[73]? » Elle a continué en parlant des divers malheurs des femmes : mortalité en couches, suicide, violence psychologique et sexuelle. Enfin, elle a conclu en soulignant que « [l]es États-Unis travaillent avec des extrémistes pro-américains, et [qu’]ils s’opposent uniquement aux extrémistes anti-américains. Voilà la raison pour laquelle les gens [en Afghanistan] se moquent de la “guerre au terrorisme” [74]. »
En bref, la guerre en Afghanistan n’avait pas les effets escomptés par ceux qui la justifiaient. Les élections avaient transféré le pouvoir à des criminels corrompus, misogynes et meurtriers, les morts se comptaient encore par milliers et plusieurs régions étaient sous le contrôle des talibans. « Je n’ai jamais été aussi déprimé », avouait en juin 2006 un diplomate occidental en poste en Afghanistan depuis trois ans, parce que « l’insurrection est triomphante[75]. » Selon l’armée américaine elle-même, l’année 2006 avait été marquée par une forte augmentation des attaques des résistants : 139 attaques suicides (contre 27 en 2005), 1 677 explosions de bombes en bordure des routes (contre 783 en 2005), 4 542 tirs d’armes à feu, grenades, etc. (contre 558 en 2005)[76]. Cette résistance aux occupants regroupe des talibans et fondamentalistes de diverses tendances, des Afghans révoltés par les exactions du gouvernement et l’arrogance et la violence meurtrières des armées d’invasion, dont celle du Canada, et de militants islamistes en provenance de l’étranger. L’aide internationale tardait à venir malgré les promesses empressées après le 11 septembre 2001, et l’argent qui atteignait le pays était massivement détourné par des jeux de corruption[77]. Un Afghan disait pour sa part que « le peuple ne fait confiance à personne occupant des fonctions gouvernementales[78]. » Il semblait de plus en plus évident — comme il l’était pour plusieurs depuis le début — que l’Afghanistan ne serait pas pacifié par les forces d’occupation, dont la présence même justifiait la lutte de la résistance anti-impérialiste. Depuis le début de cette guerre qui avait comme première justification d’enrayer le terrorisme, des dizaines de milliers de personnes avaient été saignées à mort, des attentats avaient eu lieu à Bali en Indonésie (octobre 2002), à Riyad en Arabie Saoudite (mai 2003), à Casablanca au Maroc (mai 2003), à Madrid en Espagne (mars 2004), à Londres en Angleterre (juillet 2005), à Charm El-Cheikh en Égypte (juillet 2005), encore à Bali (octobre 2005), à Delhi en Inde (octobre 2005), à Amman en Jordanie (novembre 2005) et, bien sûr, par centaines en Afghanistan et en Irak. Et des centaines de milliards de dollars étaient engloutis dans cette entreprise de mort dont le vempire tire sa sève, et qui, selon les services secrets occidentaux, avait accru plutôt que diminué les risques d’attaques contre l’Occident. Mais il fallait bien que « nos » soldats continuent à tuer en Afghanistan, entendait-on, car ils n’y combattaient pas — comme les Soviétiques dans les années 1980 — de sympathiques combattants de la liberté participant d’un mouvement de libération nationale, mais bien de « jeunes barbus enturbannés » à « l’arrogance fanatique » « qui entendent donner des leçons au monde entier et le convertir à l’[i]slam[79] ». Voilà encore ce que répétait le premier ministre britannique Tony Blair, au début de l’année 2007, dans un texte au titre programmatique : « Une bataille pour des valeurs globales »[80].
Quelques jours plus tard, nous apprenions que Saddam Hussein avait été condamné à la pendaison, pour la répression meurtrière d’environ 150 Irakiens habitant un village où il avait été la cible d’un attentat raté. Cette décision juridique était associée par la Maison Blanche à une victoire de la « démocratie ». Soit. Mais qui imaginerait en Occident que George Bush fils, par exemple, puisse un jour être pendu pour sa responsabilité dans la mort de milliers de civils innocents tués en réponse aux attentats du 11 septembre? Personne. Pourtant, selon l’Organisation des Nations Unies, 34 500 civils avaient été tués en Irak pour la seule année 2006 (dont plus de 15 000 à Bagdad), et 12 000 policiers assassinés en trois ans. La Maison Blanche n’avait-elle pas une petite part de responsabilité dans cette hémorragie[81]? Pessimiste, le chef d’état-major de l’armée britannique avait déclaré vers la fin de l’année 2006 que « [l]’intention initiale était de mettre en place une démocratie libérale [en Irak], qui serait un exemple pour la région. […] C’était l’espoir. Était-il sensé ou naïf, l’histoire en jugera. Mais je ne pense pas que nous ferons cela[82]. »
Aucun média de masse n’a diffusé les propos de Malalai Joya dans le détail. Il faut dire qu’il y avait plus urgent, puisque de plus en plus de soldats canadiens mourraient en mission et qu’une séance de débat se déroulait à la Chambre des communes sur l’engagement du Canada en Afghanistan. L’enjeu était d’assurer la légitimité de l’opération aux yeux de la population canadienne, indisposée par la mort d’une quarantaine de soldats bien de chez nous (mais indifférente à la mort d’environ 4 000 civils afghans pour la seule année 2006[83]). C’est alors qu’une batterie d’éditorialistes et d’« experts » se sont fendus d’explications pour justifier le maintien des troupes canadiennes en Afghanistan. Le discours de justification d’un allié d’un vempire est tout aussi fluctuant que celui du vempire lui même, car il ne s’agit pas tant de justifier un acte juste que de légitimer la participation à une volonté de puissance — et pour cela tout argument est bon à prendre. En quelques années, le public canadien s’est fait expliquer que « nos » soldats tuaient et se faisaient tuer en Afghanistan pour éliminer Al-Qaïda et les terroristes, pour venger les 25 citoyens canadiens morts dans l’attaque du 11 septembre 2001, pour libérer les femmes afghanes, pour protéger la démocratie et le libéralisme, pour construire des écoles, pour éventuellement acheter la récolte de pavot et la revendre à des fins thérapeutique[84]. Mais à l’automne 2006, les éditorialistes et autres experts ont simplifié l’argumentaire en enjoignant plus simplement le bon peuple d’être raisonnable et de ne pas demander un retrait de « nos » soldats, car un tel geste minerait nos liens politiques avec nos alliés, au premier chef les États-Unis, soit le vempire lui-même. L’objectif de cette tuerie de masse à l’autre bout du monde était donc maintenant réduit à faire copain-copain avec le vempire, et sans doute y tirer quelque profit commercial. Notre diplomatie a donc un prix, celui du sang de nos soldats et d’Afghans anonymes, morts pour que l’honneur diplomatique du Canada soit sain et sauf, lui.
Voilà la justification de la guerre que nous offrait à mots à peine couverts, le 6 septembre 2006, l’éditorialiste et directeur du Devoir, Bernard Descôteaux, pour qui « le Canada ne peut pas […] se retirer d’Afghanistan tout de go en laissant les autres pays membres de la Force internationale d’assistance à la sécurité (fias) seuls aux prises avec le problème afghan[85] ». L’expression « problème afghan » est une belle formule, qui ressemble à l’expression « problème juif » utilisée dans l’Allemagne hitlérienne, ou « problème noir », utilisée aux États-Unis dans les années 1960 par des Blancs qui n’allaient tout de même pas dire qu’il y avait dans leur grand pays un « problème blanc »… Cette nuance sémantique intéressait peu Descôteaux, qui s’inquiétait surtout en pensant que « le Canada perdrait toute crédibilité[86] » en abandonnant sans l’achever ce projet d’invasion militaire à prétention civilisatrice. Et dire que depuis les années 1950, le Canada se bâtissait une solide crédibilité diplomatique précisément en se cantonnant au rôle de maintien de la paix et en ne participant pas à des opérations militaires offensives. Cette approche semble dépassée, à en croire André Pratte, rédacteur en chef et éditorialiste à La Presse, qui déclarait le même jour que « rien ne serait plus néfaste pour la crédibilité du Canada que de se retirer d’une telle mission. Qui prendra le gouvernement canadien au sérieux, ensuite[87]. » Quelques jours plus tard, Denise Bombardier signait une chronique dans Le Devoir, y expliquant que « [n]otre existence internationale s’est aussi construite sur les responsabilités que nous devons assumer, parfois au prix de vies humaines[88] ». Que le sang coule, donc, pour préserver notre honneur canadien. Pour Descôteaux, le Canada « a mis un doigt dans un engrenage dont il ne peut plus s’extirper sans se blesser[89]. » Perdre le doigt, admettons-le, est très embêtant en temps de guerre, car alors comment presser la gâchette? Pour éviter cette blessure, mieux vaut donc laisser les soldats être broyés par « l’engrenage » de la guerre, avec en prime quelques milliers d’Afghans. Le lendemain, Le Devoir proposait en page « Idées » celles de Marc André Boivin, coordonnateur du Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix [sic] de l’Université de Montréal, qui revenait précisément d’Afghanistan avec une belle certitude. « Une chose est claire : se retirer maintenant porterait un coup dur à la crédibilité internationale du Canada[90]. » Crédibilité aux yeux de qui? Des Afghans et des Afghanes? Des gens de la rue au Pakistan, en Irak, en Iran, en Palestine, et ailleurs dans les pays musulmans, aux yeux des pacifistes, ou plutôt aux yeux des chancelleries occidentales, de la Maison Blanche et des salles de rédaction? La population afghane, en tout cas, n’a plus aucune importance dans ce discours justifiant le massacre pour des considérations diplomatiques : ce qui compte, c’est que le Canada ait la cote aux yeux du vempire. Pour cela, rien de mieux que de lui verser des litres de sang frais. Or, s’il trouve les liens diplomatiques plus importants que la vie humaine, pourquoi donc cet expert des opérations de paix en voyage d’étude en Afghanistan n’y était-il pas resté pour participer à la boucherie, une feuille d’érable sur le cœur, et ainsi accroître notre crédibilité internationale? C’est à se demander si Denise Bombardier, Bernard Descôteaux et André Pratte, qui ont sans doute passé l’âge de porter l’uniforme unifolié, aimeraient que leurs enfants — s’ils en ont — soient présentement en Afghanistan à bombarder des Afghans et à se faire canarder en retour.
Mais à chacun selon ses compétences, soit faire couler le sang, pour les soldats, et l’encre, pour les éditorialistes et autres experts si empressés de nous expliquer la valeur diplomatique du sang qui coule. Il faut être prêt à payer ce « prix de vies humaines », selon Denise Bombardier, ou ce « tribut[91] », déclarait André Pratte, qui pourtant ne paient rien du tout, et qui sont même grassement payés pour pontifier bien à l’abri, si loin du champ de bataille. Ce sang perdu a une valeur diplomatique, certes, mais surtout pour ceux qui ne risquent pas de perdre le leur. Ils m’apparaissent, ces donneurs de leçons, comme autant de vampires qui nourrissent leur prétention éthique — lucidité, sens des responsabilités, etc. — du sang des autres.
Même Gil Courtemanche, la voix de gauche des chroniqueurs du Devoir, s’est mis de la partie en signant un texte le jour même où avaient lieu de modestes manifestations contre la guerre dans une trentaine de villes au Canada, le 28 octobre 2006. Il expliquait que le Canada, avec la « Force internationale d’intervention », « mène trois guerres justes en Afghanistan » : une guerre contre Al-Qaïda, une guerre contre les talibans, qui proposent une « théocratie médiévale[92] », et une guerre pour la « construction d’un État viable[93] ». Consolider un État viable, c’est aussi ce que propose Barnett R. Rubin, directeur d’études du Centre de coopération internationale de l’Université de New York[94]. Mais à quoi bon consolider l’État lorsqu’il est dirigé, selon une féministe afghane, par « les fondamentalistes les plus cruels, misogynes, antidémocrates et réactionnaires » et de « distingués trafiquants de drogue[95] »? Consolider l’État équivaut alors à consolider une théocratie non seulement médiévale, mais également mafieuse. Beau projet!
Courtemanche évoque enfin avec lyrisme une guerre qui « relève de la générosité et de la solidarité » et contre laquelle il ne faut pas évoquer le « prix humain du combat pour échapper à nos responsabilités de solidarité. » Un « prix humain du combat » que Courtemanche, pas plus qu’André Pratte et les autres, ne paie de sa personne et de son sang… Il s’agit une fois de plus d’une solidarité sans coût aucun pour celui qui la clame, et qui peut même lui apporter des avantages, puisqu’il se fait le chantre des saigneurs de la guerre.
Mais ne peut-on reprocher de même aux pacifistes et autres gauchistes de rester cantonnés dans la posture moralement confortable du critique qui n’a ni décisions à prendre, ni responsabilités à porter, ni rien à perdre? Rien à perdre, vraiment? Et ces heures passées en réunions, dans la rue, en prison? Le militant Jaggi Singh — encore lui! — a simplement voulu poser quelques questions embarrassantes au sujet de la guerre au premier ministre Stephen Harper qui venait annoncer à Montréal un investissement pour des appareils médicaux. Jaggi Singh n’a pas pu poser ses questions : il a été arrêté par des policiers avant même l’arrivée du politicien, il a passé trois jours en prison et n’en est ressorti qu’après avoir déposé une caution de 2 000 dollars. À quoi sert-il d’envoyer des soldats à l’autre bout du monde pour y instaurer la démocratie quand au Canada même un citoyen est arrêté et puni parce qu’il aurait voulu s’adresser au premier ministre lors d’un événement public?
Qu’à cela ne tienne, l’idée commençait à circuler dans le milieu militant montréalais d’organiser des manifestations pour protester contre le départ vers l’Afghanistan en août 2007 des militaires postés à Valcartier. Sans doute une idée relevant de l’anticanadianisme... Il faut dire que le travail sur l’opinion publique du Québec commençait déjà à se faire sentir. « C’est le Québec qui part en guerre cet été. C’est le petit gars de Chicoutimi et le petit gars de Trois-Rivières qui s’en vont », expliquait ainsi avec un lyrisme de pacotille le lieutenant Gendron, du Bureau des affaires publiques de l’armée. Cet officier précisait, au sujet des contacts avec les médias : « On ne le fait pas dans des buts de propagande. » Ah! Non? « On le fait parce qu’on a envie que les familles de ces gens-là soient fières d’eux, qu’ils soient reconnus par leur communauté[96]. » Et ce n’est pas de la propagande? Quels assassins peuvent se réjouir de bénéficier ainsi du travail d’un porte-parole payé à même les fonds publics pour leur attirer la sympathie publique et médiatique?
Quant à moi, ma sœur de cinq ans ma cadette est capitaine dans l’armée canadienne. Elle a servi un an en Bosnie et elle doit débarquer en Afghanistan avec le contingent de Valcartier. Elle a fait cette annonce lors d’un souper de famille en octobre dernier, à l’occasion de l’anniversaire de notre mère. Plus tard, au souper de Noël, ma sœur nous a expliqué qu’elle irait en Afghanistan parce qu’elle était membre de l’armée et que c’était son devoir, parce que cette opération servait la paix, parce qu’il fallait protéger la population afghane contre des incursions de rebelles étrangers… Elle nous a aussi dit qu’elle aurait besoin de notre appui psychologique et émotif, car ce serait dur pour elle. Et pour nous, qui l’aimons? J’imaginais ma sœur, ma petite sœur, de l’équipage d’un hélicoptère abattu derrière les lignes des talibans, prise vivante, soumise à divers sévices sur un tas de cailloux ou dans une vallée de sang… Je me suis imaginé que des officiers de l’armée canadienne sonnaient à ma porte pour m’annoncer sa mort. Puis je me suis imaginé annonçant cette funèbre nouvelle à mes parents. Puis nous trois, participant défaits à la cérémonie de retour du corps, descendu d’un avion militaire par des assassins en uniforme portant une boîte recouverte du drapeau canadien, l’État voulant bien sûr jusque dans la mort capitaliser symboliquement sur le sang de ses victimes. Rien à perdre et confortables, vraiment, ceux qui critiquent la présence canadienne en Afghanistan?
Francis Dupuis-Déri*
NOTES
1. Une première version de ce texte a été présentée lors d’une conférence organisée par la revue Aspects sociologiques et le Département de sociologie de l’Université Laval, en novembre 2006. La présente version a bénéficié de la discussion menée à cette occasion et des commentaires de deux évaluateurs de la revue Argument.
* Francis Dupuis-Déri est professeur au Département de science politique de l’uqàm.
2. K. Gagnon est journaliste en Orient depuis la fin des années 1980, et la première reporteur occidentale à entrer en Afghanistan après le 11 septembre 2001. Citée par Zoya, « Five Years Later, Afghanistan Still in Flames », discours prononcé aux États-Unis le 7 oct. 2006 (www.rawa.org/zoya_oct7-06.htm).
3. Féministe afghane, Zoya est membre de la Revolutionary Association of the Women of Afghanistan, la rawa (cf. Zoya, op. cit.).
4. Sur la notion d’empire, cf. le texte d’Yves Couture dans ce numéro d’Argument.
5. Cf. Christine Delphy, « Une guerre pour les femmes afghanes? », Nouvelles questions féministes, vol. 21, no 1, 2002 (texte consulté sur Internet).
6. Entrevue dans Le nouvel observateur, 15-21 janv. 1998, p. 76; cité in J. Bricmont, L’impérialisme humanitaire, Montréal, Lux, 2006, p. 74.
7. Cf. Alexandre Bennigsen, « Les Musulmans de l’u.r.s.s. et la crise afghane », Politique étrangère, no 1, 1980.
8. Sélim Turquié, « Afghanistan : la lassitude », L’état du monde 1982, Montréal-Paris, Boréal-La Découverte, 1983, p. 471.
9. « Afghanistan », L’état du monde 1982, Montréal-Paris, Boréal-La Découverte, 1983, p. 464.
10. « Jean-François Deniau : clandestin en Afghanistan », Le Point (Paris), no 645, 28 janv. 1985, p. 76-78. Cf. aussi Olivier Roy, « Afghanistan : les résistants de l’an v », Le Monde (Paris), sélection hebdomadaire, 18-24 oct. 1984, p. 1-2.
11. Cité in Zoya, op. cit.
12. « Jean-François Deniau », op. cit., p. 78.
13. François Camonin, « La résistance tient bon », Croissance des jeunes nations, no 223, déc. 1980, p. 13.
14. Les médias français, pour leur part, soulignaient surtout l’utilisation de Milan, « ces missiles sophistiqués » antichars, de fabrication française, « capables de détruire les chars à une distance de deux kilomètres » (afp et Reuters, « Moscou reconnaît avoir perdu 15 000 soldats en Afghanistan », La Presse [Montréal], 20 mai 1988, p. B4).
15. Cf. Zoya, op. cit.
16. Par ailleurs, l’effondrement du bloc socialiste et son remplacement par des régimes libéraux a eu des effets désastreux pour les femmes, tant pour leur participation à la vie politique et économique qu’en ce qui a trait au contrôle de leur corps. Cf. Peggy Watson, « The Rise of Masculinism in Eastern Europe », in M. Threlfall (dir.), Mapping the Women’s Movement : Feminist Politics and Social Transformation in the North, Londres, Verso, 1996, p. 216-231; et plusieurs chapitres in J. Trat, D. Lamoureux et R. Pfefferkorn (dir.), L’autonomie des femmes en question. Antiféminismes et résistances en Amérique et en Europe, Montréal-Paris, L’Harmattan, 2006.
17. Des experts en sondages en France avaient noté l’impact des mots quant à l’impression de légitimité — ou non — d’opérations militaires. Lors des bombardements/frappes contre la Serbie par l’otan, deux sondages réalisés en même temps donnaient des résultats contradictoires, soit 40 pour cent d’appui pour l’un et 57 pour cent d’appui pour l’autre. Explication d’un expert : la question du premier sondage mentionnait les « bombardements aériens » alors que le deuxième sondage parlait de « l’intervention militaire ». « “Bombardement”, ça veut dire qu’on est ramené à l’aspect plutôt militaire et au saut qualitatif actuel; “intervention”, à la banalité de ce que font les alliés depuis quelques années. » Pour un autre expert : « Bombardement donne un poids de chair et de sang à la question qui est posée. […] Frappe, c’est plus chirurgical et aseptisé que bombardement » (cité in S. Halimi, D. Vidal et H. Maler, « L’opinion, ça se travaille… » Les médias et les « guerres justes » : Kosovo, Afghanistan, Irak, Marseille, Agone, 2006, 5e éd., p. 25).
18. C’est le cas du directeur du journal Le Monde (Jean-Marie Colombani, « Nous sommes tous Américains », Le Monde, 13 sept. 2001), de l’écrivain Jean d’Ormesson dans Le Figaro (Paris, 15 sept. 2001), de Jean-Claude Maurice dans le Journal du dimanche (Paris, 16 sept. 2001). Le slogan sera repris sur les ondes de France Musique (14 sept.), sur Europe 1 (16 sept.) et à la radio publique France Inter par la politologue Nicole Bacharan (18 sept.). Le journal Libération (Paris) jouait dans la nuance, déclarant « nous sommes tous des New-Yorkais » (14 sept.). Hors de l’Occident, les allégeances seront moins claires. Le journal camerounais Le Messager expliquait ainsi que « cet attentat surprise a été à la mesure de l’arrogance avec laquelle le pays de George Bush tente aujourd’hui d’affirmer sur le monde une domination de mauvais aloi » (cité in Halimi, Vidal et Maler, op. cit., p. 22, 131 et 138-140).
19. Halimi, Vidal et Maler, op. cit.., p. 136.
20. Ibid., p. 136, note 2.
21. Cité in Delphy, « Une guerre pour les femmes afghanes? », op. cit.
22. Halimi, Vidal et Maler, op. cit., p. 134.
23. Cité in Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, Marseille, Agone, 2004, p. 188-189.
24. Cité in Delphy, « Une guerre pour les femmes afghanes? », op. cit.
25. Cité par Ramita Navai, « Afghan Women Still in Chains Under Karzai », Sunday Herald (Écosse), 23 janv. 2005 (www.rawa.org/jail—women.htm).
26. Cf. Irshad Manji, Musulmane mais libre, trad. P. Guglielmina, Paris, Grasset, 2004, p. 195.
27. Cité in Chomsky, op. cit., p. 188-189.
28. Cf. Mehmooda Shekiba, « The “Miracle” or a Mockery of Afghanistan? », The Seattle Times, 4 oct. 2005 (www.rawa.org/seattletimes.htm) et Rousbeh Legatis, « Was Women’s Vote a Roar, or a Whisper? », Inter Press Service, 29 sept. 2005 (www.rawa.org/fear—vote.htm).
29. Cité in Delphy, op. cit.
30. Ibid.
31. Télérama, no 2714, 16 janv. 2002, p. 50; cité in Delphy, op. cit.
32. Cité in Delphy, op. cit.
33. Ibid.
34. Ibid.
35. Ibid.
36. Pour des explications claires sur les multiples causes politiques, sociales et économiques de la montée en puissance des courants islamistes dans les pays musulmans, cf. les ouvrages de Gilles Kepel.
37. Dans Le Monde, 5 oct. 2001; cité in Halimi, Vidal et Maler, op. cit., p. 127.
38. Cf. Michelle Malkin, « Invasion of the Anarchists : The “Anti-Capitalist Convergence” », Capitalism Magazine, 2 févr. 2002 (www.capitalismmagazine.com).
39. Des centaines de manifestants protestant contre la Banque mondiale et le Fonds monétaire international avaient été tués depuis les années 1980 dans les pays en voie d’industrialisation, mais cela était largement ignoré dans les pays surdéveloppés (cf., par exemple, les documents « States of Unrest » : www.wdm.org.uk).
40. Cf. Halimi, Vidal et Maler, op. cit., p. 131 et 142-143.
41. Cf. F. Dupuis-Déri, Les Black Blocs : la liberté et l’égalité se manifestent, Lyon, éditions acl, 2005 (1ère éd. : Montréal, Lux, 2003).
42. Figaro-Magazine (Paris) du 6 oct. 2001. Au sujet du traitement des manifestations dans les médias, cf. Andrea M. Langlois, Mediating Transgressions : The Global Justice Movement and Canadian News Media, Montréal, mémoire de maîtrise, Department of Communication Studies, Université Concordia, 2004; et sur les amalgames entre la « violence » des manifestants et celle des islamistes radicaux, cf. Leo Panitch, « Violence as a Tool of Order and Change : The War on Terrorism and the Anti-Globalization Movement », Policy Options, 2002.
43. Le Figaro, 14 sept. 2001, p. 20; cité in « Haro sur l’ennemi intérieur : “l’antimondialisme” », 23 août 2002 (www.acrimed.org/imprimer.php3?id_article-769).
44. Tim Dunne, « Anarchistes et Al-Qaeda », La Presse, 8 juil. 2005, p. A23. Pour d’autres sources de ce type de discours, cf. F. Dupuis-Déri, « Broyer du noir : manifestations et répression policière au Québec », Les ateliers de l’éthique, vol. 1, no 1, 2006 (www.creum.umontreal.ca/Les-ateliers-de-l-ethique-la-revue.html).
45. Cité in Halimi, Vidal et Maler, op. cit., p. 167, note 1.
46. George Bush : « Saddam Hussein aide et protège les terroristes, y compris ceux d’Al-Qaïda. En secret et sans laisser ses empreintes digitales, il pourrait fournir une de ses armes cachées aux terroristes » (discours sur l’état de l’union, 28 janv. 2003). Ronald Rumsfeld : « imaginez que Saddam Hussein prenne ses armes de destruction massive et les transfère à Al-Qaïda et que d’une manière ou d’une autre Al-Qaïda lance une attaque contre les États-Unis ou contre les forces américaines stationnées à l’étranger. Avec de telles armes de destruction massive, on ne parle plus de 300 morts, ou mêmes de 3 000 morts, mais de 30 000 ou de 100 000 ». 100 000 morts c’est, selon la revue médicale The Lancet, la conséquence pour les Irakiens (à la fin de l’année 2005) de l’invasion de leur pays par l’armée des États-Unis et ses alliés (Halimi, Vidal et Maler, op. cit., p. 191 et 214).
47. Cité in Halimi, Vidal et Maler, op. cit., p. 154.
48. Amory Starr, Global Revolt : A Guide to the Movements Against Globalization, Londres-New York, Zed Books, 2005, p. 103.
49. Cf. Herbert Docena, « Mourir pour McDo en Irak », in collectif, Mourir pour McDo en Irak : colonisation américaine — résistance irakienne, Bruxelles, Aden, 2004, p. 105.
50. Ibid., p. 102.
51. Une commission parlementaire américaine a répertorié lors de quelques dizaines d’interventions publiques du président et de ses acolytes pas moins de 237 déclarations mensongères, divisées en trois thèmes : l’Irak représentait une menace militaire à éradiquer d’urgence; l’Irak avait des capacités nucléaire, chimique et biologique; l’Irak entretenait des liens avec les réseaux terroristes islamistes (cf. Halimi, Vidal et Maler, op. cit., p. 189-190).
52. Bricmont, L’impérialisme humanitaire, op. cit., p. 78.
53. Cité in ibid., p. 64.
54. Avec Julie Châteauvert, Identités mosaïques, Montréal, Boréal, 2004.
55. Dans le contexte de l’invasion de l’Irak, le Pentagone avait organisé une projection privée de ce film pour son personnel, ce qui a fait dire à Tariq Ali que le « Pentagone comprend au moins que la résistance en Irak suit un modèle anti-colonial habituel » (T. Ali, « La résistance comme première étape vers l’indépendance de l’Irak », in collectif, Mourir pour McDo en Irak, op. cit., p. 141).
56. Quoique le contingent déployé en Bosnie pour y maintenir la paix a été engagé dans divers échanges de tirs. Pour des nuances quant à l’attitude pacifique des « Casques bleus » canadiens, cf. le texte de Marc André Boivin dans ce numéro d’Argument.
57. « Les Canadiens contribuent à un monde meilleur en Afghanistan » (www.canada-afghanistan.gc.ca/afghan-brochure-fr.asp).
58. Cf. Union libre (journal étudiant de l’uqàm), oct. 2006, p. 6.
59. Cf. R. Legatis, « Was Women’s Vote a Roar, or a Whisper? », op. cit., et R. Navai, « Afghan Women Still in Chains Under Karzai », op. cit.
60. Cité in R. Navai, op. cit.
61. Cf. Catherine Pappas, « La pauvreté, l’alliée des talibans en Afghanistan », Alternatives, sept. 2006, p. 2.
62. Le conflit au Liban aura coûté la vie à 162 Israéliens, dont 42 civils. Plus de 1 100 Libanais ont perdu la vie, pour la plupart des civils (sans compter les Palestiniens morts à Gaza).
63. Le titre de l’article de Bernard-Henri Lévy est à lui seul un programme politique : « La guerre vue d’Israël », Le Monde, 28 juil. 2006 (cité in Halimi, Vidal et Maler, op. cit., p. 164-165).
64. Elle venait d’être ajoutée sur la liste officielle des organisations terroristes par le gouvernement de Harper.
65. Au Québec seulement, il y a eu plus de 2 500 arrestations à caractère politique depuis 1999, et même le Comité des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies a blâmé la police de Montréal en novembre 2005 et exigé la tenue d’une enquête publique… qui n’a toujours pas été annoncée (pour information, cf. F. Dupuis-Déri, « Broyer du noir », op. cit.).
66. Bricmont, L’impérialisme humanitaire, op. cit., p. 136.
67. Ibid., p. 142.
68. Il y a évidemment des antisémites dans le mouvement contre la guerre, comme ailleurs dans la société. La question est toutefois de savoir si la critique contre le militarisme israélien est irrecevable parce qu’elle relèverait de l’antisémitisme. Or, considérant la violence militaire israélienne, il est tout à fait possible et légitime de critiquer les décisions militaires du gouvernement israélien sans être antisémite.
69. afp et Reuters, « Tsahal bloque le passage entre l’Égypte et Gaza », Le Devoir, 19 oct. 2006, p. B5.
70. afp, « Le Pentagone disposera en 2007 de 447 milliards, dont 70 milliards réservés à l’Irak », Le Devoir, 1er oct. 2006, p. A10.
71. Bricmont, op. cit., p. 159.
72. Son discours est reproduit dans Union libre, oct. 2006, p. 5-6, dans un dossier présenté par Abdulhadi Qaderi, et sur le site Internet du Centre des médias alternatifs du Québec (www.cmaq.net).
73. Ibid.
74. Ibid. Une féministe afghane de la rawa dira, dans la même veine, que les « États-Unis travaillent avec les fondamentalistes pro-américains, et s’opposent aux fondamentalistes anti-américains » (Zoya, op. cit.).
75. Cité in Barnett R. Rubin, « Saving Afghanistan », Foreign Affairs, janv.-févr. 2007 (texte consulté sur Internet).
76. Cf. G. Smith, « Talibans Plot New Offensive on nato », The Globe and Mail (Toronto), 18 janv. 2007, p. A10.
77. Cf. Zoya, op. cit., et M. Shekiba, « The “Miracle” or a Mockery of Afghanistan? », op. cit.. Au sujet de la corruption, cf. aussi : « Manifestations pour le retrait des troupes », 28 oct. 2006, et « Afghanistan : corruption et impatience », 2 nov. 2006 (tous deux sur le site Internet de Radio-Canada).
78. Cité in Rubin, op. cit.
79. Le Monde, 12 oct. 2002; cité in Halimi, Vidal et Maler, op. cit., p. 125, note 1.
80. Tony Blair, « A Battle for Global Values », Foreign Affairs, janv.-févr. 2007 (texte consulté sur Internet).
81. Cf. Guy Taillefer, « Irak : 34 000 civils tués en 2006 », Le Devoir, 17 janv. 2007, p. A1, et « La face cachée de la violence : 34 000 civils tués en Irak », La Presse, 17 janv. 2007, p. A1.
82. Brigitte Dusseau, « Le chef de l’armée britannique évoque un retrait de l’Irak », Le Devoir, 14-15 oct. 2006, p. A8.
83. Cf. « Guerre en Afghanistan — 2006, année meurtrière », site Internet de Radio-Canada, 3 janv. 2007.
84. Le ministre de la Défense [sic.] nationale, Gordon O’Connor, a expliqué lors d’une conférence publique que l’armée canadienne était déployée en Afghanistan en guise de représailles pour l’attentat du 11 septembre. Il a été ensuite critiqué par le porte-parole du Parti libéral (qui était au gouvernement quand les troupes ont été déployées) sur les questions de la guerre, Denis Coderre, qui a réfuté les propos du ministre, affirmant que « les soldats canadiens en Afghanistan sont là pour établir la démocratie dans ce pays et en assurer la reconstruction en collaboration avec l’otan » (Presse canadienne, « La mission afghane, en représailles du 11-Septembre, dit O’Connor », Le Devoir, 22 janv. 2007, p. A8). Le nouveau chef du Parti libéral, Stéphane Dion, proposait que le Canada achète la production d’opium d’Afghanistan pour la redistribuer (revendre?) à des fins thérapeutiques à des pays africains. Il s’agissait, en somme, de mener une nouvelle guerre de l’opium. Le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe, promeut également cette idée (Alexandre Shields, « Moins de militaire, plus d’humanitaire : “L’Afghanisthan ne doit pas devenir un autre Irak”, plaide le chef bloquiste Gilles Duceppe », Le Devoir, 26 janv. 2007, p. A3). Gil Courtemanche, chroniqueur au Devoir, insiste beaucoup sur l’importance de la construction d’écoles en Afghanistan, grâce à la somme d’un milliard de dollars qu’y investira le Canada en dix ans. Cet argument est mis en perspective par un autre article publié le même jour à côté de sa chronique, et qui fait état d’un rapport de l’unesco annonçant que « 77 millions d’enfants à travers le monde ne fréquentent pas l’école » (je souligne), tout particulièrement au Pakistan, en Inde et en Amérique du Sud, autant de pays où le Canada pourrait investir son milliard de dollars sans avoir à en dépenser dix de plus pour financer une invasion meurtrière. Ces milliards de dollars sauvés à ne pas faire la guerre pourraient être directement investis dans des écoles. Ce sont des centaines de milliers d’enfants, voire des millions, à qui le Canada pourrait permettre d’aller à l’école, si notre pays ne s’entêtait pas en plus à faire cette guerre « de générosité » (G. Courtemanche, « Rester et se battre », Le Devoir, 28-29 oct. 2006, p. A6). Mais plutôt que de faire ce choix, le gouvernement canadien investit dans l’opération militaire en Afghanistan, uniquement de 2007 à 2009, plus de quatre milliards de dollars (dont l’entraînement au Texas de 2 300 soldats de la base de Valcartier). 1,8 milliards de dollars avaient déjà été engloutis de 2001 à 2006, uniquement pour les soldats, contre moins de 300 millions de dollars pour l’aide humanitaire. Combien d’écoles de par le monde auraient pu être construites avec ces sommes folles, combien de puits creusés et de médicaments distribués — en bref : combien de vies sauvées? (cf. Shields, « Moins de militaire, plus d’humanitaire »; cf. aussi Radio-Canada, 27 janv. 2007).
85. B. Descôteaux, « Le malaise afghan », Le Devoir, 6 sept. 2006.
86. Ibid.
87. A. Pratte, « Les alliés des talibans », La Presse, 6 sept. 2006, p. A22.
88. Denise Bombardier, « Rude été », Le Devoir, 9-10 sept. 2006.
89. Descôteaux, op. cit.
90. Marc André Boivin, « Que fait le Canada dans cette galère? », Le Devoir, 7 sept. 2006, p. A7.
91. A. Pratte, op. cit.
92. On nous expliquait pourtant dans les années 1980 qu’il ne fallait plaquer notre conception du féodalisme sur la société afghane…
93. G. Courtemanche, « Rester et se battre », op. cit.
94. Rubin, op. cit.
95. M. Shekiba, « The “Miracle” or a Mockery of Afghanistan? », op. cit.
96. Isabelle Porter, « “C’est le Québec qui part en guerre cet été” : les militaires de Valcartier multiplient les relations avec les médias pour gagner l’appui de la population », Le Devoir, 18 janv. 2007, p. A5.)