L’année 2007 marque le dixième anniversaire de la mort de Fernand Dumont, décédé le 1er mai 1997. Or ce jour-là, aucun média, à ma connaissance, n’a souligné cet anniversaire, pas même Le Devoir, notre quotidien pourtant réputé le plus nationaliste et le plus intello[1]. Ni le 1er mai, ni les jours qui ont précédé, ni ceux d’après. Nada. On avait tout simplement oublié que dix ans plus tôt le Québec perdait le plus grand penseur de son histoire. Une fois de plus notre belle devise nationale se voyait infliger un cruel démenti. Décidément, la mal nommée « nation québécoise[2] » a la mémoire courte, surtout quand il s’agit de ses intellectuels, et même de celui – ô ironie ! – qui n’a eu de cesse de rappeler ses compatriotes à leur devoir de mémoire.
On dira que je n’avais qu’à me commettre, qu’à pondre un ou deux articles pour l’occasion, moi qui passe pour le spécialiste des études dumontiennes. Mais c’est que j’en avais déjà plein les bras avec l’organisation d’un grand colloque international sur Fernand Dumont, justement, qui avait lieu une semaine après cet anniversaire dans le cadre du Congrès de l’ACFAS à l’UQTR. Bref, on ne peut pas tout faire, bien que je croie avoir fait ce qu’il fallait pour que le colloque en question reçoive une couverture médiatique digne du personnage. Mais rien là non plus. On a jugé qu’un colloque international de trois jours sur la pensée et l’œuvre de Fernand Dumont n’allait pas intéresser l’homme moyen, celui que l’on prétend connaître mieux qu’il ne se connaît lui-même. Reste à espérer que la sortie prochaine des œuvres complètes de Dumont, dont je m’occupe avec quelques autres, ne sera pas accueillie avec la même indifférence par nos faiseurs d’opinion, ceux que Dumont appelait les « metteurs en scène du spectacle social ».
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Le spécialiste de la pensée de Fernand Dumont : c’est là un titre que je récuse s’il sous-entend la volonté de l’acquérir et de s’en prévaloir. Car je n’ai jamais voulu devenir le spécialiste de Dumont, ni de qui ou de quoi que ce soit d’autre. Cela n’est pas dans mon tempérament. Un trait que je partage du reste avec Dumont ; ce qui explique peut-être en partie pourquoi sa pensée m’a séduit dès le départ et qu’elle continue, trente ans plus tard, à me captiver. « Si ce que je cherche a quelque unité, disait-il, je ne veux pas le devoir à une spécialité mais à des interrogations dont il faut essayer de faire voir les diverses résonances, fût-ce sous la forme d'un poème[3]. » Je me rends compte en citant ce passage à quel point la conception du savoir et de la recherche qu’il implique s’éloigne de celle qui prédomine de nos jours, et qui commençait d’ailleurs déjà à s’imposer à l’époque où Dumont est pour ainsi dire entré dans ma vie.
J’ai connu Fernand Dumont en 1976. En ce temps-là, je faisais sans grand enthousiasme ma maîtrise en sociologie à l’Université de Montréal. Au vrai, je m'ennuyais passablement en sociologie, sans trop savoir pourquoi. Ce n’est que beaucoup plus tard, avec le recul, que j’ai compris que la source de cet ennui ne résidait pas tant dans la sociologie elle-même que dans la vision réductrice qui en était proposée, et à laquelle nous les étudiants n’avions d’autre choix que de nous conformer. L'enseignement, surtout axé sur la méthodologie, les méthodes quantitatives et la statistique, n’accordait à peu près aucune place, sauf exception (merci Colette Moreux), à l’étude des grandes théories sociologiques des pères fondateurs (Comte, Durkheim, Mauss, Weber, etc.), pas plus qu’aux fondements épistémologiques de la discipline. Bien sûr, nous étions gavés de marxisme, qui avait en ces années-là « le vent dans les voiles », selon l’expression de Maurice Lagueux. Sauf qu’il s’agissait moins de la pensée de Marx elle-même que de la vulgate néomarxiste, servie à la sauce althusserienne ou poulantzassienne. Un peu comme la Bible pour les catholiques, Das Kapital ne nous était accessible que par la médiation des « bons auteurs », lesquels nous dispensaient de Lire le Capital. Et « la dialectique cassait des briques » au cinéma Outremont…
Paradoxalement, c’est Fernand Dumont, professeur de sociologie à l’Université Laval, qui m’a réveillé de mon sommeil sociologique. Lui qui, dans les années 1950, avait choisi la sociologie par défaut – parce que, comme il l’a dit lui-même, en ces années-là au Québec « la philosophie était une scolastique dogmatique[4] » –, m’a tacitement fait comprendre que je serais beaucoup plus à ma place en philosophie qu’en sociologie. Toujours est-il que cette année-là (1976), le Département de philosophie de l’Université de Montréal (dont Venant Cauchy était, si j’ai bonne mémoire, le directeur) avait invité Fernand Dumont à donner un séminaire de maîtrise en philosophie de l’histoire. Je revois encore la petite salle de séminaire du Stone Castle, ce bel édifice où loge encore, à moins que je ne me trompe, le Département de philosophie de l’Université de Montréal. L’auteur du Lieu de l’homme jouissant déjà à l’époque d’une grande renommée, la première rencontre avait attiré pas mal de monde, quelque chose comme vingt-cinq étudiants et étudiantes provenant d’un peu toutes les disciplines des sciences humaines et sociales. Après avoir invité chacun à décliner son identité et ses intérêts de recherche, le professeur présente son plan de cours. En ces années-là, Dumont travaillait à L’Anthropologie en l’absence de l’homme, son œuvre peut-être la plus difficile. Or, comme je m’en aperçus plus tard – lorsque le livre parut en 1981 –, le contenu du cours (car c’était bien, comme la suite allait le montrer, plutôt un cours magistral, aux deux sens du mot, qu’un séminaire proprement dit) recoupait en partie le contenu de cet ouvrage, où l’auteur s’interroge sur l’absence de l’homme que postule et que vise à combler l’anthropologie moderne – au sens large, étymologique, que Dumont donne au mot anthropologie. L’Absence de l’homme, l’Ombre de l’histoire, l’Ombre de l’anthropologue… : ces concepts métaphoriques, ces notions philosophico-poétiques n’avaient rien d’évident pour des étudiants dans la vingtaine, aussi motivés et réceptifs fussent-ils. Tant et si bien que la semaine suivante nous n’étions plus que huit étudiants dans la même salle du Stone Castle. Huit esprits téméraires ou inconscients, parmi lesquels j’étais sans doute le moins assuré. Pour ne rien cacher, j’étais plutôt terrorisé à l’idée de devoir me mesurer pendant quarante-cinq heures aux autres étudiants sous le regard perçant du maître. Mais, en même temps, j’étais bien résolu à aller jusqu’au bout, par défi, et avec l’intuition confuse que mon destin intellectuel allait se jouer là, dans cette salle du Stone Castle.
J’ai donc été l'élève de Fernand Dumont, expérience qui fut pour moi une véritable révélation, une sorte de coup de foudre intellectuel. Or, on le sait, rien n’est plus difficile à expliquer qu’un coup de foudre. Aussi me suis-je longtemps demandé ce qui avait bien pu m’arriver, jusqu'à ce que je tombe un jour sur un texte de Hannah Arendt où celle-ci, évoquant le choc qu'avait été pour elle, et pour plusieurs autres, son expérience comme élève de Heidegger à la fin des années 1920 à Marburg, disait avoir vu là à l’œuvre pour la première fois « le penser comme pure activité », un « penser passionné », « le don d'expérimenter le monde et de le rendre parlant ». Et cela, ajoutait-elle, avait quelque chose de déconcertant pour des étudiants habitués aux vieilles oppositions de la raison et de la passion, de l'esprit de la vie.
Eh bien, j’ose l’affirmer, c’est ce même « penser passionné », ce même « cœur intelligent » que j’ai vu à l’œuvre chez le professeur Fernand Dumont. Alors que l’on m’avait convaincu jusque-là, à la petite école comme à l’université, que pour apprendre il fallait d’abord mettre son existence entre parenthèses – comme si l'esprit et la vie étaient étrangers l’un à l’autre, comme s’il ne pouvait y avoir de véritable vie de l'esprit – voilà que quelqu’un me démontrait magistralement le contraire, me faisait la preuve que l’esprit est bien vivant et qu’il est possible de vivre une véritable aventure de l’esprit. Or de quoi la jeunesse a-t-elle le plus soif, sinon d’aventures? Et y a-t-il plus belle aventure de l’esprit que celle à laquelle nous convie, aujourd’hui comme hier, la philosophie? C’est ainsi que, abandonnant l’année suivante mes études de sociologie, je m’engageai dans la grande aventure philosophique, dont je puis dire qu’elle fut pour moi, comme toute aventure véritable, semée d’écueils, mais, tout compte fait, exaltante.
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Le lecteur se demande peut-être, avec un certain agacement, si l’auteur de ces lignes finira par aborder le thème annoncé : Philosophie et culture chez Fernand Dumont. C’est que, sans trop m’en rendre compte (par imprégnation sans doute…), j’ai procédé un peu à la manière de Dumont au début de Genèse de la société québécoise, lorsqu’il raconte sa propre histoire personnelle et comment elle l’a conduit à s’intéresser à la plus vaste histoire de son peuple. « Mon bref récit, disait-il, n’était qu’un apologue. Je voulais, au début de ce livre, ressaisir la jeunesse d’une question qui risque de se perdre trop vite dans la théorie, alors qu’elle l’inaugure[5]. »
Comme si, pour ma part, j’avais voulu, avant de tenter de dire quelque chose de l’œuvre de Dumont, « ressaisir la jeunesse » de mon intérêt pour elle.
Ce n’est donc pas l’ œuvre elle-même qui s’est imposée à moi en premier lieu, mais l’homme sous la figure du professeur, du maître. L’intérêt pour l’œuvre m’est venu par la suite, de proche en proche, un peu comme on découvre un continent nouveau, à la fois émerveillé et inquiet devant ce dont on ignore les limites. J'ai lu d'abord Le lieu de l'homme, que j'ai relu plusieurs fois depuis ; Le lieu de l’homme que Dumont considérait comme son ouvrage le plus important, celui où, dira-t-il, « je reconnais au mieux le sens de mes recherches[6] » ; Le lieu de l’homme dont j’ai eu l’honneur (merci Marie-Andrée Lamontagne) d’écrire la préface à la réédition dans Bibliothèque québécoise, en 1994. Puis j'ai lu les autres livres de Dumont, ceux qu’il avait fait paraître avant que je ne le rencontre comme ceux qu'il allait publier par la suite et jusqu'à sa mort. Sans compter tous ses articles, ou presque. Ainsi ai-je dévoré au fil des ans des milliers de pages dumontiennes, toujours avec le même appétit, mais en les digérant lentement, car je sais peu d’auteurs qui se révèlent aussi exigeants à l’égard de son lecteur – sans doute parce que Dumont l’est d’abord envers lui-même.
Qu’est-ce qui m’attirait donc tant dans l’œuvre de Dumont, et qu’est-ce qui, trente ans plus tard, me pousse à y replonger sans cesse avec la même assurance d’y découvrir quelque chose que je n’y avais pas encore trouvé ? J’ai parlé de l’homme, du professeur et de la passion du savoir qui l’habitait. Mais l’homme et l’œuvre ne font qu’un à mes yeux, ou, pour être plus précis, ma longue fréquentation de l’œuvre dumontienne m’a fait mieux comprendre l’homme et la fascination qu’il avait exercée sur moi dès le départ. Au fond, si je me suis intéressé et m’intéresse toujours, avec une ferveur intacte, à cette œuvre, c'est que je me suis reconnu une fois pour toutes dans le traumatisme qui la sous-tend, dans cette « émigration » hors de la culture populaire dont Dumont a fait la trame de ses Mémoires. Ce traumatisme, qui fut aussi le mien comme celui de tant d’autres de ma génération[7], le fils d'ouvrier Fernand Dumont – qui a grandi à Montmorency à l’ombre de la Dominion Textile – l’a éprouvé avec une rare intensité, comme une véritable « tragédie », une tragédie qu’il a refusé d’oublier, dont il a voulu à tout prix garder mémoire, au point d’en faire la matrice de sa théorie de « la culture comme distance et mémoire » (qui est le sous-titre du Lieu de l’homme), une théorie qui, pour universelle qu’elle soit, n’est pas pour autant un système et encore moins une doctrine, mais une « histoire endimanchée », selon la formule de Maurice Bellet que Dumont a placée en exergue à son Récit d’une émigration.
Mais pourquoi, alors que tant d’autres soumis à une semblable histoire, confrontés à la même expérience d’émigration ou de déracinement, n’ont su y voir tout au plus qu’un phénomène de mobilité sociale, Dumont, lui, y a vu le drame caractéristique de la culture moderne, en trouvant de surcroît dans ce drame matière à réflexion fondamentale sur le « lieu de l’homme », sur la nature de la culture et le « dédoublement » qui la constitue intrinsèquement ? Grosse question. Une partie de la réponse, mais une partie seulement, réside peut-être dans le fait que Dumont, qui appartenait à la génération antérieure à la mienne, a connu ce qu’était une véritable culture populaire, en même temps qu’il a grandi dans ce French Canada in transition que le sociologue américain C. Everett Hughes a si bien décrit dans sa célèbre monographie de Drummondville – traduite en français par Jean-Charles Falardeau sous le titre Rencontre de deux mondes. Comme Drummondville, Shawinigan, Louiseville, etc., Montmorency fut une sorte de microcosme de cette « rencontre de deux mondes » dont le Québec a été lui-même comme le laboratoire durant la période d’essor industriel qui a suivi la Première Guerre mondiale. Il suffit d’ailleurs de lire les textes de jeunesse de Dumont pour constater à quel point ce dernier fut très tôt sensible à la dimension collective de sa propre tragédie personnelle. « Sans se lasser, écrira-il dans un texte de 1966, il faut insister sur l'extraordinaire rapidité de ces phénomènes [c’est-à-dire l'urbanisation et l'industrialisation] dans notre milieu et sur la faiblesse des moyens, psychologiques aussi bien qu'économiques, dont nous disposions pour y faire face.[8] » Comme si l’expérience d’émigration vécue par Fernand Dumont s’était trouvée en quelque sorte homologuée par l’expérience collective d’émigration, ou de déracinement, qu’a connue le Québec dans l’entre-deux-guerres. On pourrait avancer l'hypothèse que la pensée dumontienne trouve là, au confluent de ces deux traumatismes, individuel et collectif, la source intarissable de son questionnement sur la culture et sur l’anthropologie moderne.
Car il s’agit bien avec Dumont, et par-dessus tout, d’un questionnement. Or, comme dirait ce bon monsieur de La Palice, on ne se questionne pas quand on a des certitudes. Dumont l’avouait d’ailleurs lors d’un entretien : « Moi, je n'ai pas beaucoup de certitudes. C'est curieux pour un croyant, mais c'est ainsi[9] ». Plutôt que des certitudes, des vérités ou des réponses, Dumont avait « des soucis dont le fardeau, comme celui de la vie, exige la lucidité[10] ». Une lucidité qui le force à reconnaître qu’« il n’est pas plus aisé de croire en l’homme que de croire en Dieu[11] ». Comment en effet croire en l’homme après les horreurs du XXe siècle, après les deux grandes guerres mondiales, l'Holocauste, Hiroshima, l’autogénocide cambodgien, le Rwanda, le Darfour, etc. ? Où était l’homme à Auschwitz, à Kigali ?
Pourtant, malgré tout le mal que l'homme a fait et continue de faire à l'homme, Dumont continuait de croire en l’homme, désespérément... Il y a là une foi anthropologique, un pari sur l’homme, un humanisme combattant qui, personnellement, m’interrogent au plus profond. Que reste-t-il de l'homme lorsque son visage est en train de se défaire, quand c’est la condition humaine elle-même qui se transforme, comme c'est le cas aujourd’hui avec notamment la révolution génétique ? Que dire alors de l'homme? Comment vais-je me définir en tant qu'homme ? À cette question, face à cette crise anthropologique peut-être sans précédent, Dumont répond qu’il reste l’homme comme interrogation sur lui-même. C'est peu, mais capital. À la fin de L’Anthropologie en l’absence de l’homme, il écrivait : « si l’homme est absent, il n’est pas mort, il s’interroge[12] ». En quoi Dumont renoue, à l’instar de Hannah Arendt, avec Socrate, c'est-à-dire avec l’origine même de notre tradition de pensée occidentale. Car Socrate aussi, en pleine crise de la Cité et de l'humanisme grec, définissait l’homme comme interrogation sur lui-même; ce qui, comme on le sait, avait le don d'irriter certains Athéniens… Et, comme Socrate, Dumont ajoute que cette interrogation de l'homme sur lui-même ne doit pas se faire uniquement dans la solitude du moi pensant mais aussi sur la place publique, avec les autres hommes, dans une quête jamais achevée de « raisons communes ». À mon avis, Fernand Dumont est l'un des rares philosophes socratiques du XXe siècle.
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J’ai fait allusion au commencement de ce texte à la publication prochaine des œuvres complètes de Fernand Dumont aux Presses de l’Université Laval. Pour des raisons qu’il serait un peu long d’expliquer ici, cette édition ne comprendra que les ouvrages de Dumont, ceux qu’il a publiés de son vivant en incluant bien sûr Récit d’une émigration, auquel il a consacré la fin de sa vie et qui fut édité quelques mois après sa mort. La seule entorse à ce principe d’édition concerne le texte « Essor et déclin du Canada français », paru en 1997 dans Recherches sociographiques (revue fondée en 1960 par Fernand Dumont avec Yves Martin et Jean-Charles Falardeau) et qui était destiné à former le premier chapitre de L’Avènement du Québec contemporain, ouvrage que Dumont avait conçu comme la suite de Genèse de la société québécoise mais qu’il n’a malheureusement pas eu le temps de terminer.
Cette édition en cinq volumes des œuvres complètes de Dumont ne correspondra donc qu’à une partie du corpus dumontien, certes la plus considérable et la plus importante, mais qui n’en laisse pas moins de côté la multitude d’articles que Dumont a fait paraître un peu partout, dans des ouvrages collectifs, des revues scientifiques, des revues culturelles, des actes de colloque ou encore dans les journaux. Il est vrai que Dumont a lui-même intégré bon nombre d’entre eux dans ses ouvrages, non pas uniquement dans ceux qui se présentent formellement comme des recueils d’essais ou d’articles : La Vigile du Québec, Chantiers, Le Sort de la culture, mais également dans des livres comme Raisons communes, Une foi partagée ou même Récit d’une émigration. Reste un nombre important de textes, articles ou conférences qui n’ont jamais été réédités et qui, pour plusieurs d’entre eux, mériteraient de l’être. Tâche à laquelle je compte bien m’atteler au cours des prochaines années.
Parmi tous ces textes peu connus de Dumont, il en un dont l’intérêt ne fait absolument aucun doute et que l’on peut même considérer comme l’un des plus remarquables qu’il ait écrits sur la crise de la culture moderne. Il s’agit du texte de la conférence qu’il fut invité à prononcer en ouverture du XVIIe Congrès mondial de philosophie qui s’est tenu à Montréal en 1983. Pour y avoir assisté, je peux témoigner de la très forte impression que fit cette conférence notamment sur les philosophes européens présents, lesquels découvraient tout à coup que la communauté savante québécoise comptait dans ses rangs un philosophe d’envergure mondiale, dont la plupart n’avaient jamais entendu parler. Ils furent peut-être encore plus étonnés d’apprendre que leurs collègues québécois l’ignoraient tout autant… On ne peut ici que saluer le flair philosophique d’un Venant Cauchy, qui avait déjà compris que Fernand Dumont était par-dessus tout un philosophe, un philosophe pour qui non seulement « toute matière étrangère est bonne » mais « pour qui toute bonne matière doit être étrangère[13] ».
C’est cette conférence, dont le texte n’était jusqu’à présent disponible que dans les actes du congrès[14], que nous offrons aux lecteurs d’Argument, pour souligner à la fois le dixième anniversaire de la mort de Fernand Dumont et celui de la revue. On me permettra d’en fournir ici un bref résumé susceptible de faciliter la lecture d’un texte plutôt dense et peut-être difficile d’accès pour le lecteur peu familier avec l’écriture dumontienne.
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Dans ce texte intitulé « Mutations culturelles et philosophie » – et où l’on trouve en raccourci la critique de la culture moderne que Dumont avait développée deux années plus tôt dans L’Anthropologie en l’absence de l’homme –, l’auteur part de l’hypothèse que, aussi dramatiques qu’elles aient été (ou parce qu’elles l’ont été justement), les grandes mutations ou crises de la culture qui ont ponctué l’histoire des sociétés occidentales, de la Cité grecque jusqu’à nos jours, furent les conditions mêmes de l’essor et de la pérennité de la philosophie. En permettant en effet d’apercevoir « qu’il y a telle chose que la culture », en mettant autrement dit à distance la culture commune, ces crises auraient en même temps rendu possible sa « contestation », en quoi consiste essentiellement, selon Dumont, la philosophie occidentale.
Pour Dumont, ce dépassement et cette contestation de la culture commune, dont l’œuvre de Platon demeure le modèle, constituent « notre héritage indéfectible ». Aussi le problème ne réside pas, à ses yeux, dans ce que le platonisme appelle la dialectique ascendante, dans la sortie de la caverne ; le problème se pose plutôt avec le mouvement de retour dans la caverne, cette dialectique descendante que Dumont caractérise comme « un reflux ou un repliement vers la culture, vers ce qui sert de tremplin à la pensée et qui persiste comme son obstacle ». Rendre « ce qui sert de tremplin à la pensée » transparent à celle-ci : telle sera la tentation constante, l’utopie par excellence de la philosophie et, plus largement, de l’anthropologie occidentale.
Cette utopie, l’auteur la voit s’affirmer dans le concept moderne d’histoire, fondé sur le postulat que la vérité s’accomplit progressivement dans l’histoire grâce aux lumières de la Raison, lesquelles sont appelées à terme à dissoudre les « médiations aliénantes » de la culture commune. En s’appliquant à celle-ci, à toute la vie collective, ce postulat des philosophies modernes de l’histoire va donner lieu, à l’époque contemporaine, à ce que Dumont appelle « l’institutionnalisation généralisée de la culture », qui consiste, en gros, à arraisonner la « culture première » (ou la culture comme « milieu » de vie), à la domestiquer en la produisant. Or ce processus d’institutionnalisation ou de rationalisation généralisée ne peut conduire, selon l’auteur, qu’à une impasse, celle dont nous sommes aujourd’hui prisonniers dans une culture qui, n’étant plus que « l’objet d’une production incessante », s’en trouve par là même relativisée et déréalisée, tant comme milieu de vie (culture première) que comme horizon (culture seconde). Les hommes se trouvent ainsi livrés au « spectacle de la production », qui ne suscite guère que « des adhésions superficielles et passagères ». « Si on peut produire, dit Dumont, des mœurs et des idéaux comme on produit la toile et le lin, comment y croire ? Ne reste-t-il que le loisir de les voir se produire ? »
À cette dernière question, l’auteur répond par la négative, car, quelle que soit la gravité de la crise culturelle et politique que nous traversons, celle-ci n’est pas fatale puisqu’il est possible (comme Dumont en fait lui-même brillamment la preuve) d’en prendre conscience. Or cette conscience de la crise actuelle est par-dessus tout un héritage de la philosophie occidentale, qui est « par sa texture même, pensée des crises de la culture ». Née elle-même (dans la Cité grecque) d’une crise de la culture, la philosophie est « particulièrement bien placée », selon Dumont, non pas pour résoudre la crise de la culture moderne, puisque la philosophie trouve en celle-ci « son commencement et sa légitimité », mais pour « en entrevoir les impasses et les promesses ».
Si Dumont s’attache surtout dans sa conférence à souligner ces impasses, il n’en confesse pas moins à la fin son espérance – celle dont témoigne toute son œuvre et qu’il s’était efforcé de définir à la fin de L’Anthropologie en l’absence de l’homme – d’une « nouvelle conscience historique » à reconstruire « par le bas, à partir du terreau le plus humble », celui du dialogue, de la mise en commun de la parole.
Pour Dumont, c’est à cette tâche, éthico-politique, que la philosophie est en mesure de contribuer, à condition toutefois que, se remémorant sa propre histoire, elle reconnaisse la foi (socratique) qui l’habitait au commencement, qu’elle s’avoue à elle-même qu’elle n’a pas « de fondement plus ultime qu’une communauté des esprits ».
Serge Cantin*
NOTES
* Serge Cantin est professeur de philosophie à l'Université du Québec à Trois-Rivières.
1. Rien là au fond de bien étonnant, puisque ce matin même (du 16 août 2007), alors que je termine ce texte, je trouve à la page A7 du Devoir (la page « Idées ») un article intitulé « Culture première et culture seconde ». « Je prends du sociologue Joseph Yvon Thériault, écrit d'entrée de jeu l’auteur de l’article, la distinction entre culture première et culture seconde...» Il eût pourtant suffi que ce monsieur Courtois se donnât la peine de vraiment lire Thériault pour comprendre que la distinction en question n'est pas de lui mais de Dumont. Et la responsable de la page « Idées » qui, de son côté, n'a rien vu passer... Affligeant.
2. « On parle couramment de nation québécoise. Ce qui, faisait observer Dumont, est une erreur, sinon une mystification. Si nos concitoyens anglais du Québec ne se sentent pas appartenir à notre nation, si beaucoup d’allophones y répugnent, si les autochtones s’y refusent, puis-je les y englober par la magie du vocabulaire?» (Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995, p. 63).
3. « Itinéraire sociologique », Recherches sociographiques, XV, 2-3, 1974, p. 256.
4. Fernand Dumont : Un témoin de l’homme, Entretiens colligés et présentés par Serge Cantin, Montréal, L’Hexagone, 2000, p. 71.
5. Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 12.
6. Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 2007, p. 152.
7. Voir, à ce sujet, le beau livre de Micheline Cambron, Une société, un récit. Discours culturel au Québec (1967-1976), Montréal, L’Hexagone, 1989.
8. « Depuis la guerre : la recherche d’une nouvelle conscience », texte repris dans La Vigile du Québec, Montréal, Hurtubise HMH, 1971, p. 29-30 (réédition : Bibliothèque québécoise, 2001).
9. Fernand Dumont : Un témoin de l’homme, op.cit., p. 108.
10. Récit d’une émigration, op.cit., p. 12.
11. Fernand Dumont, Une foi partagée, Montréal, Bellarmin, p. 300.
12. L’Anthropologie en l’absence de l’homme, Paris, Presses universitaires de France, 1981, p. 369.
13. Selon la formule de Georges Canguilhem que Dumont cite en exergue au Sort de la culture, Montréal, L’Hexagone, 1987.
14. Philosophie et culture. Actes du XVIIe Congrès mondial de philosophie, sous la direction de Venant Cauchy, Montréal, Éditions du Beffroi, 1986-1988.