La culture est l’institution d’un sens du monde dans une communauté des hommes, dans des pratiques et des idéaux partagés en commun. La philosophie est complice de cette institution du sens; elle s’y appuie, ne serait-ce que dans les établissements officiellement reconnus où les philosophes enseignent. Mais elle n’y est jamais à l’aise; elle vise, de toute les façons, à instituer le sens autrement que la tradition ou l’opinion le proposent.
Si la philosophie trouve ainsi son départ dans la dénégation de la culture où elle travaille, si son ambition est d’en fonder une autre, ne peut-on penser que les mutations de culture constituent pour la philosophie des conjonctures favorables? Les crises de la culture seraient-elles les conditions de l’essor de la philosophie? Cette interrogation, à la fois simple et troublante, surgit naturellement au seuil de ce congrès. D’autant plus qu’elle revêt une particulière acuité dans le contexte des années présentes.
C’est ce contexte que je voudrais évoquer. Par mode d’esquisse, bien entendu. Chacun de vous pourra ajouter des points de repère à ceux que je proposerai, et chacun de vous me pardonnera de dessiner à trop gros traits un paysage.
I
Il y avait, il y a encore des sociétés où la culture ne faisait ou ne fait guère question. Les coutumes s’y enchevêtrent à la vie au point où elles paraissent aller de soi. Les lois qui règlent les conduites y ressemblent aux lois de la nature. De sorte que l’on pourrait poser un postulat sommaire, et même caricatural : il y a crise de la culture quand on s’aperçoit qu’il y a telle chose que la culture; et inversement… Cette émergence de la culture comme sphère spécifique n’est évidemment pas un phénomène nouveau. Attardons-nous un moment là-dessus, pour prendre du champ par rapport à cette crise d’aujourd’hui dont nous essaierons par la suite de saisir les aspects originaux.
La conscience un peu vive, la mise à distance un peu assurée de la culture a été sans doute corrélative à la naissance lointaine des villes. La Cité grecque en demeure exemplaire. M. Pierre-Maxime Schuhl en rappelait naguère les traits essentiels dans les pages liminaires de son beau livre sur la formation de la pensée grecque : « la structure politique de la Cité, qui offre à ses membres la possibilité de réaliser leur rendement maximum; les migrations et les voyages, qui ont détendu le lien trop serré des traditions, et mis en contact des univers mentaux différents; la confluence des apports de grandes civilisations; surtout l’effort pour élaborer et transformer ces apports, pour les perfectionner par des créations nouvelles, pour dominer victorieusement des oppositions internes portées à leur paroxysme ».[i]
Aussitôt la culture aperçue comme un horizon, par un renversement prodigieux, s’en est dégagé la cité idéale, la transcendance d’un univers de la pensée : cette « cité intérieure que (chacun) porte en lui-même », disait Platon (République, 591c). Selon lui, on s’en souvient, il n’est pas utile de savoir si cette Cité existe « quelque part ou si elle existera dans l’avenir », car elle est « un modèle dans le ciel ». Devenue horizon, la culture a été dépassée par la pensée, celle-ci se proclamant seule culture authentique pour ainsi dire.
Ce dépassement a été et demeure notre héritage indéfectible. C’est pourquoi, dans le destin ultérieur de la réflexion sur la culture, ce n’est pas une visée plus ultime qui a fait question. C’est plutôt, à l’inverse, un reflux ou un repliement vers la culture, vers ce qui sert de tremplin à la pensée et qui persiste comme son obstacle.
Dans cette perspective, on comprend l’intérêt pour l’histoire qui est le trait distinctif des temps modernes. L’histoire, telle que la considère Machiavel, ce n’est plus le cours naturel des choses; ce n’est pas davantage ce qui deviendrait intelligible en lui rappliquant quelque monde idéal de la pensée. Machiavel veut résolument habiter l’épaisseur de la culture. Et s’il utilise des modèles, des paradigmes, ceux-ci sont tout relatifs, comme le seront plus tard les schémas explicatifs de nos sciences. L’obsession de l’histoire est, pour lui, fixation du regard sur la culture. Bien sûr, chez Machiavel comme chez n’importe qui, l’histoire implique toujours une méta-histoire par laquelle l’historien dépasse la culture pour en rendre compte; la pensée de l’histoire n’est pas la simple réplique de la culture. Mais tout se passe comme si elle voulait s’y immerger pour en épouser le mouvement.
Machiavel, ce n’est qu’un exemple. On sait à quel point sa tentative se retrouve dans la prodigieuse floraison des sciences historiques au XIXe siècle. Ces disciplines partaient toutes du présupposé plus ou moins explicite que la pensée est produit de l’histoire, de la culture, et qu’en retour la pensée est susceptible de faire l’histoire de la culture. Dans ce cercle, la pensée était l’écho de la culture; en retour, elle en était la garantie. Les philosophies de l’histoire tentaient d’embrasser le cours entier des avatars de la culture; l’ethnologie et le folklore voulaient rendre à l’intelligibilité les cultures étrangères à la culture savante, une intelligibilité qui fut aussi domestication; l’esthétique essayait de faire de même pour l’art, et même pour la religion; la psychologie mettait la conscience à distance. Un peu plus tard, la science affirmait que son entreprise n’était pas la suite du sens commun mais sa contestation. Pour sa part, l’art affirmait une prétention semblable.
Ainsi s’est dessinée, à partir du siècle dernier surtout, et avec une accentuation croissante, une dramatique dont je n’aurai pas la prétention de dénouer tous les fils. Du reste, on en décèle aisément la configuration d’ensemble : la culture est devenue la préoccupation principale; elle est maintenue au lointain comme un objet. Un objet : c’est-à-dire ce qui est relatif; ce qui peut être étudié; ce qui peut aussi être transformé, manipulé.
Deux conséquences s’ensuivirent.
D’abord une oscillation de la pensée sur la culture : la ramener à la nature dont elle ne serait que le sous-produit superficiel; ou affirmer son irréductibilité, en faire une seconde nature génératrice de l’autre.
D’où aussi, et ce fut la seconde conséquence, l’affirmation d’une « culture savante » à l’encontre des cultures communes. Certes, il y a toujours eu des cultures aristocratiques. Mais celle qui s’est élaborée et s’est justifiée au cours des derniers siècles tient moins à des barrières de classes et de statuts qu’à la projection dans l’avenir d’une culture idéale. Elle a quêté caution dans les figures antinomiques de l’enfant, du primitif, du fou. Elle s’est donné garantie par d’innombrables idéologies du progrès. Plus subtilement, elle a cherché son fondement dans l’utopie d’un monde à venir, où l’avènement du « dieu Logos », l’abolition des médiations aliénantes, rendraient la culture transparente à elle-même. En attendant, l’expansion des Lumières, la scolarisation de plus en plus poussée, devaient faire leur œuvre; de même que la relativisation des coutumes et la liquidation des gênantes différences des cultures par la collusion de la raison et de la colonisation.
Pour mesurer, d’un rapide coup d’œil, comment cette attention à la culture a pu aboutir à une impasse, voyons seulement combien sont compromises ses assises dans des distinctions que nous utilisons toujours. Deux exemples sont particulièrement instructifs.
Le premier vient aussitôt à l’esprit : la distinction entre nature et culture. Elle s’est revêtue de bien des formules : l’inné et l’acquis, le biologique et le social, d’autres encore et plus complexes. Mais, à mesure qu’on avance, cette distinction, cette dialectique de la nature et de la culture prête à tant de variations qu’elle semble devenir insaisissable. L’art, la science ne prétendent plus décrire une nature qu’elles rendent justement hypothétique. Les techniques ambitionnent d’édifier une autre nature. L’ethnologie, l’histoire, la psychologie, toutes les sciences de l’homme s’acharnent à débusquer, sous les idéologies d’une nature humaine qui serait foncièrement la même, tant de variations que les invariants se dissipent aussitôt qu’ils ont été repérés. La morale, le droit s’appuient de moins en moins sur la nature humaine et de plus en plus sur des consensus précaires. Pour tout dire, la nature déserte le langage savant et le langage commun. Elle se cherche, se reprend et se reperd au sein d’interrogations qui désormais portent primordialement sur la culture.
Au sein même de la culture, cette fois, une autre distinction s’effiloche à force de se montrer conventionnelle.
Depuis longtemps, on s’est habitué à concevoir d’abord la culture par la fréquentation des œuvres de la littérature, de l’art et de la science; elle consiste alors à se déprendre de l’ordinaire des goûts et des pensées pour accéder à un horizon de la condition humaine. Mais depuis longtemps aussi, on a défini la culture par des manières communes de vivre et d’interpréter la vie, comme civilisation, comme milieu. Horizon et milieu : deux conceptions de la culture, parfois concurrentes, parfois complémentaires, qui servent d’emblèmes aux établissements scolaires, qui servent aussi à confirmer les démarcations des classes sociales.
En dépit des idéologies persistantes, cette distinction s’est de plus en plus brouillée. Sans doute, il est de l’essence de l’homme que d’être éternellement partagé entre milieu et horizon. Force nous est néanmoins de constater que, dans l’état présent des choses, l’horizon n’est plus une construction aisément discernable, qu’il est impossible de tenir sous le regard les œuvres irrémédiablement dispersées au gré de la spécialisation et de l’industrialisation de l’art et de la science. Parallèlement, les milieux, les héritages s’effilochent; les coutumes ne parviennent plus à donner cohésion aux modes de vie. Du même mouvement où l’horizon se défile, le milieu se défait. Les deux cultures s’entremêlent dans une problématisation extraordinairement fluente.
II
On l’aura compris sans peine : je n’ai pas tenté de résumer une histoire des interrogations sur la culture. Je voulais seulement souligner quelques préalables, qui nous viennent parfois de fort loin, et qui sont toujours sous-jacents, comme leurs strates les plus profondes, à nos questionnements actuels. Retenons l’essentiel : la pensée, telle que nous la définissons, provient de l’émergence de la culture; en retour, la culture est devenue son vis-à-vis le plus inquiétant, son obsession la plus troublante; et quand elle s’est donnée elle-même comme la culture vraie, la pensée s’est trouvée déroutée dans ses stratégies pour instaurer dans la plus vaste culture un ordre semblable au sien.
Gardant ces préalables à l’esprit, risquons-nous (toujours aussi sommairement) à repérer les grandes dimensions du problème de la culture contemporaine. La première, qui est peut-être à la source de toutes les autres, ce me paraît être l’industrialisation et l’institutionnalisation de la culture.
Le déclenchement du processus d’industrialisation remonte à des siècles avant nous. Il n’est guère besoin de souligner à quel point il a non seulement bouleversé la culture mais contribué aussi à en modifier la conception. En détruisant les coutumes qui donnaient aux métiers leurs formes anciennes, en remaniant les habitudes de consommation, en déracinant les travailleurs de leurs terroirs, l’industrialisation a relativisé la culture comme milieu. Et il y faut joindre des phénomènes complémentaires : la scolarisation accélérée, la diffusion de la presse à grand tirage, les affrontements des partis qui ont contribué à créer ce monde de l’opinion, nouvelle figure de la culture comme horizon.
Encore une fois, ces transformations ont commencé il y a longtemps. Mais elles se continuent. Je ne prise guère, pour ma part, une expression fort à la mode par laquelle on prétend qualifier l’âge où nous sommes : on parle de « société post-industrielle ». Je crois plutôt que nous vivons présentement une nouvelle phase de l’industrialisation, de plus ample portée que la précédente. Par exemple, le travail de bureau se modifie rapidement, selon des critères semblables à ceux qui ont présidé à l’organisation des usines; les professions, longtemps tenues à l’écart de la désintégration des métiers de l’ouvrier, obéissent à leur tour à la même logique de la spécialisation, à la même subordination aux impératifs des vastes organisations. L’informatique, les techniques de l’information engagent dans les voies d’une rationalisation abstraite de la vie collective tout entière. Par ailleurs, il n’y a presque plus d’éléments de la culture qui échappent à la logique de la fabrication et du marché. Les genres de vie, les milieux de culture, deviennent simple matière première pour la production d’une culture qui, en retour, produit aussi des milieux d’existence. On produit même du folklore… Et sur ce terreau, croissent des pouvoirs, des impérialismes semblables à ceux des premières phases de l’industrialisation, mais dont l’emprise est infiniment plus étendue.
Comment qualifier cette nouvelle phase de l’industrialisation? Je parlerais volontiers, pour ma part, d’institutionnalisation généralisée.
Toute société est un héritage d’institutions, c’est-à-dire de formes organisées de la vie collective dont la sédimentation constitue un milieu. Ces institutions sont une sorte de tissu aggloméré par des coutumes, des habitudes, des fils emmêlés de la mémoire collective. Dans toutes les sociétés, fussent-elles archaïques, le tissu se modifie sous le coup des défis brusques ou lents de l’histoire. Ce qui semble nouveau, mais que l’industrialisation des siècles passés avait amorcé, c’est la programmation de plus en plus étendue de l’institutionnalisation, et donc du changement culturel. La science et l’art deviennent des industries dont les mécanismes de développement échappent à leurs artisans. Les apprentissages sont de plus en plus formalisés : l’école étend son empire et les taux de scolarisation font dorénavant l’orgueil ou le souci des États, sans qu’on s’inquiète trop des résultats effectifs; plus encore, de la façon de marcher aux relations avec autrui, des premiers sourires de l’enfant aux séductions amoureuses, de l’art de se trouver un premier emploi à celui de prendre sa retraite, toutes les conduites doivent censément donner lieu à des enseignements, à des cours, à des programmes, et souvent, à des examens. À en croire les prospectus, on peut même apprendre la spontanéité. À ces entreprises diverses, il faut des infrastructures, des organisations, des bureaucraties plus ou moins visibles, des normes explicitement définies.
Aux lents processus d’institutionnalisation de jadis, où les gens avaient le sentiment d’une certaine pérennité du milieu, se substitue une fabrication, une production du milieu. Assistons-nous, en conséquence, à un extraordinaire déplacement de la culture comme milieu à la culture comme horizon? En un sens, c’est ce qui se passe en effet. Mais de quel horizon s’agit-il?
Quand leur milieu est l’objet d’une production incessante, quand la programmation les atteint dans le cours le plus ordinaire de leur vie, comment les hommes peuvent-ils se représenter leur monde tel un horizon, tel un survol? Aux temps où les milieux étaient de plus ferme consistance, aux temps où les changements n’oblitéraient pas les héritages, les horizons des hommes tenaient à une semblable solidité. Des mythes anciens aux utopies modernes, on peut suivre le parallèle entre consistance du milieu et visibilité de l’horizon. Même les idéologies qui prônaient naguère le progrès, s’en remettant ainsi à un futur plus ou moins lointain de la culture idéale, supposaient une ferme emprise de leurs tenants dans le présent de l’histoire. Mais quand, sous nos pas, tout devient relatif, sujet à fabrication, peut-il y avoir horizon autrement que par projection? Projection : il faut l’entendre ici autrement que comme délégation de ses désirs dans l’avenir; il faut l’entendre au sens où on présente un film sur un écran. Pour tout dire, à un milieu livré à la production ne peut correspondre qu’un horizon qui soit spectacle de la production.
Je ne suis pas le premier à parler de nos sociétés comme de sociétés du spectacle. Souvent ceux qui emploient pareil qualificatif renvoient aussitôt à l’extraordinaire croissance des médias de masse. Je crains que l’on prenne ainsi l’effet pour la cause ou que, du moins, on méconnaisse une causalité à double entrée. Ainsi, parmi les explications que l’on a proposées de la rapide extension de la télévision, on retient aisément deux grands motifs. D’une part, nous dit-on, s’était établie une relative uniformisation du milieu, de telle sorte que des messages s’adressant à de vastes publics devenaient possibles. D’autre part, suggèrent d’autres auteurs, des milieux dispersés, isolés, ont trouvé dans les produits de la télévision dépassement de leur solitude. Dans les deux cas, on le constate, la défection du milieu culturel a permis la production d’un horizon qui soit spectacle de la culture. Les deux processus se sont engendrés l’un et l’autre, dans un cercle élargi de l’institutionnalisation, de la programmation.
Quelles sont les conséquences de cette culture du spectacle? J’en retiens trois principales.
Un horizon produit, un horizon de spectacle est, par définition, mouvant. Les événements, les modèles, les projets se présentent et de défilent aussitôt. Pour qu’un événement, un modèle, un projet aient quelque consistance, pour que l’on s’y sente compromis, pour que l’on soit tenté d’y prendre parti par un engagement venant de ses intentions et de sa vie, il leur faut un point d’appui dans une histoire dont on puisse espérer de quelque manière modifier le cours. Lorsque, dans son milieu, dans sa vie quotidienne, tout devient relatif, il ne reste plus qu’à voir défiler devant soi cette relativité, qu’à la vérifier dans un spectacle. À mesure que les événements se multiplient et s’entrechoquent, comment y intervenir? Il n’y a d’autre recours que de s’asseoir au bord du chemin de l’histoire pour regarder le défilé des acteurs, des politiciens, des artistes, des scientifiques, et parfois des philosophes.
Une deuxième conséquence s’ensuit. Le spectacle invite à voir; il incite à ne pas croire. Aristote avait déjà remarqué, à propos du théâtre, que celui-ci permet d’éprouver des passions qui sont, par ailleurs, sans dangers pour sa vie personnelle. Pourquoi ne pas élargir cette pénétrante observation à une société, à une culture devenues tout entières spectacles? Ce que proclame le militant, ce que suggère le politicien, ce qu’insinue le spécialiste, ce que représente la vedette s’emmêlent dans une représentation aux cent actes divers où la feinte et la vérité, la comédie et la tragédie ne suscitent que des adhésions superficielles et passagères.
Durant des millénaires, les horizons de la culture ont changé à bien des reprises, au gré des transformations des milieux et des changements des croyances. Mais il n’y a jamais eu de culture qui ne soit que modèle précaire des comportements; il n’y a jamais eu de culture réduite à des techniques de l’agir, du savoir, de l’interprétation. Si on peut produire des mœurs et des idéaux comme on produit la toile et le lin, comment y croire? Ne reste-t-il que le loisir de les voir se produire?
Enfin (et c’est la troisième conséquence que je veux noter), dans un pareil contexte, il ne reste guère d’emplacement un peu assuré pour les médiations et les médiateurs. Entre la culture comme milieu et la culture comme horizon, quelles que fussent les diversités de sociétés et de conjonctures, des médiations et des médiateurs n’ont pas cessé d’exister : le prêtre, le sage, le prophète, le philosophe, le savant, le critique d’art et de littérature, l’instituteur, le professeur… Nos écoles et nos universités, nos Églises et nos partis, nos académies et nos congrès reposent encore sur ce postulat. La distance entre la culture comme milieu et la culture comme horizon, c’était la place de la pédagogie, au sens le plus large du terme. Pensons seulement au métier de professeur, celui qui est le partage de la plupart d’entre nous : quelle que soit la hauteur de nos propos, sommes-nous devenus partie prenante à la foule immense des artisans de l’industrialisation de la culture? Parce que nous nous serions égarés, nous aussi, dans le cycle de la production des milieux et des horizons, dans les dédales de la production…
III
Le tableau que je viens d’esquisser est, je le sais, trop peu nuancé. Il y manque ce qui, chez chacun d’entre nous, et parfois des manières les plus humbles, se défend contre la logique de la production, ce qui donne à nos vies le goût irrémédiable de la liberté. Il y manque, plus simplement encore, le présupposé qui me fait discourir aujourd’hui : à savoir que si, dans nos cultures, milieu et horizon se brouillent, je postule que la conviction me reste que je puis toujours en évaluer les raisons. Nous avons conscience de la crise. D’où nous vient cette conscience, comment en assurer le lieu?
C’est là poser, du même coup, la question de l’emplacement de la philosophie dans les mutations contemporaines de la culture.
Pour poursuivre la réflexion là-dessus, je me garderai évidemment de chercher quelle serait la philosophie qui serait pertinente aux mutations de nos cultures. Les surgissements des philosophies n’obéissent heureusement pas à de semblables recettes. Je ne m’essaierai pas non plus, inspiré par mon métier de sociologue, à analyser les aspects nouveaux de la condition du philosophe au sein de ces mutations. Plus modestement, et peut-être plus radicalement, je voudrais rappeler à quel point la conscience philosophique est, de soi, le prototype de la conscience que l’on peut prendre de la crise actuelle de la culture. En effet, avant de nous demander en quoi la philosophie, discipline particulière à côté de tant d’autres, peut éclairer la crise et indiquer des avenues pour la surmonter, n’est-il pas capital de nous souvenir en quoi la philosophie est, par sa texture pour ainsi dire, pensée des crises de culture?
Je le marquais dès le commencement de cet exposé : la culture n’est pas, pour la philosophie, une sorte d’objet parmi d’autres. Car la culture est la matrice originaire et le vis-à-vis le plus embarrassant de la philosophie.
La culture est déjà philosophie puisqu’elle est présente en moi, devant moi, comme un monde du sens. J’ai beau vouloir redescendre à des fondements plus assurés, construire un horizon plus authentique de mon existence, la culture m’accompagne dans mes démarches. Je ne puis me mettre à l’écart; je dois consentir à débattre avec elle, contre elle, de la vérité et de la pertinence du monde. M. de Waelhens l’a exprimé en une belle formule : « La philosophie est réflexion sur une expérience non-philosophique. La philosophie est toutefois assez puissante et assez peu étrangère à l’expérience non philosophique pour qu’elle réussisse à rendre celle-ci consciente d’elle-même comme non philosophique, lui permettant ainsi de s’ériger parfois en contestation explicite de la philosophie. Corrélativement, l’expérience non philosophique est suffisamment proche de la philosophie pour qu’elle trouve audience en celle-ci, lui inspire de l’inquiétude et aboutisse à la transformer comme philosophie ».[ii]
N’est-il pas permis d’entendre ces propos selon la dialectique du milieu et de l’horizon qui a inspiré mon précédent diagnostic? À la condition d’y déceler une sorte de réduction du mouvement qui anime la plus vaste culture : le milieu étant le non-philosophique dont la philosophie dégage un horizon, celui-ci éclaire par contre-coup ce qui, dans le milieu, est préparation et contestation de ce dépassement. La philosophie serait donc un microcosme de la culture, bien plutôt que son étude; elle en représenterait, ouvertement avouées, la dynamique et la raison d’être. Dès lors, on comprendrait qu’avant de surmonter les crises de la culture, il lui revient de les représenter par son existence même.
La philosophie est-elle seulement représentation des crises de la culture, reproduction des tensions, des antinomies qui l’animent? N’en préfigure-t-elle pas aussi le dénouement? Le dénouement, je dis bien, et non la conclusion. Le problème de la culture, dont elle est la reduplication, la philosophie est impuissante à lui trouver solution puisqu’elle y reconnaît son commencement et sa légitimité. Mais la philosophie n’étale ce problème, depuis ses commencements à elle, que par la vertu d’une espérance qui est aussi de son origine.
Sa singulière histoire le montre bien.
On a souvent comparé le report à l’histoire chez le praticien des sciences et chez le praticien de la philosophie. Le scientifique cherche d’abord à se situer dans le présent de sa discipline : son milieu de départ est d’aujourd’hui. Sans doute les limites de cet aujourd’hui sont mal délimitées, et c’est le mérite de l’histoire des sciences de le faire constater. Il reste que compte avant tout, pour le chercheur, l’horizon de l’avenir. Or, le philosophe, fût-il lui aussi passionnément présent aux tourments de son époque et interrogateur du futur, prend d’abord appui dans le passé philosophique. Platon lui est présent tout autant que Husserl. On devient philosophe, et on continue de l’être, par récapitulation.
Ne faut-il pas reconnaître, dans cette situation singulière, non pas seulement le paradoxe de la philosophie, mais aussi celui de la culture? Celle-ci est une tradition, qui se fait et se refait sous les défis de l’histoire. Ce qui s’y transmet est perpétuellement mis en cause; et le changement y empêche la répétition pour susciter la mémoire, la conscience historique. La mémoire de l’individu comme celle des sociétés ne sont pas l’enregistrement des faits du passé; elles sont leurs aménagements et leurs réaménagements afin que ce qui est passé soit promesse d’avenir. La mémoire est un milieu pour que l’horizon soit possible. Elle est le lieu d’un dialogue, aussi bien pour les personnes que pour les collectivités.
C’est bien ce que représente, dans un microcosme, la mémoire philosophique. Plus que toutes les autres, sans doute, elle se constitue autant par le souvenir des ruptures que par celui des continuités. Faute de pouvoir se doter d’une mémoire selon les modèles du progrès (bien qu’elle s’y soit essayé depuis toujours), elle consent à ce déchirement. Il en résulte cette conséquence singulière : pour se souvenir ainsi de la tradition, le philosophe en est d’autant plus présent à sa singularité à lui. Les opinions sont le rassemblement des idéologies des citoyens; les théories scientifiques sont les convergences idéales des idées des scientifiques. « La vérité, disait M. Paul Ricoeur, exprime l’être en commun des philosophes. La philosophia perennis signifierait alors qu’il existe une communauté de recherche, un philosopher en commun, où tous les philosophes sont en débat avec tous par le truchement d’une conscience témoin, celle qui cherche à neuf. »[iii] La philosophie est milieu et horizon de dialogue.
IV
Résumons-nous.
Au regard de la philosophie, le non philosophique se présente comme culture. Descartes l’a dit admirablement dans un passage du Discours que nous avons tous lu et relu avec ferveur au temps de nos premiers apprentissages : « Pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres hommes, je n’y trouvais guère de quoi m’assurer (…) Le plus grand profit que j’en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et par la coutume ». Au fond, nous pensons tous comme Descartes, sans l’avouer de la même manière : la culture est vérité et sens pour des sujets dispersés qui en vivent tout en ignorant le fondement de la vérité et du sens qu’ils instituent en commun. Pourtant, en retour, la philosophie ne peut envisager de fondement plus ultime qu’une communauté des esprits; et cette communauté elle ne saurait la fonder sans le secours de la culture. Cette réciprocité est tellement évidente qu’elle se retrouve dans le cercle philosophique lui-même où le consensus foncier des philosophies, bien loin d’être un accord sur des systèmes, est un dialogue ouvert où chacun prend parti selon des paramètres qui ressemblent fort à ceux de la plus vaste culture.
En somme, par sa présence concrète à nos sociétés et à nos vies, la philosophie représente une sorte de prototype idéal du débat sur la culture. Pour autant, – faut-il le répéter? – la philosophie ne devance pas la culture. Elle n’en est pas le fondement, puisqu’elle se conquiert à ses dépens. Elle n’en est pas la mémoire, car elle se souvient avant tout des moments où les traditions ont fait défaut. Elle n’a pas davantage la prétention de réduire la réunion des hommes aux dialogues où se cherche la vérité des philosophes. C’est dans les marges de la culture que la philosophie se reconnaît en tant que telle.
Mais, en retour, n’est-elle pas particulièrement bien placée pour entrevoir les impasses et les promesses des mutations culturelles? Dans cet exposé, j’aurai surtout insisté sur les impasses, sur l’angoisse que provoque la mutation actuelle. Reste, et voilà évidemment le plus difficile, à pressentir les voies de l’espérance. Les travaux de ce congrès y contribueront certainement.
La tâche est immense. Car il faudrait faire émerger de la crise une nouvelle conscience historique, qui soit celle de notre temps. Alors que milieux et horizons sont devenus si flous, que l’institutionnalisation gagne des emplacements de plus en plus diversifiés de la vie.
Nous ne pouvons plus écrire des philosophies de l’histoire semblables à celles du XIXe siècle. Nous ne pouvons plus rassembler des savoirs qui seront dispersés à jamais. C’est par le bas, à partir du terreau le plus humble, que nous devons recommencer. Si les milieux d’existence des hommes font défection, si leur horizon se dissipe, il faut reprendre les chemins du dialogue dont les philosophies, toutes ensemble et depuis toujours, sont le vivant exemple de culture.
Ce pourrait être le premier dessein d’une éthique pour les temps de crise. Ce pourrait être aussi la précaire mais inébranlable ambition d’une rencontre des multiples cultures que nous représentons en ce lieu. Ce pourrait être enfin, et surtout, l’anticipation de cette réconciliation du savoir et de la croyance, de la vérité et de la pertinence, de cette foi philosophique qui, en deçà des systèmes et des idéologies, nous rassemble ici aujourd’hui.
Fernand Dumont
NOTES
[i] Pierre Maxime Schuhl, Essai sur la formation de la pensée grecque, introduction historique à une étude de la philosophie platonicienne, 2e éd., P.U.F., Paris, 1949, xxii-xxiii.
[ii] Alphonse de Waelhens, La philosophie et les expériences naturelles, Martinus Nijhoff, Hugue, La Haye, 1961, 2-3.
[iii] Paul Ricoeur, Histoire et vérité, Seuil, Paris, 1975, 67.