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Faut-il tirer la chaîne ?

Un texte de Marc Chevrier
Thèmes : Canada, Culture, Société
Numéro : vol. 10 no. 2 Printemps-été 2008

On ne peut certes pas reprocher au philosophe Karl Popper d’être un apôtre de la censure, un défenseur de la mainmise de l’État sur les cerveaux et la circulation des idées. Lui qui livra un combat inlassable contre le dogmatisme, la pensée circulaire et la société fermée et qui soumit la méthode scientifique à d’implacables exigences crut la démocratie à ce point menacée par la toute-puissance de la télévision qu’il jugea nécessaire d’assujettir les producteurs d’émissions à la surveillance d’un organisme professionnel indépendant, qui accorderait ainsi à ces travailleurs une licence et la leur retirerait en cas de manquement. Cette licence s’obtiendrait à la suite d’une formation validée par un examen. Popper résuma en ces termes les raisons d’une telle mesure en apparence draconienne : «  Il ne devrait exister dans une démocratie aucun pouvoir politique incontrôlé. Or, la télévision est devenue aujourd’hui un pouvoir colossal ; on peut même dire qu’elle est potentiellement le plus important de tous, comme si elle avait remplacé la voix de Dieu. Et il en sera ainsi tant que nous continuerons à supporter ses abus[1]. »

Si la télévision a pris la place de Dieu dans la société de l’image, force est d’admettre que les sacrements que le petit écran administre fleurent le bovin plutôt que le divin. Popper était horrifié par les orages de violence qui se déchaînaient à l’écran ; peut-être le serait-il tout autant des pitreries, des fanfaronnades, des grossièretés, du culte du cru, du franglais tabernacal, des fosses aux valeurs, du voyeurisme en direct, des « démissions » de variétés, des olympiades du slogan, des grands-messes sur le plateau, des intronisations du vécu, des foires aux opinions, des défilés d’ego, des petits massacres entre vedettes à claque dont la télévision est aujourd’hui la pourvoyeuse quotidienne et que les chaînes publiques, telles que Radio-Canada, au même titre que les privées, se piquent d’offrir à des spectateurs qui prétendument en redemandent. Il appert que plus rien n’arrête la société d’État, pas même sa mission supposée d’éducation et d’information, dans la course effrénée aux cotes d’écoute, dussent les émissions d’affaires publiques et de haute tenue passer à la trappe ou être reléguées à d’improbables créneaux horaire. On connaît la métamorphose : un roitelet-soleil s’est levé sur le monde, Guy A. Lepage, et éclipse de ses facéties les Beaux Dimanches, les émissions Second Regard et Zone libre entrent en quarantaine, un Peter Pan infomane impose ses ganacheries, Radio-Canada liquide sa chaîne radio culturelle au profit d’une version jazzée transgenre, les téléromans érotico-savonneux font la gloire des antennes, etc. Nous sommes ainsi passés, sans coup férir, de la télévision au cirque d’État, sous le regard satisfait des technocrates et des producteurs du télévisuel qui se répartissent la manne des commandes en sous-traitance.

Cette rage tapageuse de divertissement donne à penser que la radio-télévision publique semble aujourd’hui atteinte d’une conscience honteuse aiguë. Pour effacer le souvenir de sa naissance élitiste, elle déploie une énergie extraordinaire à racheter sa tare originelle, en jouant son va-tout sur le plaisir public. Mais divertir, c’est à la fois amuser, tromper l’ennui et détourner une personne de son occupation ou l’éloigner de son milieu, ainsi que soustraire une somme d’argent à son profit, dixit le Petit Robert. Le divertissement érigé en politique publique flirte ainsi à tout instant avec la diversion et le détournement d’une mission première. Le rire dont on assaisonne maintenant la moindre émission de peur d’affliger le téléspectateur de quelques minutes de sérieux n’est pas innocent. Il fait avorter le débat, avant même qu’il ne prenne de l’altitude, rabaisse l’intelligence à l’émotion, confond les rôles sociaux et les genres de discours (le politicien à cœur ouvert, l’écrivain en poseur), étourdit le spectateur de spontanéité feinte et de sensations rapides au mépris de la lenteur et de la perspective. Dans le comble de son agitation tonitruante, ce rire au pouvoir proclame la relativité de toutes les valeurs et les idéaux qu’il a rabattus à son niveau, comme des proies piégées par ses mortelles atteintes[2]. La rigolade consensuelle dont des émissions de l’acabit de Tout le monde en parle sont devenues l’emblème ne produisent finalement que du bruit, et leurs animateurs se délectent à l’idée qu’on juge leurs œuvres à ce bruit. Comme l’a bien vu Dominique Garand, il n’y a pas de parole véritable qui tienne dans ces arènes, puisque aucune voix singulière ne s’y exprime, sous la force du rire moutonnier qui écorne la moindre manifestation de pensée incarnée chez une personne entière[3]. C’est tout le monde en bruit, en braiment festif, le pétage de bretelles en chœur qui fait communier les salons de la nation et le bon pâtre, le calice de rouge à la main, autour de l’autel cathodique.

Le divertissement-fou (puisque le fou a détrôné le roi) brosse du Québec radio-canadianisé le portrait d’une société pour qui la haute culture a disparu de ses ambitions, comme si elle était l’apanage des nations graves ou d’une minorité suspecte ; d’une nation restée adolescente, centrée sur son vécu, ses émois et son terrain de jeu et qui rejette avec un dédain offusqué toute hauteur menaçante. Ce constat peu édifiant nous ramène aux réflexions toujours actuelles de Gilles Leclerc qui, dès 1960, prédisait que le Québec, brisé par un long joug théocratique et colonial, peinerait à résister à la force d’inertie « antispirituelle » qui s’exprime « dans le caractère ultraludique de la civilisation technocratique nord-américaine au sein de laquelle le Québec est immergé malgré lui[4] ». Toujours en parlant du Québec, Leclerc dit : « Un peuple où il circule plus de journaux que d’écrivains, plus d’amuseurs forains que de comédiens et d’artistes et moins de philosophes que de ministres de Cabinet. Un peuple qui, à peine émergé de l’analphabétisme, ne redoute même pas d’y retomber[5]. » (C’est Leclerc qui souligne.) Le ludisme audiovisuel est donc la face frivole de la civilisation technique américaine à laquelle le Québec, avec la bénédiction des chantres de l’américanité, s’insère avec ravissement. La société de l’image, grâce à ses techniques toujours plus éblouissantes et proches de la reproduction à l’identique de l’existence, fait accéder le moindre fantasme, le sentiment humain le plus brut à la plénitude objective. La logique du « dispositif technologique » écrit le poète et essayiste Paul Chamberland « régit à ce point les apparences que nous n’en discernons plus l’effet de ce que nous tenons pour le monde réel. Le réel technicisé équivaut à de la pure objectivité[6] ». Cette tendance des mœurs contemporaines à priser la reproduction immédiate de soi-même, Lucien Sfez l’a bien nommée le « tautisme[7] », soit une forme tautologique d’autisme social que flattent les caméras numériques et autres miroirs portables, et dont la télé-réalité a consacré l’avènement[8].

Devant la profusion des critiques faites à la dérive humoristique et populiste de sa programmation, Radio-Canada est restée de marbre. Que valent les récriminations de belles âmes cafardeuses à côté des succès massifs qui font rager d’envie les chaînes privées et rassurent les députés fédéraux ? L’inefficacité de ces critiques s’explique peut-être aussi par l’ambivalence de notre société technophile vis-à-vis de la propagande. Alors que la société libérale entoure de sauvegardes et de règles strictes la propagande politique et l’assigne à des lieux et des moments d’écoute désignés, elle reste pantoise devant la forme sociologique de la propagande, celle que véhiculent presque sans entrave la publicité, le cinéma et les médias de masse. La propagande sociologique, écrit son théoricien Jacques Ellul, « s’exprime rarement par des mots d’ordre exprès, ou par des intentions exprimées. Elle est plutôt constituée par un climat général, une ambiance qui agit de façon inconsciente. Elle n’a pas l’apparence d’une propagande, elle saisit l’homme dans ses mœurs, dans ce qu’il y a de plus inconscient dans ses habitudes. Elle lui crée de nouvelles habitudes. Cela devient une sorte de persuasion intérieure[9] ». Il y a chez l’homme forgé à l’image une réceptivité à ce genre de propagande douce, une propension à s’en gausser d’un air bon enfant et à y reconnaître l’expression même de sa liberté, puisque être libre, c’est se mettre en scène, se produire, se vendre, s’afficher. La société de libre propagande est cependant foncièrement inégalitaire ; d’un côté, les détenteurs des moyens techniques de diffusion des modes de vie et de pensée ; de l’autre, les « récepteurs », qui ont toujours la liberté de zapper d’une chaîne à l’autre, de débrancher l’appareil et d’étaler leur vie sur un blogue. En ce sens, le virage anti-culturel de Radio-Canada n’a fait que la conforter dans son rôle de producteur de propagande sociale, aidé par les ressources de l’industrie. Elle s’est d’autant mieux acquittée de sa tâche de mise en conformation sociale qu’elle fait oublier ce faisant la dimension politique de son mandat – fabriquer du Canada d’un océan à l’autre. Et tant et aussi longtemps qu’on aura besoin d’en fabriquer…

Les intellectuels ont toujours été en délicatesse avec les médias audiovisuels. Bien que ces premiers aiment à se voir en gardiens de la démocratie, il n’empêche qu’elle accueille avec suspicion leur langage sophistiqué et leurs avis tranchants qui répugnent au nivellement égalitariste. Ainsi que le rappelle Jeffrey C. Goldfarb, la tension qui existe en démocratie entre les idéaux intellectuels et les idéaux égalitaristes remonte aux origines mêmes de la plus ancienne des démocraties modernes, l’américaine en l’occurrence, et il en a toujours été ainsi depuis[10]. Devant ce dilemme, plusieurs attitudes sont possibles. La première est de se dire que le nivellement par le bas de l’offre audiovisuelle publique est un fait inéluctable. Alors aussi bien en prendre acte et diriger ses énergies ailleurs. La dérision du pouvoir par l’humour et la volonté du pouvoir de se plier aux codes du divertissement illustreraient ce que Tocqueville avait déjà observé, à savoir qu’en démocratie persiste l’esprit de cour, à cela près que le souverain est le peuple lui-même. La volonté des médias et du pouvoir d’être au plus près d’un peuple imaginé plutôt que compris dans sa réalité complexe déboucherait alors sur la démagogie télévisuelle, qu’il serait vain de chahuter, car de toute façon, le médium fait le message. La deuxième attitude, moins résignée, consisterait à pratiquer une dissidence active, si bien que les intellectuels devraient inventer leurs propres médias ou s’associer aux médias à contre-courant pour faire contrepoids à la déferlante festive financée par les fonds publics. La troisième attitude, celle de la participation critique, est la voie que favorise Dominique Garand, qui croit toujours possible de réformer Radio-Canada, pourvu que les intellectuels tendent la perche aux journalistes pour les encourager dans le renouveau des formes télévisuelles. La radio-télévision publique détournée de sa mission première serait détournée à son tour en catimini par les intellectuels « au profit d’une pensée critique. » Encore faut-il que l’intellectuel médiatique sache faire montre d’une parole « joueuse, inventive, illuminante » au lieu que d’austérité. En somme, il convient de savoir jouer sur les deux tableaux, au risque de faire l’agent double.

Quelle que soit l’attitude préférée, il reste que la muflerie en ondes est le signe d’un corporatisme dont les excès insupportent bon nombre de citoyens. Faut-il aller jusqu’à adopter une loi sur la télévision suivant les propos de Popper ? Le souci de la chose publique nous recommande de n’exclure aucune option.

***

En matière audiovisuelle, l’action du Québec ne brille guère. Elle est d’abord réduite à peu de choses par un cadre constitutionnel contraignant. Ottawa centralise tous les pouvoirs de réglementation en matière audiovisuelle et de câblodistribution. Les Länder allemands de Bavière, de Basse-Saxe et de Hesse ont toutes les compétences voulues pour réglementer la radio-télévision ; or le Québec, que la rumeur dit vivre dans la fédération la plus décentralisée du système solaire, n’en possède aucune. Ensuite, Télé-Québec, soumise à un régime de famine depuis longtemps, balance entre la demi-vie et l’attente d’un débranchement final. Enfin, en Amérique du Nord, la télévision publique dépend pour sa survie financière de contributions gouvernementales et de la publicité. En Europe, au contraire, les organismes de radio-télévision sont financés, suivant des modalités variables d’un pays à l’autre, par le prélèvement de redevances auprès des détenteurs de postes de téléviseur (environ 116 euros par an en France, 181 euros en Grande-Bretagne). Les revenus de la BBC proviennent pour l’essentiel de ces redevances ; la proportion est de deux tiers pour la radio-télévision publique française.

Puisque Radio-Canada déserte avec une fatuité désinvolte le champ de la culture, pourquoi le Québec ne l’investirait-il pas lui-même ? Que ne crée-t-il un Radio-Québec ? Cette avenue n’a de sens que si le Québec, qui rationne ses universités et ses hôpitaux, trouve néanmoins le moyen de relever le niveau de financement de sa propre télévision, soit par l’octroi de subventions stables et adéquates, soit par le prélèvement d’une taxe spéciale, applicable par exemple sur les téléviseurs, les abonnements aux services de câblodistribution et d’Internet. De plus, s’il faut investir dans une radio-télévision québécoise, aussi bien tenir compte de la nouvelle donne technologique qui voit tous les contenus audiovisuels, et même la publicité, se convertir au numérique et envahir le cyberespace. Sachant tirer les conséquences de cette évolution technique, Jacques Dufresne croit que le Québec pourrait faire d’une pierre deux coups en créant un service public culturel sur Internet plutôt qu’une radio à ondes hertziennes. Mariant la radio-télévision à l’encyclopédisme, ce service desservirait toutes les régions du Québec et le doterait d’une vitrine internationale donnant quelque consistance à la francophonie audiovisuelle aujourd’hui happée par les intérêts français (en partie par la faute du duo Québec-Ottawa, qui a maigrement financé TV5). À l’heure où la France songe à regrouper tous ses diffuseurs audiovisuels internationaux sous un même parapluie à sa main (FranceMonde) et semble n’avoir plus d’yeux que pour la Méditerranée et l’Euroland, il appartient au Québec de décider si la noble idée de Léopold Sédar Senghor et de Jean-Marc Léger mérite d’être autre chose qu’un amuse-gueule pour d’épisodiques palabres diplomatiques. Pour contrer le pouvoir insidieux (soft power) de Google et de Wikipédia, la France devrait créer selon Jacques Dufresne, avec tous les partenaires du monde francophone, un FrancophonieMonde, dont on imagine qu’un QuébecMonde serait une cheville essentielle[11]. Le prochain sommet de la Francophonie prévu cet automne à Québec sera donc crucial, si les chefs d’État et de gouvernement veulent bien la sortir de sa cage de verre teintée.



Marc Chevrier*

 

NOTES

* Marc Chevrier est professeur de sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal.

[1] Karl Popper et John Condry, La télévision : un danger pour la démocratie, Paris, Éditions 10/18, 1997, p. 36.

[2] Sur le rire au pouvoir, voir Antoine Robitaille, « Le cinquième pouvoir », Le Devoir, 19 et 20 janvier 2008.

[3] Dominique Garand, « Pourquoi tout le monde parle de Tout le monde en parle », dans L’annuaire du Québec 2006, sous la direction d’Antoine Robitaille et Michel Venne, Montréal, Fides, 2005,  p. 127.

[4] Gilles Leclerc, Journal d’un inquisiteur, Montréal, Lux, p. 88.

[5] Ibid., p. 77.

[6] Paul Chamberland, En nouvelle barbarie, Montréal, L’Hexagone, 1999, p. 20.

[7] Lucien Sfez, « Télévision et réalité », dans La Télévision et ses influences, sous la direction de Didier Courbet et Marie Pierre Fourquet, Bruxelles, De Boeck Université, 2003, p. 136-138 ; voir aussi, du même auteur, « Interdisciplinarité et communication », Cahiers internationaux de sociologie, 2001/2, no 111, p. 341-349.

[8] En fait, les médias audiovisuels sont doublement tautistes : par rapport au sujet, qui se mire dans l’écran-miroir et reproduit ad libitum son expérience sensible, puis par rapport à eux-mêmes, en se citant eux-mêmes, en se commentant eux-mêmes, en s’invitant eux-mêmes sur le plateau…

[9] Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Economica, 1990, p. 90-91.

[10] Jeffrey C. Goldfarb, Civility and Subversion, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 7.

[11] Jacques Dufresne, « Le défi Internet », Janvier 2008, disponible dans L’encyclopédie de la Francophonie, http://agora.qc.ca/francophonie.nsf .


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