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De la musique, assurément… mais de quelle musique parle-t-on ?

Un texte de Mireille Gagné
Dossier : La démission de Radio-Canada
Thèmes : Art, Canada, Culture, Société
Numéro : vol. 10 no. 2 Printemps-été 2008

J’ai envie de commencer ce texte d’une manière un peu curieuse, c’est-à-dire en admettant franchement que j’aurais préféré ne pas avoir eu à l’écrire ! En fait, s’il avait été écrit il y a une dizaine d’années, il n’aurait probablement pas été publié tant l’idée maîtresse qui y sera défendue allait alors de soi. Cette idée est toute simple : la Société Radio-Canada doit jouer un rôle de premier plan dans la diffusion de la musique. C’est l’évidence même, non ? Le fait que je ressente aujourd’hui le besoin de commettre un tel texte est révélateur de l’actuel désinvestissement des médias publics envers leurs mandats. Certes, mon travail de directrice du Centre de musique canadienne me rend particulièrement sensible à cette question, mais j’ai la certitude de ne pas être la seule à me désoler du recul sans précédent à la fois en qualité et en quantité de la diffusion de la musique classique et de la création musicale d’ici et d’ailleurs à Radio-Canada, sur l’ensemble de ses chaînes, mais tout particulièrement sur Espace musique.

          La création d’Espace musique il y a deux ans aurait dû réjouir tous les amateurs de musique. Malheureusement, sa programmation musicale, que j’aurais voulu applaudir, m’a rapidement fait déchanter. Force m’a été de constater la quasi-disparition non seulement de la diffusion de la création musicale et du répertoire contemporain, mais aussi une grande détérioration dans la diffusion de la musique classique, une perte de qualité causée par la façon de la présenter et surtout par le type d’œuvres diffusées. En un mot, la programmation des deux dernières années d’Espace musique entraîne des effets dévastateurs pour la diffusion des musiques contemporaines d’aujourd’hui, de ses créateurs, de ses interprètes et de l’ensemble du milieu de la création musicale.

Le tout commence avec la disparition de la Chaîne culturelle au profit d’une chaîne exclusivement axée sur la musique. Les œuvres sont rarement diffusées au complet, les présentations réduites à des banalités prétendument « divertissantes » et la ghettoïsation dans la grille horaire, soit très tard le soir ou la nuit, soit très tôt le matin, ce qui ajoute à cette détérioration. Ce phénomène est encore plus frappant en ce qui a trait à tout ce qui relève des musiques nouvelles : on constate sur Espace musique la disparition complète des musiques électroacoustique et actuelle. Ce à quoi nous répond la SRC : ce type de musique sera dorénavant disponible sur Internet !  J’y reviendrai bientôt. Mais d’abord, je rappelle que le mandat de la SRC est le suivant :

[L]a Société Radio-Canada, à titre de radiodiffuseur public national, devrait offrir des services de radio et de télévision qui comportent une très large programmation qui renseigne, éclaire et divertit […][1].

 

Ces trois verbes, renseigner, éclairer et divertir, les dirigeants de la SRC devraient davantage les garder à l’esprit. En décidant de répondre uniquement aux diktats de l’audimat et de la concurrence commerciale, la SRC a réduit son mandat pour l’essentiel au « divertissement ». Exit la mission de « renseigner » et d’« éclairer ».

Par le passé, la SRC avait toujours pris le parti de la diffusion de la création musicale de chez nous et d’ailleurs, comme se doivent de le faire les sociétés publiques de diffusion, c’est-à-dire les seuls médias capables d’échapper à la logique marchande. Pour l’essentiel, la SRC respectait assez bien son mandat « de renseigner et d’éclairer ». Tout n’allait pas parfaitement à la Chaîne culturelle, mais à tout le moins, on y sentait la volonté de notre chaîne nationale de promouvoir ce type de musiques, pointues certes, mais tout aussi essentielles au développement de nouvelles idées et de nouvelles créations. Mais depuis son changement radical de programmation, Radio-Canada se désengage de cette responsabilité en invoquant l’inaccessibilité de certains types de musique pour le plus grand nombre. Néanmoins, avant d’être un classique, un nouveau genre musical sera toujours dérangeant, déroutant, perturbateur… comme l’ont été jadis ce qu’on appelle aujourd’hui les classiques que sont Bach, Mozart ou Chopin ! C’est à se demander si (en admettant que la radio eût existé à l’époque) la SRC aurait refusé la musique de Beethoven sous prétexte que c’était une musique difficile d’accès et que le peuple n’en voulait pas ou n’aimait pas ça… ! Bien évidemment, il arrive qu’une nouvelle musique déstabilise ! Or, comme l’on sait que les radios commerciales ne diffusent la musique que pour le profit, il ne faut pas attendre que ces chaînes innovent ou prennent des risques en diffusant les musiques nouvelles. C’est pour cette raison que les nations se dotent d’outils comme une radio publique : pour qu’elles fassent ce qui ne peut se faire autrement. À quoi bon se payer collectivement une radio publique qui se limite à faire ce qui se fait déjà dans le privé ?

Mais il y a plus. Les compositeurs d’aujourd’hui et de demain ont besoin d’un outil de diffusion de leurs musiques comme celui qu’offrait auparavant Radio-Canada. Lorsqu’une œuvre est produite, captée et/ou enregistrée par la SRC, cela devient une carte de visite pour les compositeurs qui disposent dès lors d’une « preuve tangible » de leur création. N’oublions pas que, tant que la musique n’est pas jouée, elle n’existe que sur papier ou dans la tête de son créateur. Dans l’intervalle, elle n’est jamais autre chose que silence. Pour les jeunes compositeurs en début de carrière, cette carte de visite est essentielle pour les aider à promouvoir leur production. Il s’agit d’une reconnaissance officielle de leur talent actuel et de leur potentiel. Pour les plus accomplis, cela demeure également pertinent, car le soutien institutionnel à la diffusion et à la promotion de leur musique fait tout autant défaut. Par exemple, le rôle de la SRC est d’autant plus primordial qu’il y a toujours eu non seulement défection, mais désintérêt complet des radios privées commerciales pour diffuser les répertoires musicaux novateurs. Mais ce n’est pas tout, car le système d’éducation fait encore trop peu de place à la découverte de ce répertoire, à tel point que le Centre de musique canadienne doit continuellement promouvoir auprès de ce milieu l’importance de l’enseignement de notre patrimoine musical. Et que dire de l’édition musicale ? Elle est plutôt moribonde dans ce secteur. Heureusement, il y a maintenant les ordinateurs et des logiciels adéquats pour transcrire la musique conçue dans la tête du compositeur et transposée à l’écran – cette nouvelle « page blanche du créateur ». Mais cette transposition n’est pas une diffusion, du moins, la réception de l’œuvre n’est jamais assurée par ce médium. Car Internet préside au même moment à l’explosion de l’offre musicale de type commercial. Mais tout ce débat sur Internet nous fait oublier l’essentiel. Si Internet peut certes permettre de développer des voies parallèles de diffusion, depuis quand son existence est-elle devenue une excuse qui peut permettre à Radio-Canada de se dédouaner d’une bonne partie de son mandat ? Jusqu’à preuve du contraire, son mandat n’a pas changé par l’émergence d’Internet.

La décision de la SRC de « transférer » au réseau Internet la diffusion de musiques classique et contemporaine pour « libérer » les ondes radiophoniques qui se doivent dorénavant de « divertir » et de « présenter » différents genres musicaux, musique du monde, chanson francophone, jazz et ici et là un peu de musique classique, est tout simplement réductrice. Bien sûr, la jeune génération a d’autres habitudes, mais il n’y a pas qu’eux. Ce type de musique, qu’on pouvait entendre auparavant dans les magasins, dans la voiture, dans les cafés, ne s’y fait plus entendre. Internet n’étant pas réglementé, il y a danger qu’à moyen terme les grands propriétaires des moyens de diffusion informatiques soient de moins en moins intéressés à faire circuler des musiques, des émissions, qui ne sont pas « grand public ». Le rôle du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) dans la création d’un espace de diffusion pour les produits culturels canadiens et les différentes politiques culturelles mises en place, depuis les quarante dernières années, ont permis à nos créateurs et à nos artistes d’avoir un certain espace de diffusion. La mondialisation, tout comme le nombre exponentiel de compagnies canadiennes qui passent à des intérêts étrangers, feront en sorte que cet espace de liberté musicale conquis de dures luttes, s’amenuisera de plus en plus au profit d’une culture homogénéisée, commerciale et rentable à court terme.

          J’ai jusqu’ici évité de parler de la télévision de la SRC. Que pourrais-je écrire, outre que de constater l’abdication totale de notre télévision nationale en ce qui a trait à la diffusion de la musique, sauf  quand vient le temps de la grande séance autocongratulatoire annuelle, lors des remises de prix pendant les galas. Et encore… les artistes des musiques qui ne sont pas grand public reçoivent le plus souvent leur prix… hors d’ondes !

 Je rappelle pour mémoire qu’à la suite des bouleversements majeurs à la SRC, plus de 25 000 personnes ont signé une pétition pour dénoncer la disparition de la Chaîne culturelle. Cette chaîne offrait une programmation des plus variées – on y entendait de la musique classique, contemporaine, électroacoustique, actuelle et de  jazz à diverses heures de la journée et de la semaine (et non en ghetto comme maintenant, ghetto que le milieu avait combattu pendant des décennies). De plus, des programmes portant sur des sujets comme la littérature, la philosophie, l’histoire, les modes de vie, sur des débats, des échanges et une programmation provenant d’autres radios publiques de langue française alimentaient la réflexion de tous et chacun. La pétition a été déposée au CRTC pour exiger que la SRC prouve qu’en modifiant sa programmation, elle répondait toujours à son mandat et respectait son engagement émis dans la licence que le CRTC lui avait accordée. Cette soi-disant « preuve » a été acceptée les yeux fermés par le CRTC, au grand dam des signataires de la pétition qui jugeaient que Radio-Canada avait reçu une carte blanche pour ne plus respecter l’esprit de son mandat. C’est ce qui explique que depuis plus de deux années, nous devons subir une programmation musicale qui, en matière de musique, fait fi de la diversité musicale contemporaine, et, en matière de culture, a simplement tout évacué.

En plus des dommages causés à la carrière des compositeurs, de nos interprètes et au rayonnement du milieu de la création en général, il est clair que cette façon de faire (ou plutôt, de ne pas faire) entraîne d’autres problèmes. Les revenus déjà très minces en droits d’auteur que reçoivent les créateurs sont encore moins élevés faute de coproductions, de captations et de diffusion de la seule radio qui osait jusqu’ici ces musiques.

Mais au-delà de la musique, je crois en l’importance et en l’intérêt d’une programmation diversifiée tant en musique que dans d’autres domaines culturels : dossiers, philosophie, théâtre, arts visuels, grands reportages sur l’histoire, les religions, les modes de vie… Cette programmation, qui « renseigne et éclaire », constitue une nourriture essentielle pour les créateurs et pour le public. Tous, le public et les artistes, ont  aussi besoin d’un environnement éclairant et enrichissant pour mieux comprendre les démarches de création artistique dans quelque discipline que ce soit.

          Mais le tableau est sombre. Il nous faut craindre en effet le risque de disparition des radios publiques à cause, entre autres,  de la mondialisation, de la concentration des médias et du problème de la propriété étrangère des compagnies nationales, précédemment évoqué. De plus, les pressions économiques et commerciales exercées dans les enceintes internationales comme à l’Organisation mondiale du commerce et dans l’Accord général sur le commerce des produits et des services, font en sorte que, sans le CRTC et ses règles de contenus canadiens, sans les différentes politiques culturelles établies au Canada, l’espace audiovisuel canadien serait encore plus mince. Il faut être vigilant afin d’assurer pleine visibilité et accessibilité à la diversité de nos expressions culturelles. À cet égard, la récente Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, convention que le Canada a été le premier pays à ratifier, constitue le premier outil politique pour tous les pays qui veulent protéger et promouvoir la diversité culturelle dans leur espace national et dans leurs discussions et échanges inter-nations. La Société Radio-Canada doit arrêter l’érosion afin que sa programmation ne tombe pas dans un abîme culturel et musical.

Je suis rendue loin… ? Pas tant que ça. Tout n’est pas perdu, mais la SRC doit entendre le message du bon sens. Ainsi, je réitère l’importance du rôle de la SRC de présenter au public canadien un contenu musical, artistique et culturel de grande qualité. Elle se doit de tenir compte des différentes tendances musicales et autres. Elle doit aussi, par ailleurs, aider à mieux faire connaître ces territoires originaux et non explorés. C’est en cela qu’elle acquerra une personnalité authentique et résolument originale qui la distinguera de la masse des autres médias.

Comme je suis une optimiste de nature (il le faut dans ce métier), j’espère que la prochaine fois qu’on m’invitera à réfléchir sur l’état de nos médias publics, je pourrai alors féliciter la SRC d’avoir osé remettre à leur véritable place les musiques classiques et nouvelles et d’avoir recommencé à diffuser des émissions culturelles de qualité. En un mot, j’espère que je pourrai bientôt remercier les dirigeants de Radio-Canada d’avoir eu le génie de trouver les moyens de divertir tout en renseignant et en éclairant comme le véritable esprit de son mandat le lui intime, et comme elle est bien capable de le faire.

 

Mireille Gagné*

 

NOTES

* Mireille Gagné est directrice du Centre de musique canadienne au Québec.

[1] Extrait tiré de La Loi sur la radiodiffusion de 1991.

 


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