Luther livra à tout le monde les livres sacrés, de telle sorte qu’ils finirent par tomber entre les mains des philologues, c’est-à-dire des destructeurs de toute croyance qui repose sur des livres[1].
Lors d’une soirée organisée par un professeur allemand invité à la University of Chicago, un jeune Américain étudiant les lettres et la philosophie au Committee on Social Thought s’étonne d’apprendre que ses hôtes ne regardent jamais la télévision : « You guys don’t watch tv!? How do you know how to behave? » De cette remarque à demi sérieuse et des rires qui l’accueillirent, je dégage trois enseignements sur l’état de la culture. D’abord, les livres n’apparaissent plus, même dans l’opinion de la tranche la plus éduquée de la population nord-américaine, comme le principal moyen de parvenir à un degré supérieur de civilité, à tel point qu’on peut constater avec perplexité qu’un homme consacrant sa vie à l’étude des livres ne soit pas, contre toute apparence, le barbare qu’on eût pu imaginer. Ensuite, la télévision semble avoir remplacé le livre dans cette fonction qu’on lui attribuait jadis, car c’est à elle qu’est confiée la difficile tâche d’éduquer les âmes, de les polir afin de les rendre propres à la vie en société. Enfin, et malgré ces deux premières assertions, il existe encore des individus qui préfèrent le livre à la télévision, soit en choisissant d’ignorer totalement les ondes hertziennes, soit en établissant une hiérarchie en vertu de laquelle les heures de la quiétude la plus chère, du plus précieux loisir sont consacrées à la lecture. Car n’oublions pas que l’Américain railleur a, malgré son commentaire faussement désobligeant, choisi de faire des études doctorales dans un département qu’on présente comme étant la Mecque du texte classique, le paradis des great books plutôt qu’au sein d’un programme axé sur l’analyse des nouveaux médias. Ce paradoxe ne recèle-t-il pas une vérité en regard de la manière dont la lecture est envisagée dans le milieu universitaire ?
Je dois dire d’emblée que je n’ai pas observé d’importantes distinctions régionales en ce qui concerne la manière dont est enseignée la littérature – et donc la manière dont on pratique la lecture, forcément savante – lors de mon passage dans des universités québécoise, française et américaine. Il y a par ailleurs dans chaque université que j’ai fréquentée des professeurs qui par leur style d’enseignement font exception à la règle que je tente d’énoncer. Cette règle, la voici dans sa plus simple expression : La littérature n’est pas à l’heure actuelle enseignée pour le profit de la vie elle-même ; en d’autres mots, l’université ne nous enseigne pas à lire pour mieux vivre. Je ne veux pas par là suggérer qu’il devrait en être autrement ; simplement je constate que l’enseignement de la littérature sert d’autres fins que celle d’apprendre à être et à aimer. On ne poursuit pas des études supérieures en lettres « to know how to behave ».
Pourtant, tout porte à croire que la grande majorité des livres qui forme le corpus privilégié des facultés de lettres aient été écrits à cette fin. Instruire et plaire, c’est-à-dire instruire en plaisant et plaire en instruisant, fut jusqu’à tout récemment le mot d’ordre partagé par les artisans de la confrérie littéraire. Qu’un livre veuille être plaisant, nous n’en sommes pas choqués : nous aimons les histoires bien construites et d’autant plus enlevantes, nous aimons les mots élégamment disposés qui les composent. Mais qu’un livre prétende nous instruire, et nous voilà perplexes. De quelle manière la fiction pourrait-elle enseigner quoi que ce soit sans se transformer en l’un de ces récits moralisateurs qui déplaisent à coup sûr ?
Il faut, pour comprendre une telle ambition, envisager une autre « morale », et donc un autre type d’éducation que celle par laquelle on dresse l’animal humain en l’amenant à se conformer aux principes d’une « moralité » particulière. Kant et ses épigones ont infléchi le sens de la morale en la réduisant à l’énoncé des principes régissant une conduite altruiste et ont d’autant modifié notre manière d’appréhender le phénomène éthique. En un sens classique, la morale consiste plutôt en une connaissance de l’âme, du cœur ou de l’esprit qui sert à éclairer la conduite humaine. C’est à la morale suivant cette définition classique, à la morale en tant que domaine psychologique du savoir sur l’être humain, que je vais désormais référer en parlant de la fonction que la tradition a attribuée aux belles-lettres.
Les livres peuvent certes avoir un effet pacificateur dès lors qu’ils se font véhicules de la civilisation des mœurs et qu’ils étendent le sentiment d’appartenance à une communauté. Mais on peut en outre leur attribuer le pouvoir d’éclairer les lecteurs en leur permettant de réfléchir sur leur expérience et d’acquérir, par l’examen de situations particulières, les notions d’une science morale qui ne soit pas d’emblée normative. S’ajoute ainsi à l’impératif du plaisir que nous apporte l’œuvre littéraire une instruction non forcément conventionnelle, parfois même susceptible d’effets délétères, comme lorsque Les souffrances du jeune Werther tombent entre les mains d’êtres vulnérables.
Quoi qu’on en dise, écrit-on aujourd’hui pour des raisons totalement différentes de celles qui furent énoncées en France à l’âge classique ? D’ailleurs, ces raisons radicalement neuves, que pourraient-elles être ? Savoir plaire, c’est savoir s’adapter suffisamment au goût du public ; c’est, dans le marché littéraire d’aujourd’hui, d’abord plaire à l’éditeur, ensuite aux lecteurs qui achèteront les copies de l’ouvrage en librairie sur l’incitation d’amis ou de critiques à qui le livre aura su, précisément, plaire. Savoir instruire, c’est savoir raconter une tranche de vie humaine de manière à faire apparaître une vérité morale. Il s’agit ainsi de déployer avec une étendue ou une profondeur nouvelle d’anciennes observations sur l’individu (son caractère, ses passions, l’inconstance de son caractère en raison du jeu de ses passions) ou de présenter un point de vue original sur la société (son fonctionnement général ou son état actuel). Proust n’innovait pas lorsqu’il attribuait à l’art la fonction d’éclaircir la vie.
Je suis tentée de citer, à titre de représentante de la jeune génération d’écrivains qui rompent avec l’idée déjà ancienne d’un art indépendant de la vie morale, la romancière Zadie Smith : « Les écrivains n’ont à mon avis qu’un seul devoir : celui d’exprimer fidèlement leur manière d’être au monde[2]. » Or, il s’agit là avant tout d’une posture morale ; l’éthos que reflète plus ou moins bien la fiction. Aussi Smith affirme-t-elle que la possibilité même de voir les choses comme elles sont dépend toujours, dans l’écriture comme dans la vie, de la morale[3]. La jeune romancière s’intéresse avant tout, dans le cadre de ces propositions théoriques, aux liens nécessaires entre la personnalité de l’auteur et son œuvre ; elle évoque la moralité en insistant sur son versant subjectif, sans faire référence à la morale comme entreprise de connaissance objective des conduites et des motifs humains. Ses réflexions sur l’art d’écrire et de lire la fiction laissent néanmoins entrevoir une préoccupation fondamentale qui me semble partagée par la plupart des hommes et des femmes de lettres de la tradition occidentale : faire vivre des êtres humains sous le regard du lecteur de la manière la plus juste possible afin de lui procurer un vif plaisir de connaissance ou de reconnaissance. Cette injonction ne concerne pas néanmoins le plus ou moins grand « réalisme » de l’œuvre, laquelle peut exprimer un aspect essentiel de la condition humaine sans jamais quitter le domaine de la fantaisie la plus complète. La vaste majorité des auteurs fait ainsi le pari qu’il existe quelque chose comme une délectation morale qui consiste à jouir de voir se déployer devant soi les nuances des passions déclinées au gré des circonstances.
Si la substance des livres qui forment aujourd’hui cet ensemble plus ou moins disparate que nous nommons « littérature » est d’abord morale, d’où vient que l’enseignement des lettres à son niveau le plus élevé ne le soit pas ? La cause du divorce entre belles-lettres et philosophie morale peut être retracée historiquement. Certains la relient à l’évolution des belles-lettres elles-mêmes qui, après avoir longtemps dialogué avec la tradition philosophique, s’en seraient peu à peu détournées. Dans une tentative d’interprétation de grandes œuvres de la Renaissance et du xviie siècle, Ullrich Langer conclut à une séparation radicale de la réflexion éthique et de la fiction : « La littérature ne peut plus désormais prétendre nous rendre plus sage, et nous n’attendons plus qu’elle le fasse. Elle a pour fonction de souligner la relation problématique de l’individu à sa communauté[4]. » Je suis d’avis que ce divorce n’est qu’apparent, dans la mesure où la littérature ne saurait renoncer aux préoccupations d’ordre moral comme elle ne saurait rejeter son matériau même. Langer voit, dans le repli sur l’expérience individuelle et dans la mise en scène de son ineffabilité – en d’autres mots, dans l’affirmation propre à la littérature moderne de l’impossibilité de ramener le destin singulier d’un individu à un discours sur les fins de la vie humaine –, les signes d’une renonciation à l’éducation morale des lecteurs. Pourtant, en envisageant une telle éducation avec un peu plus de souplesse, il est possible d’entrevoir la seule exposition de dilemmes et de choix moraux, même sans généralisation et sans leçon explicite, comme une manière de former le sens moral des lecteurs en l’informant.
C’est plutôt au niveau de l’histoire de l’institution scolaire qu’il me semble pertinent de chercher la raison de la relative disparition de préoccupations proprement humanistes dans nos facultés de lettres. Sur ce point, j’ai le bonheur de me trouver d’accord avec Pierre Bourdieu qui, dans un entretien avec Roger Chartier, décrit le rôle déterminant du système scolaire en regard de notre commune manière de lire. L’école, dit-il, a tendance à éradiquer le « besoin de lecture comme besoin d’information : celui qui prend les livres comme dépositaire de secrets, [...] qui tient le livre comme un guide de vie, comme un texte auquel on demande l’art de vivre, le modèle étant le livre par excellence, la Bible[5] ». Certes, les belles-lettres n’ont jamais prétendu à l’autorité du texte sacré. On sait néanmoins que certains auteurs et leurs ouvrages devenus classiques ont servi de repères à plusieurs générations de lecteurs : Aristote dans les collèges, Machiavel dans les cours européennes, Rousseau dans les maisons bourgeoises et dans les rangs révolutionnaires étaient lus de la manière dont certains lisent maintenant les guides de croissance personnelle. L’effet de l’institution publique et générale, qualifié d’« inattendu » et de « paradoxal » par Bourdieu, a été de déraciner « cette attente de prophétie, au sens weberien de réponse systématique à tous les problèmes de l’existence[6] ».
On ne lit plus les classiques comme on lit les guides de croissance personnelle ; c’est donc dire qu’il y a une catégorie de livres qui encore aujourd’hui commande un art de lire à la fois plus naïf et plus essentiel. Ces livres sont ceux qui ont échappé à l’emprise du système scolaire, celui-ci ne les ayant pas jugés dignes de figurer dans le canon des œuvres à enseigner : la littérature populaire (au rang de laquelle figurent le roman policier, le roman sentimental, la science-fiction et le genre fantastique), les manuels de psychologie populaire et les ouvrages historiques et techniques. Le public se procure ces différents livres pour satisfaire une certaine curiosité. Les lecteurs cèdent alors à un désir que Bourdieu subsume sous l’expression de « besoin d’information », mais qui, dans le cas de la fiction, prend des formes plus complexes : désir ardent de comprendre le motif d’un crime dont on sait qu’il sera bientôt commis, d’assister à l’heureux dénouement des amours qu’on devine contrariées, de trembler devant l’affrontement des forces du bien contre celles du mal. Ce qui a changé néanmoins, c’est que le livre n’est plus le seul, et plus même le principal moyen de faire naître de telles attentes et de les combler par le déploiement de la fiction. Les séries télévisées et les films sont de séduisantes représentations de notre vie morale, tandis que l’Internet, qui peu à peu assimile l’ensemble des documents publiés, offre des réponses de plus en plus complètes et de plus en plus précises à nos questions d’ordre factuel.
Que fait l’université des classiques, lorsqu’elle persiste à les mettre au programme de ses cours de littérature, plutôt que d’en faire des objets de délectation morale ? Elle les broie au moulin de l’historicisme, elle en retire des éléments de sciences sociales, elle en retrace le plan par les moyens de la narratologie – cela lorsqu’elle ne les épure pas au nom de l’égalité des cultures et des sexes, suivant une tendance nord-américaine, mais c’est là une autre histoire. Rarement elle les donne à lire pour être lues comme elles ont été écrites, c’est-à-dire à la manière d’explorations de la dimension morale de l’existence humaine – une dénomination qui est large et qui doit l’être si nous voulons qu’elle englobe des œuvres aussi différentes que le Roman de la rose et le Voyage au bout de la nuit. L’université constitue, de ce point de vue, le sanctuaire du « sens historique » tel que le décrit Nietzsche. L’hyperactivité du sens historique qui caractérise notre époque – et qui se trouve à l’origine de ma propre réflexion historique sur la lecture, devrais-je ajouter – nous confronte à deux écueils. D’abord, nos préoccupations historiques risquent de nous faire négliger la raison pour laquelle ont été écrites les œuvres que nous étudions lorsque celle-ci n’est pas elle-même historique, mais simplement morale. Or, il y a quelques raisons de croire qu’il s’agit là du cas le plus fréquent. Nous avons tendance à refuser aux auteurs la maîtrise de leur propre œuvre, de manière à ne considérer que l’époque et la culture qui se révèlent à travers celle-ci. Dès lors, nous ne lisons plus de manière à entendre ce que l’auteur veut nous dire, mais pour détecter, en vertu de la supériorité que nous confère notre position historique ultérieure ou l’extériorité de notre point de vue de lecteur, ce qu’il dit malgré lui. Ensuite, et c’est là le second écueil que je crois voir dans la manière dont l’université nous apprend à lire, même si, surmontant la première difficulté, nous réussissons à entendre ce que l’auteur a voulu exprimer par son œuvre, nous risquons de nous refuser à engager tout dialogue avec lui et de nous fermer à la possibilité d’une révélation existentielle. Nous sommes en effet portés à croire que les œuvres du passé ne peuvent pas nous aider à vivre au présent. Les réponses qu’elles apportent aux questions qui nous préoccupent encore nous apparaissent comme étant toujours décalées, jamais en phase avec nos existences actuelles.
C’est ainsi que nous en venons, à la manière des philologues auxquels Nietzsche consacre une section du Gai savoir, à faire un travail toujours préparatoire, nous refusant aux plaisirs et aux douleurs d’un otium litteratum qui s’enracinerait jusque dans notre propre vie morale. En établissant les textes le plus scrupuleusement possible et en les commentant de manière à en restituer le sens exact, nous accomplissons l’éreintant travail de préservation de richesses dont nous n’avons pas la prétention de jouir pour nous-mêmes. Nous préparons des exégèses au profit de « quelques rares hommes qui toujours “vont venir” et ne sont jamais là[7] ». Aussi la question s’impose-t-elle, avec sa charge d’angoisse : les œuvres qui composent le canon littéraire que l’université a préservé jusqu’à ce jour sont-elles lues, parfois, par certains, pour les raisons pour lesquelles elles ont été écrites – lesquelles sont nécessairement différentes les unes des autres, et donc impossible à prendre en charge par une « théorie » ou une « méthode critique » unique et englobante ? Poursuivant l’image nietzschéenne, ne sommes-nous pas en train de faire « de la besogne in usum Delphinorum[8] » de manière tout à fait anachronique, dans la mesure où nous vivons dans un régime et une culture démocratiques où de tels Dauphins ne sont pas susceptibles d’apparaître ? Nos démocraties libérales n’abritent nulle classe lettrée qui soit dans l’état d’esprit nécessaire pour lire les éditions savantes des textes classiques comme La Fontaine eut aimé que le Dauphin lise ses Fables ; alors que la plus large portion de la population est alphabétisée, les universitaires eux-mêmes ne jouissent pas de suffisamment de loisir pour parfaire leur éducation morale par les livres. On nous apprend à lire, mais nous donne-t-on réellement à lire ? Ce qu’on donne d’une main, on le reprend parfois de l’autre, ici en bornant le rapport au livre à l’histoire ou à la philologie.
Inutile de déployer en cet endroit les ressources oratoires d’un pessimisme hors de saison. L’art de lire n’est pas moribond, pour la simple et bonne raison que le livre le porte avec lui comme sa source vitale et l’enseigne à qui veut bien l’entendre. La conviction avec laquelle les grandes œuvres nous parlent force parfois l’écoute, de sorte que même ceux qui sont assourdis par l’opinion intellectuelle dominante sont par moments obligés de leur tendre l’oreille. Le livre nous oblige soudain à faire taire le discours théorique en imposant sa propre voix ; et nous voilà enclins à juger du degré de vérité d’une assertion, de l’exactitude d’un portrait psychologique, de la beauté d’une description. Au milieu d’un cours consacré au rôle de la figure féminine dans l’œuvre de Victor Hugo, nous nous étonnons de nous trouver en accord avec les implications morales d’un poème ; nous n’avions pas jusque-là réalisé la proximité de la générosité amicale et de l’amour maternel. Au hasard d’un article sur les relations de pouvoir dans le théâtre de Marivaux, au détour d’une note ou d’une digression nous nous prenons au jeu de la réflexion politique en poussant jusqu’à la description de notre propre vie civique. Aussi serait-il faux de dire que les lecteurs professionnels ont complètement renoncé au plaisir naïf de la lecture. Les Dauphins sont rares, peut-être, mais la plupart d’entre nous connaissent ces moments princiers pendant lesquels nous sentons enfin notre vie éclairée par la littérature.
C’est pour de tels instants de grâce que mes études en lettres m’ont procuré une satisfaction qui, tout en étant fragile, me semble néanmoins essentielle, première. Ces révélations soudaines paraîtront insignifiantes aux yeux du philosophe qui prétend, lui, faire autre chose que de l’histoire des idées en s’engageant dans la réflexion elle-même. Les vérités que nous permet d’entrevoir la littérature sont pourtant d’une qualité différente, justement parce qu’elles sont issues du récit même de la particularité plutôt que d’un discours s’appuyant sur des énoncés généraux. Il y a néanmoins un art de lire commun à la littérature et à la philosophie qui requiert une certaine forme d’oisiveté que nos universités n’ont pas le mandat de préserver. C’est bien un travail que l’université nous demande d’accomplir, lequel nous laisse peu de temps pour nous adonner à la forme de contemplation de soi et du monde induite par la lecture. Je constate néanmoins la souplesse et la tolérance de cette institution qui, sans encourager une pratique de lecture qui soit conforme à l’idéal humaniste porté par les arts libéraux, permet encore que le travail d’interprétation accompli entre ses murs serve aussi à comprendre la vie humaine dans une perspective immédiatement morale.
Il ne semble donc pas falloir nous étonner de la disparité qui existe au sein d’une même faculté universitaire, que certains fréquentent avec le désir de s’éduquer et d’autres avec l’ambition d’acquérir des connaissances qu’ils pourront mettre à profit sur le marché du travail. Il arrive aussi que ce désir et cette ambition se rejoignent au sein des mêmes individus. Nos habitudes de lecture témoignent d’une semblable division, et souvent les étudiants en lettres distinguent les ouvrages qu’ils lisent pour le plaisir de ceux que leur impose leur cursus scolaire. Mais pour les plus fortunés parmi nous, en certaines heures, les études et l’oisiveté se fondent en un seul loisir studieux, propice à la découverte de toute chose susceptible de nous apporter, ici-bas, un peu de bonheur.
Julia Chamard-Bergeron*
NOTES
* Julia Chamard-Bergeron prépare un doctorat en littérature française à l'Université de Chicago.
[1] Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, §358, trad. H. Albert, in Œuvres, tome II, éd. J. Lacoste et J. Le Rider, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993.
[2] « [Writers] have only one duty, as I see it: the duty to express accurately their way of being in the world. » Zadie Smith, « Fail better », The Guardian, 13 janvier 2007.
[3] « To see things as they really are… to me this is always and everywhere, in writing, in life, a matter of morals. » Z. Smith, « Read better », The Guardian, 20 janvier 2007.
[4] « Literature no longer can claim to make us wiser, and we do not expect it to, either. Literature comes to signify and promote our intensely problematic relationship to the collective. » Ullrich Langer, Perfect Friendship. Studies in Literature and Moral Philosophy from Boccaccio to Corneille, Genève, Droz, 1994, p. 185.
[5] P. Bourdieu et R. Chartier, « La lecture : une pratique culturelle », dans R. Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, Marseille et Paris, Rivages, 1985, p. 227.
[6] Ibid., p. 228.
[7] F. Nietzsche, op. cit., §102, p. 115.
[8] Idem.