Au Québec, le débat sur la norme linguistique agite le milieu des linguistes et des professeurs de français depuis plusieurs dizaines d’années. Il oppose, en gros, les partisans et les adversaires de la définition et de l’imposition dans les écoles d’une norme linguistique spécifique, « proprement québécoise », et donc différente de la norme internationale, reconnue dans tous les pays de langue française. Récemment, la direction du Parti Québécois a soumis à son conseil national une proposition qui visait à « réorienter résolument l’enseignement du français vers l’acquisition de la langue standard québécoise, écrite et parlée ». Le porte-parole de ce parti pour la langue et la culture, Pierre Curzi, est intervenu dare-dare pour s'opposer à ce projet et la proposition n’a finalement pas été adoptée. Cet épisode révèle que le sujet a débordé le cadre relativement restreint des spécialistes et que l’idée d’une norme linguistique « distincte » est portée par des personnalités influentes de la société québécoise. Il révèle aussi que le débat qui entoure cette question, apparemment technique et fort « pointue », présente un aspect idéologique et peut prendre facilement une tournure politique.
Dans les pages qui suivent, je me propose de rappeler les grandes lignes de ce débat, de résumer brièvement son histoire et de « mettre à plat » et discuter les principaux arguments des uns et des autres. Ce faisant, j’espère démontrer que le projet d’une norme québécoise du français est injustifié sur le plan linguistique et que, sur le plan social, il est inopportun et que – surtout – son adoption nuirait à ceux qu’il prétend servir : les Québécois de langue française.
Comme on le sait, il existe diverses sortes de normes linguistiques ; celle dont il est question ici est l’ensemble des usages grammaticaux, de prononciation et de vocabulaire qui servent de modèle : c’est le modèle idéal que l’on enseigne, que l’on essaie de respecter, par référence auquel on porte des jugements de valeur et que décrivent les dictionnaires et les grammaires scolaires. « Modèle », « idéal » : il faut souligner ces termes et insister sur le fait que la norme est un objectif que personne, pas même les plus grands écrivains, n’atteint jamais totalement. Ce modèle est un idéal partagé : la norme linguistique est une référence commune et, en dépit d’un certain flottement ou de variations sur lesquelles nous reviendrons, elle fait, en principe, l’objet d’un réel consensus. Elle sert même de ciment linguistique et, comme l'a dit un des pères de la sociolinguistique, G. Labov, c'est le partage des mêmes normes qui crée la communauté linguistique.
La création et la promotion du concept de « français standard d'ici », défini en 1977 par l'Association québécoise des professeurs de français comme la « variété de français socialement valorisée que la majorité des Québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de communication formelles », constituent à ma connaissance la première manifestation publique importante de la volonté de créer une norme linguistique propre au Québec. À la fin des années 1980, les ouvrages de mes collègues lavallois, le Dictionnaire du français plus, dirigé par Claude Poirier, et le Dictionnaire québécois d'aujourd'hui, par Jean-Claude Boulanger, s’inscrivent explicitement dans cette ligne de pensée. Plus radical, Léandre Bergeron intitule carrément Dictionnaire de la langue québécoise (dénomination reprise par le projet de résolution du Parti Québécois) son recueil de canadianismes. Plus récemment, la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec recommandait « que soit mis [sic] en oeuvre une politique de valorisation du français standard en usage au Québec[1] ».
La multiplicité des appellations ne doit pas abuser : il s’agit toujours, très clairement, de détacher le français du Québec du reste de la langue française, de décréter la naissance d’un parler nouveau, indépendant – par définition – du français international : même les partisans apparemment les plus modérés de cette norme québécoise parlent de « variété autonome du français ».
Les arguments utilisés pour défendre ce que j’appellerai maintenant le standard québécois sont d’ordre divers : certains sont de nature linguistique ou sociolinguistique tandis que d’autres sont ouvertement idéologiques ou politiques. Commençons par les arguments linguistiques.
Les défenseurs d’une norme québécoise affirment souvent que cette norme existe déjà et qu’il ne reste plus qu’à l’expliciter et à l’officialiser. Malheureusement pour eux, elle n'est décrite nulle part, aucun ouvrage de référence, même fragmentaire, n’est reconnu comme faisant autorité en la matière, ce qui rend son existence plus qu’hypothétique. On comprend d’ailleurs ce silence des promoteurs de cet ectoplasme langagier, car ils sont devant un dilemme. En effet, de deux choses l’une : ou bien ce standard québécois à venir s’éloigne beaucoup du standard du français international et alors, comme nous le verrons plus loin, il sera contesté et jugé néfaste par beaucoup ou bien il n’en diffère que par quelques particularités du type déneigeur, recherchiste, relationniste, acériculture, motoneige, ou cabane à sucre, que personne ne condamne plus depuis belle lurette, et alors pourquoi parler de « langue » et s’embarrasser de dictionnaires spécifiques, de grammaires spécifiques, de manuels de prononciation spécifiques etc. ? Qui plus est, non contents de proclamer l’existence d’une norme fantomatique, les tenants du standard québécois affirment aussi l’inexistence de la norme internationale du français, norme qu’ils respectent pourtant dans leurs écrits. Des siècles de patient travail de codification du vocabulaire et de la grammaire, les bibliothèques entières de descriptions nuancées des subtilités de notre langue, les Grevisse, Littré, Robert ne suffisent pas à nos québécisants... Confondant norme et usage réel, ils tirent argument du fait que personne, ni en France, ni au Maroc, ni en Belgique, ne parle comme une grammaire ou comme Marcel Proust pour conclure au caractère irréel de la norme internationale.
Un autre des arguments les plus utilisés par les défenseurs du standard québécois est l’existence d’un consensus en sa faveur. On ne le dira jamais assez, ce consensus est totalement fictif. Il n’existe pas chez les linguistes : de nombreux linguistes ont pris position contre cette démarche et estiment qu’elle repose sur des prémisses mal établies, voire carrément erronées tandis que d'autres s'interrogent encore : « Y a-t-il une norme québécoise ? Quelle est-elle ? » se demandait-on lors d'un colloque tenu il y a quelques années autour de cette question et auquel participait une centaine de spécialistes québécois de la langue. Ce consensus n’existe pas chez les leaders d'opinion : il y a au Québec des dizaines de voix respectées qui s'opposent à l’idée même d’une « langue standard québécoise ». La Commission des États généraux, quant à elle, écrivait en août 2001 : « il se dessine un large consensus quant à l'existence d'une norme interne au Québec[2] », mais reconnaissait ailleurs cette absence de consensus puisqu’elle parlait « d’établir [c’est moi qui souligne] un consensus sur la norme linguistique en usage au Québec[3] » en se référant à G. Bouchard, qui écrivait [en ce qui concerne le registre standard] : « ...le Québec se signale comme étant l'une des rares cultures fondatrices à ne pas avoir fait son choix, étant profondément divisée entre diverses variantes de français parisien, international et québécois[4] ».
Le consensus n’existe pas non plus dans la population : lorsqu'on leur a demandé si, de façon générale, ils pensent que les francophones de tous les pays devraient employer les mêmes mots, à peu près 50 % des Québécois interrogés, qui constituaient un échantillon représentatif des populations de Québec et de Montréal, ont répondu que oui ! Lorsqu’il s’agit de mots bien précis, les Québécois ne sont pas d’accord non plus pour s’enfermer dans la québécité. Un indice : d’après une des études publiées ce printemps par l’oqlf, plus une personne est instruite, plus elle juge sévèrement les québécismes. En cette matière, les Québécois sont même plus sévères maintenant qu’il y a un quart de siècle[5]. Plus significatif encore, à propos de l’enseignement, les opinions sont très nettement définies : 76,8 % d’entre eux pensent que « le français correct enseigné dans les écoles du Québec doit être le français international » et 88,3 % qu’« il est souhaitable qu’on utilise les mêmes ouvrages de référence comme les dictionnaires et les grammaires partout dans la francophonie[6] ». Si consensus il y a, il est donc contre le standard québécois !
Selon les partisans du standard québécois, instituer une nouvelle légitimité linguistique au Québec serait le remède à l'insécurité linguistique des Québécois, qui serait particulièrement élevée. Les spécialistes estiment en général que cette insécurité naît chez les locuteurs de la conscience d’un écart entre la norme et leur usage réel. Les partisans de la norme québécoise pensent que l’insécurité linguistique des Québécois est due au fait que la norme internationale actuelle leur est imposée par des « autres », leur est « étrangère », donc inaccessible. Leur remède est de créer une norme plus proche de l’usage réel, voire de l’y fondre et ainsi de nier ou de supprimer – de manière factice – l’un des pôles de l’écart générateur d’insécurité. Mais un écart que l’école aide à franchir aisément est-il vraiment insécurisant ? Un écart que l'on peut combler par une acquisition qui ne s'accompagne d'aucune répudiation (acquérir moufle n'est pas renoncer à tout usage de mitaine) doit-il être combattu par la négation d'un de ses pôles ? Je pense que la véritable sécurité linguistique ne peut naître du déni de la réalité et ne peut résulter que de la maîtrise d’une norme vraiment reconnue, qui ne fait pas l’objet de querelles incessantes et de débats stériles, la norme internationale, qui, quoi que fassent les démiurges linguistiques « d’ici », continuera à régner partout. Elle ne peut naître aussi que de la conscience de posséder une bonne connaissance de la place, spécifique et limitée, qu'occupe la variété québécoise du français et des traits qui la caractérisent au sein de l'espace francophone dans son ensemble.
Pour plusieurs linguistes favorables à une norme spécifiquement québécoise, le détachement du français du Québec des autres formes de français s’inscrirait dans le cours de l’évolution normale de cette langue, qui comme toutes les langues largement diffusées, connaît d’importantes variations géographiques et serait même en voie de fragmentation. Je pense qu’ils sont dans l’erreur et qu’au contraire, à la différence de ce qui s’est passé à d’autres époques, on assiste actuellement non à un éclatement de la langue en de multiples entités séparées les unes des autres, mais à l’intégration des différences de toutes sortes dans un grand ensemble bariolé. Plusieurs autres linguistes partagent mes vues et reconnaissent même explicitement que la « dérégionalisation » des français régionaux est déjà en cours. Il est bien connu, par exemple, qu’une des caractéristiques de l’évolution du vocabulaire français depuis bien avant le début du xxe siècle est précisément la tendance à l’effacement de ses frontières internes, qu’il s’agisse des frontières sociales ou des frontières géographiques. Cela s’explique facilement : la multiplication contemporaine des échanges ne favorise pas la fragmentation linguistique, mais plutôt la diffusion des particularités et la mobilité des hommes a pour conséquence la mobilité des mots et des expressions. N’entend-on pas de plus en plus week-end au Canada et fun en France ? Patate chaude, au sens figuré, considéré naguère comme typique de l’usage du français au Québec, se retrouve maintenant dans Le Monde diplomatique ! Cette tendance massive s’observe facilement : il suffit de comparer les éditions successives du Petit Larousse ou du Petit Robert, dictionnaires à diffusion internationale : les belgicismes, les canadianismes et les autres mots régionaux y sont de plus en plus nombreux.
On vient de le voir, aucun des arguments linguistiques utilisés pour défendre le standard québécois n’est vraiment convaincant. La raison en est peut-être que l’entreprise ne répond pas à une rationalité scientifique, reposant sur la réalité langagière empirique, mais, au contraire, à des visées idéologiques et politiques. De ce point de vue, s’y rallier présente-t-il des avantages, sociaux ou politiques, pour les Québécois ? Je crois que non. De plus, tout donne à penser que les Québécois s’opposent à ce projet pour des raisons de cet ordre.
Le refus de la référence à une norme linguistique universelle, jugée extérieure, et la volonté d’enfermer les Québécois dans un usage spécifique procèdent d'une même attitude idéologique, le nationalisme linguistique. Cette attitude consiste à appliquer, parfois de façon simpliste, au domaine de la langue les concepts et les schémas de pensée du nationalisme politique. C'est le nationalisme linguistique qui proclame que le français international est une fiction sans réalité au Québec, qui affirme que le français parlé dans cette province est globalement différent des autres formes de français et qui exalte cette identité linguistique « proprement québécoise » dans ce qu'elle a d'irréductiblement distinct. Comment expliquer alors qu’une autre des études récentes de l’olqf nous apprend que « les Québécois ne veulent pas que leur variété de langue soit décrite comme un tout indépendant, sans aucune référence au français parlé et écrit ailleurs dans le monde[7] » ? Tout simplement, en admettant soit que ces idéologies identitaires sont en recul soit que ceux qui y adhèrent font passer leurs intérêts concrets avant ces considérations : conscients des nécessités de la mondialisation, ils ne veulent pas que leurs enfants soient limités dans leurs échanges sociaux et leur vie professionnelle par ce qui sera de plus en plus un handicap. Ils ne veulent pas qu’ils soient enfermés dans un ghetto linguistique, car ils savent que la raison d’être d'une langue est de permettre une communication efficace et précise entre les différentes personnes qui la partagent. Puisque la maîtrise du français international peut s’acquérir par addition, elle n'est pas un reniement des spécificités locales ; puisqu'elle suppose la connaissance de leur caractère spécifique, elle en permet, au contraire, une pleine, libre et significative utilisation et ne condamne pas à un usage contraint par l'occultation et la mise hors de portée de tout ce qui est extérieur à une incertaine, voire mythique, communauté locale. Il ne faut donc pas blâmer cette attitude pragmatique, car elle est porteuse d’une réelle volonté d’ouverture. Sur le plan pédagogique, elle n'est que le désir d’accomplissement de la mission même de l'enseignement : la diffusion de la connaissance.
Ne nous imaginons pas que le débat est clos. Peu après l’épisode de la résolution avortée du Parti Québécois, le Président du Conseil de la langue française a annoncé que son organisme prendrait position sur cette question ; on a pu remarquer à cette occasion qu’il employait la terminologie et la phraséologie de l’aqpf. Cela n’annonce peut-être pas ses intentions, mais... « Wait and see ! » L’automne sera peut-être houleux.
Annette Paquot*
NOTES
* Spécialiste du discours et du vocabulaire politiques, de la sémantique et de l'analyse de textes, Annette Paquot est professeur à l'Université Laval. Elle s'intéresse particulièrement à l'importance sociale de la langue et de son enseignement.
[1] Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec, Le français, une langue pour tout le monde, 2001, p. 89.
[2] Ibid., p. 84.
[3] Ibid., p. 237.
[4] Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde, Montréal, Boréal, p. 386. Cité par la Commission des États généraux, op. cit., p. 82.
[5] Cf. Jacques Maurais, Le vocabulaire des Québécois, étude comparative (1983 et 2006), Étude 11, Office québécois de la langue française, 2008, p. 37-38.
[6] J. Maurais, Les Québécois et la norme. L’évaluation par les Québécois de leurs usages linguistiques, Étude 7, Office québécois de la langue française, 2008, p. 22.
[7] Ibid., p. 38.