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La langue française au Québec : débat idéologique embrouillé et absence de volonté politique

Un texte de Louis Garon
Dossier : Dossier Langue
Thèmes : Francophonie canadienne, Identité, Langue, Québec
Numéro : vol. 11 no. 1 Automne 2008 - Hiver 2009

La question de la langue au Québec comporte une telle dose d’émotivité et constitue un tel enjeu politique qu’il est très ardu d’en discuter avec sang-froid et bon sens. Longtemps réservé à la gent littéraire (Edmond de Nevers, Jules Fournier etc.) – Tocqueville traite abondamment de ce sujet dans la relation de son voyage au Bas-Canada en 1831 –, le débat sur la langue française parlée et écrite au Québec a envahi l’espace public à la suite de la publication des Insolences du frère Untel au début des années 1960. Depuis ce temps, le Québec francophone ne cesse de s’interroger sur l’état et l’avenir de sa langue. Comme les élites dirigeantes préfèrent ne pas se prononcer publiquement et que les hommes et femmes politiques veillent à ne pas proposer des mesures susceptibles d’aviver les passions et troubler la « paix sociale », ce sont les didacticiens et les linguistes qui se chargent d’alimenter le débat en faisant étalage de leurs querelles dans les médias et en utilisant des arguments qui, trop souvent, tiennent davantage de l’idéologie que de la science et du sens commun.

Le fait de parler et d’écrire dans trois des quatre langues européennes qui se sont implantées dans les Amériques depuis le xvie siècle, soit le français, l’anglais et l’espagnol, et de les avoir pratiquées depuis une quarantaine d’années avec des locuteurs originaires des deux rives de l’Atlantique nous ont convaincu, il y a longtemps, que ces querelles et cette absence de volonté politique empêchaient l’établissement d’un diagnostic sûr et, en conséquence, la définition d’objectifs à long terme et l’élaboration de plans d’action idoines. N’étant pas linguiste, mais historien de formation, nous ne sommes évidemment pas en mesure de contester les opinions scientifiquement fondées des spécialistes de la langue ; en revanche, nous estimons avoir la compétence de discuter des éléments du débat qui relèvent davantage de la polémique et, qui, pour cette raison, attirent particulièrement l’attention des médias. Nous pensons ici à l’accent, aux niveaux de langage et à la fixation française. Comme on ne peut aborder la question de la langue sans évoquer celle de la culture – le débat en fait malheureusement bien peu de cas –, nous terminerons par quelques considérations à ce propos.

 

L’ACCENT

 

Tout en étant le moins important, l’accent constitue malheureusement l’élément le plus visible du débat. Le français est parlé au Canada selon deux tonalités et rythmes distincts : le canadien-français, au Centre et dans l’Ouest ; l’acadien, dans l’Est. Il suffit d’entendre un Canadien français de l’Ontario ou de l’Ouest pour s’apercevoir que sa parole sonne comme celle d’un Canadien français du Québec. La même remarque s’applique aux Acadiens des provinces maritimes et à leurs compatriotes de la Gaspésie, des Îles-de-la-Madeleine et de la Côte-Nord. Ces deux tonalités et rythmes comportent, bien sûr, des variantes régionales, mais ils sont immédiatement reconnaissables. Les États-Unis et la France présentent le même phénomène avec leurs divisions nord-sud. Ces deux pays ont néanmoins développé avec le temps un accent « standard », reconnu comme tel chez eux et à l’étranger, et qui cohabite avec les autres sur leurs territoires respectifs. Tous ces accents, accent « standard » compris, sont étasuniens et français ; nulle personne le moindrement sensée ne contestera cette réalité. La plupart des pays vivent des situations comparables.

Au Québec, dès qu’il est question d’accent, on tend la plupart du temps à le confondre avec le niveau de langage. L’accent québécois authentique serait celui des milieux populaires urbains issus de l’exode des campagnes vers les villes à partir de la seconde moitié du xixe siècle. Or, l’on sait très bien que les Québécois « de souche » ne s’expriment pas tous de manière identique et avec le même accent. De plus, à l’exemple des États-Unis et de la France, le Québec a bel et bien développé un accent « standard ». Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter et de regarder Radio-Canada, de regarder Télé-Québec, d’entendre les lecteurs de nouvelles de tva et de tqs. L’oreille le moindrement attentive perçoit sans peine que cet accent ne doit rien à la France. Le cinéma et la télévision français, auxquels les Québécois « de souche » ont accès, le confirment sans cesse.

 

LES NIVEAUX DE LANGAGE

 

Le niveau de langage, l’élément à la fois le plus important et le plus délicat du débat, se définit essentiellement en fonction de la capacité d’exploitation des ressources d’une langue. Comme cette capacité peut varier, entre autres, selon les exigences de la société, le milieu social d’origine, les années de scolarité et la motivation des individus, il s’ensuit une cohabitation de plusieurs niveaux de langage. Au Québec, on aborde généralement cet aspect dans le contexte des rapports entre « l’élite » et « le peuple », entre le « français québécois » et le « français de France », ce qui a pour effet d’ajouter immédiatement une dimension politique au débat et de faire encore plus obstacle à une discussion sensée. Par conséquent, toute personne en faveur d’un français de qualité doit s’exprimer avec énormément de circonspection si elle ne veut pas se faire rapidement accuser du crime impardonnable d’élitisme. Il faudrait savoir de quelle élite il s’agit. À entendre parler des personnes présumées en faire partie (chefs de grandes entreprises, hommes et femmes politiques, universitaires), on peut légitimement s’interroger sur leur capacité d’exploitation des ressources du français. C’est là que le bât blesse. Nous n’insisterons ici que sur la correction et la maîtrise de la langue, deux notions distinctes que l’on n’hésite pas à confondre.

La correction veut dire simplement que l’expression orale et écrite est exempte d’erreurs de vocabulaire, de syntaxe et de grammaire. Au Québec, cela se résume souvent à l’absence d’emprunts répétés au vocabulaire et à la syntaxe de la langue anglaise. Aussi, n’est-il pas rare d’y lire ou entendre qu’une personne maîtrise le français, alors qu’en réalité elle ne parle et n’écrit qu’une langue correcte. Bien qu’à géométrie variable, la maîtrise exige beaucoup plus. Elle requiert, en effet, un vocabulaire étendu pour bien nommer ce que l’on veut signifier et une excellente connaissance de la grammaire et de la syntaxe pour exprimer toutes les nuances de sa pensée de la manière à la fois la plus compréhensible et la plus élégante possible. Contrairement aux idées reçues que l’on se complaît à répéter, la maîtrise ressortit bien plus au plaisir qu’à l’affectation et au snobisme, et la volonté d’y parvenir tient bien davantage de l’amour de la langue que du mépris du peuple. Car elle est le résultat d’un effort constant auquel seule une minorité accepte habituellement de consentir.

Au Québec, seules les menaces réelles ou supposées à la survie de la langue française mobilisent l’opinion publique. La qualité de la langue soulève peu d’intérêt. En dépit de la sacro-sainte loi 101 et des milliards investis en éducation depuis plus de trente ans, la société québécoise « de souche » ne parvient pas à se déterminer à propos de la langue qu’elle devrait idéalement parler et écrire. S’en soucie-t-elle vraiment ? Et c’est précisément sous ce rapport que se manifeste le plus nettement l’absence de volonté politique du gouvernement du Québec. Louise Beaudoin a déjà évoqué le refus du premier ministre Lucien Bouchard de lancer une campagne en faveur de la qualité du français. Disposant de tous les moyens appropriés et d’une quantité considérable d’information, le gouvernement du Québec n’ose pas définir une politique de la qualité de la langue et l’étendre à l’ensemble de l’administration publique. Le ministère de l’Éducation et celui de la Culture et des Communications ne peuvent, à eux seuls, assumer la responsabilité entière de la qualité du français parlé et écrit au Québec. Aussi valables soient-elles, on peut raisonnablement se demander ce qu’il restera, après son départ, des réformes entreprises par l’actuelle ministre de l’Éducation ? Nous craignons fort que tout soit à recommencer, car la force d’inertie est telle que ces beaux projets risquent de connaître des lendemains difficiles. N’oublions pas non plus, vu l’importance sociale de l’école, que le ministère constitue un champ de bataille privilégié pour les idéologues en tous genres.

Compte tenu de l’existence de difficultés analogues dans plusieurs pays occidentaux, est-ce faire preuve d’un idéalisme utopique que d’exiger des élèves une langue correcte à la fin de leurs études secondaires ? Le Québec, pourtant, possède des auteurs dont la langue n’a rien à envier à quiconque. Dans l’état actuel des choses, ce choix repose sur les épaules de chaque individu. Nous doutons fortement que l’addition du prix Georges-Émile Lapalme à la liste des Prix du Québec ait un véritable effet d’entraînement. Un Prix Nobel ferait mieux l’affaire.

 

LA FIXATION FRANÇAISE

 

Vers 1973, nous avions dénoncé dans la tribune des lecteurs du Devoir la campagne en faveur du « joual » en soulignant les affinités que nous avions constatées entre l’anglais des États-Unis et celui de l’Angleterre de même que celles entre l’espagnol des pays latino-américains hispanophones et celui de l’Espagne. Aussi, avions-nous hâte de vérifier sur place celles existant entre le français du Québec et celui de la France, lorsque nous partîmes pour Paris au début de 1975 en vue d’y suivre un stage de trois mois aux Archives Nationales. À l’époque, rappelons-le, le « joual » faisait l’objet d’âpres discussions. Les uns soutenaient qu’il représentait la langue naturelle des Québécois « de souche », tandis que les autres le qualifiaient de sabir au vocabulaire et à la syntaxe farcis d’anglicismes, incompréhensible aux oreilles des parlant français du reste du monde. Tout comme aujourd’hui, les opinions en faveur du juste milieu trouvaient difficilement preneur. Quelle langue, en effet, parlaient et écrivaient les Québécois de langue française ? Était-ce encore du français ? Ce débat avait des échos en France, puisqu’une stagiaire de ce pays, étonnée de comprendre ce que disaient les participants québécois, nous demanda un jour si nous nous exprimions de la même manière au Québec.

Nos inhibitions de départ disparurent après quelques jours dans la capitale française. Tout en conservant la tonalité et le rythme canadiens-français, il suffisait d’articuler davantage et de faire l’effort de rechercher le mot juste. La profondeur des divergences entre le français d’ici et celui de là-bas nous apparut bientôt résulter, soit de clichés savamment entretenus, soit d’une grave méconnaissance. La différence résidait plutôt dans la manière de s’en servir (une mission en Belgique, trois ans plus tard, et une autre en Afrique francophone (Burkina Faso) en 1990 confirmèrent la justesse de ces observations). À notre grand soulagement, nous revivions en français les expériences vécues précédemment en anglais et en espagnol. L’anglais appris à Québec au cours de notre adolescence nous avait permis de communiquer, sans difficulté apparente, avec des anglophones du Canada, des Étasuniens du Nord et du Sud et des Britanniques ; l’espagnol appris au Mexique, à l’occasion de brefs séjours, avait favorisé nos contacts avec des personnes originaires de presque tous les pays hispanophones d’Amérique latine et de plusieurs régions d’Espagne.

À l’évidence, il était aussi illusoire de croire à l’existence d’une langue québécoise distincte qu’à celle d’une langue américaine et d’une langue mexicaine distinctes respectivement de l’anglais et de l’espagnol. Il n’y avait donc pas davantage de barrière linguistique véritable entre les francophones d’Amérique et d’Europe qu’entre les anglophones et les hispanophones des deux continents. Nous n’avons pas changé d’avis depuis ce temps, cinéma, télévision et publications à l’appui. Si barrière il y a entre le français d’ici et celui de là-bas, elle est une pure création de l’esprit. Il suffirait de peu de choses pour l’éliminer du paysage linguistique québécois. Les nombreux Québécois qui se rendent en France chaque année le savent fort bien. S’il s’agit de promouvoir des mots qui leur sont propres ou encore des néologismes d’inspiration française qu’ils ont eu l’heureuse initiative de créer, alors pourquoi ne pas le dire clairement au lieu d’insister sur le caractère unique du « français québécois » ? D’autre part, pourquoi décrier systématiquement la langue parlée et écrite au Québec, si la langue des Québécois « de souche », avec les nuances qui s’imposent, ne représente pas un obstacle pour les Français et les autres francophones d’Europe et d’ailleurs ?

 

LA CULTURE

 

La culture procure la distance nécessaire entre la réflexion et son objet et constitue le fondement de l’identité. Elle ne se réduit pas à la création artistique sous toutes ses formes et à la littérature, comme beaucoup de gens semblent le croire. L’occupation du territoire et la construction du paysage, l’urbanisme et l’architecture, les sciences, l’artisanat, le vêtement, les codes sociaux, les coutumes, la cuisine, et j’en passe, font également partie intégrante de la culture. Dans ce contexte, culture savante et culture populaire peuvent très bien cohabiter malgré leurs différences. La culture est, de plus, porteuse d’une sensibilité et de valeurs qui différencient les peuples les uns des autres. La mémoire collective fournit, pour sa part, les points de repère qui favorisent le renforcement mutuel de la culture et de l’identité et le cadre nécessaire à leur saine évolution. Par conséquent, limiter la culture des Québécois « de souche » à l’usage de la langue française sape leur identité. Si tel était le cas, il vaudrait mieux qu’ils adoptassent carrément l’anglais et la culture anglo-saxonne dominante, à l’instar de nombreux compatriotes des autres provinces canadiennes.

Les principaux inspirateurs et artisans de la Révolution tranquille ont cru que l’on pouvait construire une culture et une identité nouvelles, plus conformes à la modernité, sur les ruines du passé. Aussi, se sont-ils efforcés d’éliminer les points de repère qui avaient assuré la cohésion culturelle des Canadiens français du Québec depuis le milieu du xixe siècle, au point de remettre en question l’enseignement obligatoire de l’histoire à tous les niveaux du secondaire. Il va sans dire qu’ils ont très mal négocié ce virage nécessaire. La mémoire collective a considérablement souffert de l’imparfaite transition opérée entre Canadiens français et Québécois[1]. Pour des raisons différentes évidemment, autant les tenants de l’indépendance du Québec que ceux du fédéralisme canadien ont négligé l’enseignement de l’histoire et de la géographie durant leurs passages successifs au pouvoir. La présence dans le Parti Québécois et dans le Parti libéral d’artisans et d’héritiers de la Révolution tranquille y est, sans doute, pour quelque chose.

 Pourtant, la mémoire collective des Québécois « de souche » porte sur quatre siècles d’existence en Amérique du Nord ; elle ne se résume pas aux séquelles d’une « guerre mondiale » perdue par les Français au xviiie siècle et à l’affranchissement plus ou moins réussi du cléricalisme au cours des années 1960. La célébration du 400e anniversaire de la ville de Québec fait particulièrement ressortir les effets nocifs de l’affaiblissement de la mémoire, d’une part, en mettant l’accent non pas sur le début de l’aventure française en Amérique et de ses suites, mais sur l’histoire de la seule ville de Québec, de l’autre, en privilégiant l’organisation de spectacles susceptibles de faire parler d’elle et d’attirer les touristes, à la manière du Festival d’été. Il serait temps de s’inspirer des travaux des nouvelles générations d’historiens et autres spécialistes des sciences humaines qui renouvellent et mettent à jour la mémoire collective. Toute tentative valable de mieux asseoir la mémoire collective des Québécois de langue française, c’est-à-dire qui tienne compte de leurs racines françaises et catholiques et des apports amérindiens, britanniques, étasuniens et autres au cours des siècles, aurait pour effet de renforcer et de mettre en valeur leur culture et leur identité propres et de faciliter, ainsi, leurs relations avec les nouveaux immigrants d’origines et de cultures de plus en plus variées. Un tel renouvellement nous reposerait des promoteurs du nationalisme civique « inclusif » vidé de ses racines historiques, ainsi que des avocats du métissage culturel qui ignorent que les ancêtres des Québécois « de souche » l’ont constamment pratiqué depuis leur arrivée en Amérique.

Là encore, la volonté politique du gouvernement du Québec manque à l’appel. Tandis que le gouvernement fédéral, en y mettant les moyens, procède à sa guise à l’élaboration d’une mémoire collective commune au service de l’édification d’une identité « nationale » canadienne (le nation building) – on peut en mesurer l’efficacité à l’occasion des fêtes du 400e anniversaire de Québec –, son homologue québécois prépare un programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté escamotant des événements historiques importants pour la collectivité québécoise « de souche ». Le Parti Québécois lui-même n’a jamais osé mettre en place un projet identitaire québécois de peur de se faire accuser de propagande et de rallier contre lui le gouvernement fédéral, c’est-à-dire le Canada anglais et ses alliés du Québec, ceux « de souche », en particulier, qui sont les premiers à monter aux barricades pour protester de leur loyauté et combattre, par tous les moyens, toute menace à l’« unité nationale » avec, à leur tête, le monde des affaires.

 

CONCLUSION

 

Disons dès le départ que nous aurions préféré employer l’expression « Québécois d’origine et de langue françaises » de préférence à celle de « Québécois de souche », mais elle aurait été réductrice. L’expression « Québécois d’origine canadienne-française » proposée par la Commission Bouchard-Taylor l’est tout autant. L’ambiguïté semble être devenue notre lot. Nous espérons que le lecteur aura pu constater combien la question de la langue française au Québec déborde amplement le domaine purement linguistique et quel puissant révélateur de la société québécoise « de souche » elle peut devenir si on l’associe à celle de la culture. Est-il possible d’abord de diminuer l’émotivité du débat et de contenir les fortes tendances aux conflits de nature idéologique et politique ? Oui, si le gouvernement du Québec, grâce aux connaissances et à l’expertise dont il dispose, décidait d’imposer des exigences raisonnables et s’engageait à les faire respecter par toutes les administrations publiques qui relèvent de lui. Les ministères de l’Éducation et de la Culture et des Communications seraient naturellement les maîtres d’œuvre de cette opération, mais tous les ministères et organismes de l’État devraient mettre l’épaule à la roue dans leurs domaines respectifs de responsabilité.

En d’autres termes, le gouvernement du Québec devrait assumer le leadership qui lui revient et donner l’exemple. Ce qu’on appelle en jargon « envoyer un message clair ». D’autre part, il devrait appuyer sans faille toutes les mesures que le ministère de l’Éducation déciderait d’adopter en vue d’améliorer la qualité du français à tous les niveaux du système scolaire, universités incluses. Est-ce irréaliste ? Peut-être. Mais cela vaut mieux que de ne rien faire et de compter que les choses s’amélioreront d’elles-mêmes avec le temps. Bien sûr, il y aurait des résistances, mais il y en a toujours en toutes circonstances. Elles diminueraient peu à peu à la vue des résultats concrets que ces mesures produiraient. De plus, il faudrait renforcer les programmes visant à réduire le taux anormalement élevé d’analphabétisme fonctionnel et à faciliter la francisation des immigrants. Ce plan d’action ne devrait susciter aucune controverse politique particulière, puisqu’il se réaliserait dans le cadre des pouvoirs constitutionnels du Québec. Seuls les adeptes de la théorie du complot pourraient avoir à y redire.

La culture est un domaine beaucoup plus délicat, car elle touche directement à l’identité, et, donc, à la politique. Comment faire cohabiter sur le même territoire deux cultures supportées par leur mémoire collective respective, dont l’une est majoritaire par rapport à l’autre ? Une historienne a récemment révélé que la chose s’était assez bien déroulée au Canada jusqu’à l’abolition du recours au Conseil privé anglais à la fin des années 1940. Ce dernier avait particulièrement tendance à réaffirmer les juridictions des provinces telles que définies par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867. Depuis ce temps, et surtout depuis le rapatriement de la Constitution canadienne en 1982, une juriste, professeure émérite de l’Université de Montréal, affirmait, lors d’un congrès sur les affaires constitutionnelles tenu il y a quelques mois à Québec, que le gouvernement fédéral, soutenu par les décisions de la Cour suprême, possédait tous les moyens juridiques nécessaires, à la fois pour porter atteinte aux juridictions des provinces et se protéger contre toute atteinte aux siennes. Le plus ironique dans tout cela, c’est le rôle prééminent qu’ont joué des Québécois « de souche » dans l’élaboration de la stratégie et des tactiques. Nous n’oublierons jamais ces images de la reine Elisabeth sanctionnant la nouvelle constitution canadienne en présence de Pierre-Elliott Trudeau, premier ministre, Jean Chrétien, ministre de la Justice, et André Ouellet, secrétaire d’État, alors que l’Assemblée nationale du Québec, tous partis confondus, l’avait unanimement rejetée. Ces trois messieurs, appuyés par de nombreux Québécois « de souche » dont ceux du monde des affaires, toujours très discrets sauf lors des référendums de 1980 et 1995, sont à l’origine, qu’ils le veuillent ou non, de cette entreprise de nation building assaisonnée de commandites douteuses auxquelles, d’ailleurs, Chrétien et Ouellet ont été associés suivant le rapport du juge Gomery.

Comment alors résoudre le dilemme ? C’est une question à laquelle les Québécois « de souche » sont confrontés depuis longtemps. Tiraillés entre leur désir légitime d’épanouissement et les avantages que leur procure leur appartenance au Canada, peuvent-ils se permettre de sacrifier une partie de leur mémoire collective propre au profit de celle que le gouvernement fédéral est à mettre de l’avant face à la diversité culturelle qui caractérise de plus en plus la société canadienne-anglaise, beaucoup moins homogène que sa contrepartie québécoise. S’ils ne réagissent pas, que ce soit à l’intérieur de l’ensemble canadien ou non, leur culture et leur langue risquent de perdre une telle valeur à leurs yeux qu’il leur sera de plus en plus difficile de se battre collectivement pour elles.

 

Louis Garon*

 

NOTES

* Diplômé en histoire, Louis Garon a travaillé pendant 34 ans aux Archives nationales du Québec. Il est l’auteur de plusieurs articles traitant d’histoire et d’archivistique.

[1] Cf. Fernand Dumont, Le sort de la culture, Montréal, L’Hexagone, 1987 et Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995.

 


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