Jean-Philippe Warren
Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec.
Montréal, vlb éditeur, 2007, 256 p.
Les ml[1] et la continuité de la pensée québécoise
La notion de « rupture » est structurante pour la pensée québécoise depuis au moins le « Refus global ». À ce point qu’après avoir d’abord rompu avec le « vieux monde », on n’a pas hésité ensuite à rompre avec les pensées qui avaient elles-mêmes provoqué les premières ruptures. Ainsi le marxisme, par exemple, a-t-il été évacué des milieux académiques souvent par ceux-là mêmes qui s’en étaient faits les hérauts la veille ou l’avant-veille. Dans les milieux militants, altermondialistes ou situés à proximité de « Québec solidaire », on donne l’impression de faire peu de cas de la tradition révolutionnaire récente ; du moins manifeste-t-on peu le souci de procéder à des bilans, que ce soit à propos du maoïsme, du trotskysme ou des courants « indépendance et socialisme » ou « chrétiens de gauche ».
Jean-Philippe Warren est l’un de ceux qui a le plus fait pour légitimer l’idée d’une continuité dans la pensée politique québécoise contemporaine. Avec E.-Martin Meunier, il a montré l’ancrage de la Révolution tranquille dans le courant personnaliste, qui s’était développé au sein du catholicisme mais plus ou moins en marge de l’institution ecclésiastique[2]. Sans nier que la Révolution tranquille ait constitué une rupture, la lecture proposée par Meunier et Warren a montré qu’elle n’avait pas surgi ex nihilo mais avait été mûrement préparée par les discours et les actes de jeunes (et de moins jeunes) catholiques mécontents du duplessisme.
On pourrait dire que le récent ouvrage de Jean-Philippe Warren sur le maoïsme québécois se situe en continuité avec cette entreprise intellectuelle. S’il y a un courant politique qui a été évacué de la mémoire récente du Québec, c’est bien celui-là. Il suffit de l’évoquer autour de soi pour constater que ceux qui n’ont pas connu la période d’effervescence du maoïsme non seulement n’en soupçonnent pas l’existence, dans plusieurs cas, mais, en outre, ont peine à croire ce qu’on leur en raconte. Le maoïsme leur paraît souvent une bizarrerie, quelque chose de quasi incompréhensible. Quant aux plus vieux, plusieurs conservent un si mauvais souvenir du « mlisme » – qu’ils y aient milité ou qu’ils aient été confrontés aux ml d’une manière ou d’une autre –, que pour plusieurs d’entre eux la chose ne vaut pas même la peine d’être discutée. Rompant avec le silence[3], le livre de Jean-Philippe Warren a pour premier mérite – ce que personne ne lui disputera – de rappeler (ou de faire découvrir) que les militants maoïstes ne débarquaient pas d’une autre planète, que leur militantisme s’inscrit dans une période, relativement longue, de tensions sociales et de radicalisation politique au Québec.
Pour discuter de cet ouvrage important, nous avons sollicité des auteurs s’exprimant à partir de perspectives contrastées. Harold Bérubé fait partie de la génération « post-ml », qui n’a pas connu directement le phénomène. On constatera que la curiosité qu’il lui porte en tant que jeune historien n’est pas exempte d’un étonnement quant au type de militantisme dans lequel les maoïstes s’engageaient avec une fougue qui n’admettait pas les demi-mesures. Le texte de Bérubé témoigne d’une valorisation d’un principe de modération certes situé aux antipodes de la manière de faire des ml – et peut-être, de toute une génération. Daniel Lapointe, de son côté, a bien connu les militants maoïstes à titre à la fois d’étudiant en science politique à l’uqàm, au moment où les groupes d’extrême gauche y étaient très actifs, et également à titre de citoyen impliqué dans des groupes et des organismes communautaires. Sa critique du mlisme n’est donc pas récente ; on verra qu’il la prolonge dans une critique de la gauche québécoise post-ml, dont il n’est pas sûr, selon lui, qu’elle ait rompu avec les vieux rêves des militants radicaux. Gilles Labelle, qui était étudiant en science politique à l’uqàm en même temps que Lapointe, se demande pour sa part ce qu’il faut penser de l’association qu’établit Jean-Philippe Warren entre le passé catholique du Québec et le militantisme maoïste. Le maoïsme doit être situé, selon lui, entre la rupture et la continuité : il a voulu rompre avec le « vieux monde » et ainsi réaliser l’« autonomie » en utilisant pour ce faire, paradoxalement, des traits et des « valeurs » appartenant à ce qu’il convenait de dépasser, c’est-à-dire au monde de l’« hétéronomie » (obéissance, sacrifice de soi, etc.). Marnix Dressen, enfin, devenu sociologue après avoir été lui-même militant maoïste « établi » dans la métallurgie entre 1973 et 1977, compare l’expérience du maoïsme québécois telle qu’elle ressort de l’ouvrage de Warren avec celle du maoïsme français, dont il est l’un des meilleurs experts[4]. Dire que le maoïsme au Québec se situe dans une certaine continuité avec la pensée politique qui lui était antérieure ou contemporaine n’empêche pas de considérer que les militants québécois participaient – quoique avec un relatif décalage dans le temps : quand le maoïsme québécois prend son envol, le français commence déjà à décliner – d’un mouvement qui existait également dans d’autres pays industrialisés.
Jean-Philippe Warren, comme c’est la règle, répond en conclusion à ses interlocuteurs.
Gilles Labelle
NOTES
[1] Marxiste-léniniste. Cette forme abrégée est employée dans l’ensemble du présent dossier.
[2] E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren. Sortir de la « Grande noirceur ». L’horizon « personnaliste » de la Révolution tranquille, Québec, Septentrion, 2002.
[3] Ou plus précisément le quasi-silence : cf. le numéro de l’automne 2004 du Bulletin d’histoire politique (vol. 13, no 1) sur l’Histoire du mouvement marxiste-léniniste au Québec.
[4] Cf. ses ouvrages De l'amphi à l'établi, Paris, Belin, 2000 et Les établis, la chaîne et le syndicat, Paris, L'Harmattan, 2000.