Assurément, on peut aussi — sans se saisir de la Chose — se battre avec les mots. Cependant, ce n’est pas là la faute du mot, mais celle d’une pensée défectueuse, indéterminée, sans teneur.
G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, tome III, Philosophie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1998, p. 561
On dit qu’avant de parler il vaut mieux tourner sept fois la langue dans sa bouche, histoire, si l’on ne veut pas dire de bêtises, de se donner le temps nécessaire à la réflexion. Il est vrai aussi qu’à trop vouloir prendre de précautions oratoires, on peut aboutir à l’effet inverse de celui escompté. Au lieu que la prudence nous permette d’éviter de dire ou d’écrire des sornettes, celles-ci surgissent d’un excès de circonspection. C’est l’un des drames de la pensée politiquement correcte et des circonlocutions qui y sont caricaturalement rattachées. Un tel paradoxe est à l’œuvre dans le discours sur les distinctions que voudrait imposer le multiculturalisme canadien qui, comme bien des idéologies de notre temps, a accouché d’un jargon, dont j’entends montrer qu’il est non seulement inopérant, mais aussi contre-productif. Parmi toutes les trouvailles terminologiques recensées (« ethnie », « inclusif », « racisé », et j’en passe), il en est une qui fait incontestablement figure de joyau de la couronne : c’est celle de « minorité visible ». Au royaume de la tolérance multiculturelle, l’idée de contre-productivité du langage atteint un sommet, voire le franchit allégrement, comme si les mots (n’est-ce pas le propre de l’idéologie ?) dépassaient la pensée.
Le concept de « minorité visible » a été intégré au lexique administratif et juridique canadien en 1986, au moment de la rédaction de la Loi sur l’équité en matière d’emploi. Le législateur en a alors proposé une définition que reprennent, ou à laquelle se réfèrent, de nombreux textes administratifs. D’autres organismes gouvernementaux, pour des raisons pratiques liées à l’application de la loi, ont été amenés à préciser le sens de cette définition et n’évitent pas toujours une rhétorique aussi inconsidérée qu’inquiétante. Au lecteur d’en juger. Voici par exemple comment la Commission de la fonction publique canadienne définit le concept de « minorité visible » :
Un membre de minorité visible au Canada est une personne (autre qu’un Autochtone défini ci-dessus) qui n’est pas de race ou de couleur blanche, peu importe son lieu de naissance, et qui appartient à l’un des groupes suivants : Noir, Chinois, Philippin, Japonais, Coréen, Asiatique du Sud ou Indien de l’Est (Indien de l’Inde, Bangladais, Pakistanais, Indien de l’Est originaire de la Guyane, de la Trinité, de l’Afrique orientale, etc.), Asiatique du Sud-Est (Birman, Cambodgien, Laotien, Thaïlandais, Vietnamien, etc.), Asiatique de l’Ouest non blanc, Nord-Africain non blanc ou Arabe (Égyptien, Libyen, Libanais, etc.), Latino-Américain non blanc (Amérindiens de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud, etc.), personnes d’origine mixte (dont l’un des parents provient de l’un des groupes ci-dessus), autre minorité visible1.
Passons sur la maladresse de la traduction, calque de l’anglais auquel nous sommes malheureusement trop habitués et qui donne à certaines tournures de la langue administrative une allure passablement claudicante ou exotique. L’expression « Un membre de minorité visible au Canada » n’est pas très française à l’oreille, et peut-être serait-il plus approprié de dire : « Un membre des minorités visibles du Canada ». Il en va de même de la désignation « Indiens de l’Est ». Elle traduit littéralement « East Indians » qui ne s’entend lui aussi qu’en anglais, alors que, dans la langue de Molière, « Indiens de l’Est » désignerait plutôt les Amérindiens occupant, au moment de l’arrivée des Européens, la partie orientale du continent nord-américain. Ces petits problèmes de transfert d’une langue officielle à l’autre ne sont toutefois qu’un détail au regard de l’insistance plutôt maladroite, dans un texte traitant de discrimination, sur la « race » ou la « couleur », comme si le choix d’une étiquette raciale allait de soi, ce qui est loin d’être le cas, à en juger par la confusion conceptuelle que trahissent les critères retenus par une définition administrative qui a pourtant force de loi.
Tout d’abord, l’expression semble elle-même quelque peu confuse. En effet, dire « minorité visible », quand on veut en fait désigner des gens dont la peau est d’une couleur différente de celle de la majorité ou qui présentent des particularités physiques différentes, est à l’évidence une impropriété. D’une part, parce qu’il ne faudrait pas manquer d’audace (ou alors, faire preuve d’un certain aveuglement) pour considérer qu’un juif hassidique, d’origine européenne mais vêtu du costume traditionnel, ou qu’une musulmane voilée (fût-elle une Québécoise « de souche » convertie) seraient, dans les rues de Montréal, moins « visibles » qu’un « Latino-Américain non-blanc » ! Ensuite, parce que l’expression laisse entendre (c’est une loi du langage, celle de la sélection paradigmatique, que les mots forment un tout solidaire et s’opposent entre eux, ce qui détermine leur sens) que « la peau blanche [est] la norme, les Blancs étant invisibles et les non Blancs visibles » ; c’est du moins ce qu’estima le Rapporteur du Comité de l’ONU « pour l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale » qui qualifia – c’est un comble ! – de « raciste » la fameuse Loi canadienne sur l’équité en matière d’emploi2. Il peut sembler ironique qu’une loi destinée à contrer la discrimination raciale prête le flanc à un tel reproche, mais nous verrons que cela n’est peut-être pas si farfelu qu’il paraît et que la définition, ainsi que le concept de « minorité visible » en tant que tel, sont influencés par une conception de l’espèce humaine sinon « raciste », du moins marquée du sceau de l’idée de race.
La seconde chose qui frappe, dans la définition elle-même cette fois, c’est son incohérence, et celle-ci semble en effet cacher (il faut le croire, involontairement) bien des non-dits. Visiblement gêné par les notions pour le moins embarrassantes de « race » ou de « couleur », le législateur, au moment de définir ceux qui ne seraient pas « Blancs », jongle en effet avec des distinguos aussi peu subtils que maladroits, et qui sont le signe d’une grande confusion. Ainsi, le premier groupe défini, « Noir », l’est strictement par la couleur de sa peau, tandis que les groupes dans l’énumération qui suit (et que l’on s’attendrait logiquement à voir qualifier à l’ancienne de « Jaunes » ou, de façon à peine plus acceptable, de « mongoloïdes », selon la terminologie mise au point par des anthropologues tels que Johann Blumenbach ou, plus récemment, d’Henri-V. Vallois) sont identifiés non pas par des critères physiques, mais par leur appartenance nationale ou ethnoculturelle (« Chinois, Philippin, Japonais, Coréen ») ou encore (comme si le législateur avait soudain changé d’avis) à l’aide de critères géographiques (« Asiatique de l’Ouest »).
Le rédacteur de cette définition paraît donc tenir pour acquise une correspondance pour le moins hâtive entre la « couleur » de la peau, la nationalité (ou l’appartenance à un groupe ethnoculturel) et l’origine géographique, comme si toutes ces notions se recoupaient, et s’équivalaient. Pire, ou du moins plus étrange, il établit ainsi (en toute inconscience, croyons-le) un classement implicite qui a tout l’air d’une hiérarchie, entre ceux qui ont le droit à une appellation ou à une identification nationale (« Chinois, Philippin, Japonais, Coréen3 »), ceux qui n’ont droit quant à eux qu’à une plus ou moins vague désignation géographique (« Asiatiques de l’Ouest », « Nord-Africain ») ou à un non moins vague ethnonyme (« Arabe », « Latino-Américains »), et, enfin, ceux qui n’ont droit à rien de tout cela, et qui ne sont identifiés que par la couleur de leur peau : les « Noirs ».
Comme on peut aisément le constater, cette confusion n’est pas dénuée de préjugés que l’on pourrait (ironiquement ?) qualifier de « racistes ». Comment qualifier autrement, en effet, la distinction qui fait que le « Noir » est défini tout entier par la couleur de sa peau (définition somatique, diront les scientifiques), alors que les Asiatiques bénéficient quant à eux d’une identification géographique quasi nationale, ou du moins ethnique ? Soulignons que de telles distinctions ne sont ni un hasard, ni le résultat d’une erreur ou d’un moment d’inattention, et que c’est ce même réflexe ou cette même attitude de somatisation de l’identité que l’on trouve à l’œuvre dans la décision récente d’une commission scolaire torontoise d’ouvrir une « école pour Noirs » ou « afro-centriste », alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de songer seulement à réunir sur les bancs d’un même établissement scolaire des élèves d’origine chinoise, coréenne ou japonaise sous le prétexte fallacieux qu’ils ont la « même couleur de peau ». Il est pourtant évident que, de même qu’un Chinois, un Coréen, un Japonais, n’ont pas la même appartenance culturelle, un Colin Powell (fils d’immigrant jamaïcain qui a grandi dans le Bronx), un Barack Obama (né à Hawaï d’un père kenyan et d’une mère originaire du Kansas, et élevé en partie par ses grands-parents maternels) ou une Michaëlle Jean (d’origine haïtienne, arrivée au Québec à l’âge de 11 ans) n’ont en partage ni une culture à dominante africaine ni une même expérience de vie qui se résumerait à la couleur plus ou moins foncée de leur épiderme. C’est ce genre de préjugés précisément « racistes » que conforte l’énoncé d’une telle définition de qui est « visible », en passant subrepticement de la notion de différence physique observable à celle d’appartenance ethnique ou ethnoculturelle.
Un tel glissement ou une telle confusion notionnelle ne sont pas propres à l’étiquette « Noir ». On la trouve aussi à l’œuvre dans la création de catégories qui relèvent d’expressions franchement jargonneuses comme « Asiatique de l’Ouest non blanc ». Chacun comprend assez rapidement que les « Asiatiques de l’Ouest » ne peuvent être que Turcs, Iraniens ou Kazakhs, ce qui pose un premier problème de classement : par exemple, les membres de la minorité ouïgoure de Chine se trouveront rangés dans la catégorie « Chinois », alors qu’ils sont turcs, ethniquement et linguistiquement parlant. On pourrait multiplier les exemples. Évidemment, de tels problèmes de terminologie ne sont pas importants aux yeux du législateur, l’essentiel étant que tous ces gens soient « non blancs » et qu’ils puissent, à ce titre, bénéficier de mesures de discrimination positive. Mais la question se pose : sont-ils « non blancs » ?
La question mérite d’être soulevée car elle ne fait pas l’unanimité. Comme le faisait remarquer la journaliste Rima Elkouri :
Aux États-Unis, les Moyen-Orientaux et les Africains du Nord sont considérés comme des Blancs dans les petites cases du recensement. Ici, non. Ici, mon épicier grec est blanc. Mais mon épicier libanais qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, non, à moins qu’il ne déménage aux États-Unis4.
On en conviendra avec madame Elkouri : « La logique est difficile à suivre5.» Elle existe pourtant, et cette logique sous-jacente a besoin d’être éclairée. L’administration américaine n’est en effet pas la seule à classer dans la catégorie « blanches » les populations ouest-asiatiques et nord-africaines. Le naturaliste Henri-V. Vallois6, déjà cité, tient lui aussi pour « blancs » les Nord-Africains ainsi que les populations du Moyen-Orient. Suivant la même logique que la journaliste de La Presse, ce dernier réunit, en fonction de critères physiques tels que la couleur des cheveux et des yeux ou la forme du crâne, dans une même « race méditerranéenne » la plupart des Nord-Africains, des Espagnols, des Provençaux, des Italiens du sud et des Grecs. Faudrait-il alors adopter cette classification et considérer comme « visibles » une partie des membres de l’importante communauté italo-canadienne ou les citoyens canadiens d’origine grecque ? Cette dernière remarque fera sourire. Elle permet pourtant de mettre en lumière un des critères (jamais nommé, et pour cause) retenus par le législateur au moment de définir la « race » blanche.
Comment ne pas considérer en effet que des critères culturels et religieux interfèrent ici avec les critères physiques assumés, mais en l’occurrence inopérants ? Pour le dire plus simplement, ce n’est pas leur apparence physique, encore moins la couleur de leur peau, qui distinguent Nord-Africains et Moyen-Orientaux de la majorité « blanche » et contribuent ainsi à les rendre « visibles », donc différents : c’est leur culture et surtout leur appartenance religieuse. Si le Grec ou l’Espagnol sont tenus pour « blancs » et leurs voisins turcs ou tunisiens non (alors que bien peu de choses, sinon rien, ne les distingue sur le plan physique), c’est parce que le législateur procède ici, inconsciemment, à un second glissement qui le fait passer du critère physique explicitement retenu à un autre critère implicite et religieux : l’appartenance majoritaire de ces populations à l’islam versus l’appartenance majoritaire des Espagnols ou des Grecs à la chrétienté. Manifestement, est à l’œuvre un nouveau non-dit qui s’accorde difficilement avec le principe de neutralité en matière de religions posé par le multiculturalisme canadien.
Le même raisonnement pourrait valoir, quoique dans une optique légèrement différente, pour la catégorie « Latino-Américains non blancs ». Ceux-ci sont définis comme « visibles » dans la mesure où ils se voient attribuer une origine indigène. Mais cette définition fait l’impasse sur le caractère fortement métissé d’une bonne partie des populations centro- et sud-américaines. Faudra-t-il alors, au moment d’appliquer la Loi sur l’équité, s’interroger sur le degré de métissage des individus concernés et faire renaître (bien que dans une perspective résolument inverse) les lois sur la pureté du sang qui prévalaient au Mexique et ailleurs dans l’empire espagnol au temps de Charles Quint ? Ou alors, faut-il considérer de facto comme appartenant à une minorité « visible » l’immigrant argentin, chilien ou colombien (fût-il d’origine bretonne ou allemande), au motif qu’il doit bien avoir dissimulé quelque part, entre les branches de son arbre généalogique, un ancêtre araucan, patagon ou guarani ?!
Dans ce cas de figure, on ferait prévaloir (comme aux États-Unis pour les Noirs) la one drop rule selon laquelle il suffit d’un seul et unique ancêtre « non blanc » pour définir l’individu, et cela, sans égard à une quelconque différence physique « visible7 ». Mais en agissant de la sorte, l’Administration passerait d’une conception de la « race » comme ensemble de traits physiques à celle, beaucoup plus contestable, d’un patrimoine naturel transmissible et « invisible ». C’est bel et bien vers une telle conception génétique et « invisible » de la race que paraît s’orienter la définition du législateur canadien lorsqu’il précise qu’appartiennent à la « minorité visible » toutes « personnes d’origine mixte », c’est-à-dire « dont l’un des parents provient de l’un des groupes ci-dessus ». Chacun entend bien alors que si l’appartenance à une minorité est décrétée indépendamment des traits physiques du sujet, ouvrant ainsi la voie à un statut racial héréditaire, c’est qu’une telle conception biologique et génétique de la « race » l’emporte largement dans l’esprit des rédacteurs de la définition sur celle, plus acceptable aujourd’hui, d’une « race » en tant que « construction sociale » liée à des critères physiques (et à des réflexes racistes de rejet).
Ces questions peuvent sembler oiseuses. Elles ne le sont pas. D’une part, on rappellera que la détermination de qui est « Blanc » et ne l’est pas donne droit, en matière de priorité à l’embauche, à des avantages très concrets. D’autre part, il en va aussi, incidemment, d’une conception de l’humanité (et bien entendu de la société canadienne), comme irréductiblement séparée en divers groupes et sous-groupes raciaux dont la différence est officialisée et rendue pérenne. Sous prétexte de lutter contre une discrimination raciale, en fait présumée, la société canadienne risque de faire sienne ce que Lévi-Strauss appelait une « doctrine raciste à l’envers8 ».
PATRICK MOREAU
NOTES
1 jobs-emplois.gc.ca/centres/definitions-fra.htm. Moins prolixe, le législateur définit les membres des « minorités visibles » de la façon suivante : « personnes, autres que les autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche. » (Loi sur l’équité en matière d’emploi, révisée en 1995, dont on peut prendre connaissance à l’adresse lois.justice.gc.ca/fra/E-5.401.html). Quant à Statistique Canada, l’organisme reprend une terminologie très proche de celle de la Commission de la fonction publique canadienne.
2 Réunion du Comité pour l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 28 février 2007
3 D’autres n’ont droit à l’appellation nationale qu’en second lieu, c’est-à-dire entre parenthèses (« Indien de l’Inde, Bangladais, Pakistanais », « Birman, Cambodgien, Laotien, Thaïlandais, Vietnamien », « Égyptien, Libyen, Libanais »), ce qui est toujours préférable au fait d’être noyés dans les très nombreux et pour le moins cavaliers « etc. ». À ce propos, on peut se demander si l’énoncé de la loi ne serait pas discriminatoire et n’attenterait pas à la dignité nationale des Sri-lankais, des Algériens ou des Marocains. Que dire aussi des immigrants qui appartiennent à une des nombreuses minorités nationales telles que les Kurdes ou les Tamouls ?
4 Rima Elkouri, « De la “race blanche” et des minorités visibles », La Presse, le 4 avril 2008.
5 Idem
6 Les Races humaines, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1957, p. 36.
7 Ainsi qu’en témoigne la mésaventure d’une certaine Susie Guillory Phipps, femme de quarante-trois ans aux cheveux blonds et à la peau claire qui avait jusque-là toujours vécu dans la peau (c’est le cas de le dire) d’une Blanche, et que le bureau de l’état civil de la Nouvelle-Orléans décréta « de couleur » sur la foi de sa généalogie (Le cas est rapporté par Walter Ben Michaels, La Diversité contre l’égalité, Éditions Raisons d’agir, Paris, 2009, p. 51).
8 Race et histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1987 [1952], p. 9.