Lire Jean Le Moyne revient à instruire le procès de la société québécoise actuelle à travers ce qu’elle juge le plus souvent irrecevable : intelligence, profondeur, exigence, excès, absolu, style.
Dissipons d’emblée tout malentendu. Il n’entre aucune nostalgie dans ce constat. Toute époque a sa part obscure, et Le Moyne s’en est assez pris aux dérives dualistes du catholicisme dans la société canadienne-française de son temps pour qu’on n’ait envie de regretter ses conventions et la rigidité de ses structures. Quant aux certitudes de cette société, quant à son provincialisme, comment les regretter puisqu’ils caractérisent encore, il est vrai enrobés d’un vocabulaire triomphant, la société québécoise actuelle ?
Admirer l’œuvre et rien que l’œuvre, faute d’avoir connu l’homme, n’est pas sans danger. Ce dernier consisterait à fossiliser une pensée en mouvement, incarnée dans un écrivain qui s’est inévitablement colleté avec ses exigences, ses faiblesses, sa grandeur et son insignifiance de petit homme devant les géants qui l’ont précédé, de petit homme se débattant, comme nous tous, contre les nécessités de l’existence, les amours, la parade sociale – l’obligation de vivre, en somme, au lieu de s’abandonner à une douleur native, heureusement dissimulée certains jours derrière le masque élégant de la mélancolie.
Rien. Il n’y a rien. Tel est en effet le pessimisme qui guette quiconque s’efforce de vivre et de penser maintenant, en des temps si peu favorables à la vie et à la pensée. À la niaiserie prégnante, à la bêtise satisfaite dont les médias et les outils de communication ne sont que les haut-parleurs, quels écrivains, quels intellectuels, aiguillonnés par la lecture de Jean Le Moyne, osent répondre, et sans ennuyer, par l’intelligence, la hauteur de vues, le style ? Quelques-uns, bien sûr, et sans doute ce petit nombre suffit-il, à toutes les époques, à ne pas désespérer de la société des hommes.
Qu’il n’y ait rien ou, plus justement, que ce rien parvienne trop souvent à faire oublier que la vie et la pensée existent, telle est la réalité de notre temps, à quoi la société québécoise répond avec la même facilité que les autres sociétés en Occident. Plus naïve, elle peut cependant se croire préservée de la médiocrité chaque fois qu’elle se tient avec conviction le petit discours de la spécificité ou s’étourdit dans les éclats de rire démocratiques qu’elle sait si bien cultiver.
Ce discours nous le connaissons par cœur. Il fait de nous des pionniers, des défenseurs du fait français en Amérique, des bagarreurs têtus. Il fait de la société québécoise une société « unique », la « première au monde » dans de nombreux domaines. Il enjoint d’abandonner le pessimisme aux pisse-vinaigre et autres intellectuels. Il ne voit pas qu’en réalité nous ne sommes ni pionniers, ni défenseurs, ni bagarreurs. Nous sommes de braves gens. Nos maisons de Nord-Américains, nos cours, nos jardins, nos pelouses, nos sous-sols, nos garages, nos esprits sont encombrés des milliers d’objets qui accompagnent la vie moderne dans un pays riche et sans le renouvellement périodique desquels notre existence est vaine. Nous avons des dettes. Qui n’en a pas ? Nous avons des polices d’assurances. Ceci compense cela. Près de la moitié d’entre nous – on les a comptés récemment – n’arrive pas à lire un texte de plus d’un paragraphe et encore moins une phrase pourvue d’une incise. Si le jargon se porte bien, le mot juste nous manque une fois sur deux dans la parole et dans l’écrit, et cela dans tous les milieux, éduqués ou non. Mais, allez donc y comprendre quelque chose, chez nous, les chefs-d’œuvre poussent dans les arbres ! bien que nous soyons souvent les seuls à les voir.
Tel est notre « nous ». Un « nous » que Jean Le Moyne ne pouvait supporter en son temps, pas plus qu’il ne le pourrait maintenant. Un « nous » qu’il aurait aimé faire sursauter d’un coup de poing joyeux sur la table, lui, lecteur exigeant, qui ne pouvait séparer le style de la pensée. Un « nous », en clair, qui ne le mérite pas, je pense.
Marie-Andrée Lamontagne