Il est devenu de bon ton depuis quelques années dans certains milieux d’en appeler au « dialogue » entre les sciences et les religions[1]. Pourtant, tout semble opposer ces deux univers de pensée.
La science moderne et contemporaine – nul besoin ici de remonter à ses sources grecques – se définit en effet par son naturalisme, qui exclut explicitement toute explication transcendante. Le jeu, car c’en est un, consiste à tenter de rendre compte des phénomènes en faisant intervenir des « lois de la nature », c’est-à-dire des régularités observables et prises comme point de départ absolu (comme la chute des corps à la surface de la Terre), des mécanismes divers et des entités souvent invisibles (comme les quarks ou le champ gravitationnel) mais dont le comportement est prévisible et souvent calculable. Cette autolimitation exclut par définition l’invocation d’un Dieu créateur qu’il soit immatériel ou extraterrestre. La science exclut aussi tout ce qui n’a aucun fondement « matériel » même le plus ténu. Ainsi, un « champ » (magnétique, électrique ou autre) est relativement abstrait mais non totalement dénué d’une certaine matérialité, même si elle est différente de celle d’un atome de carbone par exemple.
Force est de constater que ce jeu a eu des effets dramatiques dans l’histoire de l’humanité, surtout depuis le xixe siècle quand il commence à donner lieu à des applications pratiques entièrement nouvelles (la pile électrique par exemple). Ce mode de pensée, dont Francis Bacon a fourni au début du xviie siècle une première formulation théorique et Auguste Comte une seconde deux siècles plus tard, a rendu possible une conquête de la nature absolument unique. En postulant que tous les phénomènes sont en principe connaissables et susceptibles d’explication naturelle, la science a non seulement pu rendre compte de nombreux phénomènes longtemps mystérieux mais a pu en créer de toute pièces : l’éclairage électrique, la radio, les croisements génétiques et une infinité d’autres produits que tous prennent aujourd’hui pour acquis, ne sont pas des objets naturels mais bien des artefacts produits par la raison humaine[2].
Bien sûr, il est possible que « l’élan vital » cher au philosophe Henri Bergson soit la source ultime de la vie. La science se dit seulement : supposons que ce ne soit que de la mécanique chimique. Et, de là, elle expérimente et observe les résultats : parfois cela fonctionne, et parfois non. En cas d’échec, le savant ne répond pas : « Ah bon, c’est un mystère. » Il continue et invente une autre théorie et fait d’autres expériences. C’est ainsi, par exemple, que le naturaliste britannique Charles Darwin, qui se posait la question de l’origine des espèces, n’a pas répondu : « Dieu créa les espèces », comme la majorité des gens l’ont fait avant lui. Il a cherché une cause, un mécanisme naturel. Après des efforts immenses de pensée (on reviendra sur ce mot) il a trouvé que la « sélection naturelle » pouvait rendre compte de l’évolution des espèces, tout comme la sélection artificielle exercée par les éleveurs rendait compte de la création de variétés d’animaux et de plantes.
Voilà pour la science. La religion, pour sa part, vise à répondre aux questions ultimes : quel est le sens de la vie humaine ? qu’advient-il après la mort ? ou encore, plus généralement : pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? Ce sont là des questions auxquelles la science ne peut répondre. Comme on dit en philosophie, elles sont du ressort de la métaphysique, discipline qui, étymologiquement, veut dire « après la physique », et qui pose des questions qui vont donc au-delà de la physique et au-delà de la science. Dès lors, que peut bien signifier un dialogue entre la science et la religion ?
LE DIALOGUE COMME MODE D’ARGUMENTATION
Le Robert historique de la langue française nous rappelle que le mot « dialogue » dérive du latin dialogus, lui même emprunté au grec dialogos, et réfère aux entretiens philosophiques à la manière des dialogues de Platon. Cela est bref, mais suffit à nous mettre sur une piste intéressante car s’il est un trait essentiel des dialogues platoniciens, c’est bien celui de l’argumentation. L’auteur échange ou développe avec un interlocuteur des arguments pour en arriver à établir des thèses. Retournant au Robert historique, on apprend en effet qu’argument signifie à l’origine « raisonnement servant de preuve ». Une première caractérisation d’un dialogue véritable serait alors qu’il soit un échange d’arguments en vue d’en arriver à établir une thèse, une théorie ou même un état de fait. Tant qu’il y a échange d’arguments (et donc de contre-arguments) qui font avancer l’état des choses ou de la discussion, le dialogue est réel. S’il vient à stagner, à se limiter à des affirmations ou de simples répétitions, on dira alors qu’il s’agit d’un dialogue de sourds[3].
Armés de cette définition, demandons-nous quel type de dialogue est possible entre la science et la religion. Si la religion, ou plus concrètement un individu croyant de religion catholique, juive, musulmane ou autre veut s’enquérir de l’état du monde, il peut sûrement « dialoguer » avec un savant (la science) qui lui dira alors quel est l’état des connaissances sur un sujet donné qui relève du domaine des sciences naturelles au sens large. Ainsi, à la question « d’où vient l’Homme ? », la science répond que les connaissances les plus récentes situent son origine en Afrique et que nos ancêtres ont évolué à partir d’espèces animales plus anciennes encore, le chimpanzé étant notre « cousin » le plus proche. Si d’aventure le croyant répond que les « méthodes » de sa religion lui indiquent plutôt que c’est Dieu qui a créé l’homme directement et qu’il est impossible qu’il soit issu d’une espèce inférieure, y a-t-il encore dialogue ? On peut en douter car le scientifique répondra qu’une telle croyance est incompatible avec les connaissances actuelles. Sur le plan du monde sensible, il y a clairement une asymétrie qui rend le dialogue unidirectionnel. D’ailleurs, depuis le xviie siècle, ce n’est pas la science qui a reculé devant la religion mais bien cette dernière qui a dû réinterpréter ses livres sacrés en fonction de l’état actuel (le plus souvent, en fait, d’un état déjà ancien) des sciences. Ici, le dialogue est bref et à sens unique : la science explique à la religion que certaines de ses interprétations ne sont plus acceptables.
Bien sûr, la science laisse encore plein de croyances en l’état : prier Dieu, croire qu’il a créé le monde ex nihilo par amour ou parce qu’il s’ennuyait, ne pose pas de problèmes à la science tant qu’on ne tente pas de déduire de cela des énoncés incompatibles avec les connaissances scientifiques actuelles. Ainsi, dire qu’une situation donnée est l’effet d’un miracle est clairement incompatible avec les postulats de la science. Dans ce cas, ou bien la science proposera une explication naturelle ou avouera son ignorance actuelle mais elle ne dira jamais que le miracle constitue l’explication du phénomène[4]. On comprend dès lors que la science n’est pas ici en demande de dialogue avec la religion : elle constitue son propre espace de dialogue en dehors de celui de la religion.
En fait, si l’on y regarde de près, la demande vient plutôt du côté de la religion et de ses multiples interprètes cherchant à s’associer des « scientifiques » pour donner de la crédibilité et un vernis de rigueur logique à des discours qui n’ont rien de scientifique et relèvent de croyances personnelles. C’est l’immense et incontournable crédibilité de la science qui force les esprits religieux à vouloir « dialoguer » avec elle afin de garantir à leur croyance une crédibilité qui leur fait de plus en plus défaut à mesure que la science progresse.
QUAND LA « PENSÉE » (THÉOLOGIQUE) VEUT COMBLER LES MANQUES D’UNE SCIENCE SANS PENSÉE
Prenons un exemple récent de « dialogues » qui cherchent à mettre « le sens à l’épreuve de la science et de la religion », soit l’ouvrage Raisons d’être[5].
Ce collectif s’ouvre sur l’avant-propos d’un théologien protestant de l’Université de Strasbourg, Gérard Siegwalt, intitulé justement « Le dialogue est signe d’université ». À la différence du monologue, « tentation d’enfermement de chacun sur soi », nous dit l’auteur, « le dialogue est une circulation de la parole ». Mais cette « circulation » est ici aussi asymétrique dans la mesure où c’est le théologien qui se donne la mission de donner le sens ultime des savoirs scientifiques, toujours trop partiels. Bien entendu, tout cela est dit avec la douceur habituelle du lexique religieux de la « parole » de la « rencontre » et du « partage ». Mais dès la première page de cet ouvrage tout en « dialogue » avec les sciences, on apprend qu’il « n’y a culture que lorsque la science qui est essentiellement partielle, même si elle connaît la tentation de la totalisation, s’ouvre à la pensée, laquelle a pour fonction de relier, c’est-à-dire de respecter la relationnalité du réel ; c’est elle, l’unité – différenciée – du réel[6] ». Bien sûr, la pensée « ne peut qu’être respectueuse de la science, des sciences, mais elle ne peut s’y limiter ».
Quelle est au juste cette « pensée » clairement distincte de la science ? « La pensée, nous dit l’auteur, c’est le risque que nous prenons d’intégrer les savoirs scientifiques à ce qui les dépasse, à savoir la totalité du réel, qui est la diversité coordonnée à l’unité, et la totalité de l’être humain ». « Ainsi entendue, ajoute-t-il un peu plus loin, la pensée est religieuse, au sens étymologique de ce mot : elle relie et elle respecte ce qui la motive et en même temps lui échappe »[7]. Le « dialogue » se fait donc dans des condition très précises : la science ne pense pas, ne relie pas et quand elle essaie d’unifier le réel c’est qu’elle succombe à la « tentation de la totalisation » laquelle est, semble-t-il, une prérogative de la « pensée ». Mais la pensée de qui exactement ? Celle des théologiens ? Celle de Gérard Siegwalt ? L’auteur ne le dit pas. Il revient toutefois en conclusion de l’ouvrage pour répéter que « l’immédiateté de l’Être ou de Dieu au réel » n’est pas perçue « par la science des parties mais seulement par la pensée des relations entre les parties et donc du tout ». Et si, encore une fois, « la pensée se réfère à la science », elle pratique toutefois « vis-à-vis d’elle un discernement critique[8] ». Comme si les scientifiques ne pouvaient par eux-mêmes développer une certaine vigilance épistémologique et même une « surveillance intellectuelle de soi » selon la belle expressions du philosophe Gaston Bachelard ! Quoi qu’il en soit, au regard de notre conception du dialogue comme échange d’arguments, il est frappant de constater que le texte de Siegwalt, tout comme la plupart des autres contributions à cet ouvrage, n’en contient aucun : l’auteur se contente d’affirmations péremptoires sans que l’on sache au juste pourquoi on devrait le croire sur parole, aussi inspirée soit-elle.
Si la science ne pense pas et ne respecte pas « la relationnalité du réel », on peut se demander quel savoir le fait à sa place. En fait, toute la physique moderne depuis Galilée et Newton est justement relationnelle et a abandonné le rêve d’avoir accès à la substance ultime (l’être) du monde[9]. Et quand Darwin s’interroge sur l’origine des espèces, non seulement il pense mais il découvre dans le phénomène de l’évolution une unité profonde dans la nature qui relie la longue chaîne des êtres, du plus simple au plus complexe. Bien sûr, Darwin trouve cette unité dans la nature même et non dans une quelconque transcendance, mais on ne voit pas en quoi – et Siegwalt ne nous explique pas pourquoi – la pensée devrait s’identifier à la transcendance.
Le réflexe (car il n’est pas argumenté et ne semble pas conscient) des promoteurs de religions consiste trop souvent à se placer au-dessus des sciences sans plus d’argument et décréter que ces dernières doivent s’ouvrir à ce qui les dépasse. Une telle posture se retrouve également dans l’introduction de l’ouvrage. En effet, Solange Lefebvre, de la Faculté de théologie de l’Université de Montréal, affirme tout de go que « le dialogue entre science et religion doit être une quête de cohérence, si l’on veut en arriver à une dimension plus globale et plus complexe de la réalité humaine, chaque discipline permettant de lever le voile sur une dimension particulière de l’expérience humaine ». Tout comme Siegwalt avant elle, l’auteure insiste pour dire qu’il ne s’agit pas de faire cela au nom de « quelque volonté concordiste ». Néanmoins, la question se pose : « plus globale et plus complexe » que quoi ?
La réponse est implicite : plus globale et plus complexe que ce que proposent les sciences de la nature. Or, cela présuppose déjà qu’au-delà des sciences – par exemple la psychologie, la neurologie, la psychiatrie et la sociologie pour ce qui concerne « l’expérience humaine » – l’exercice ait un sens. C’est bien possible mais, encore une fois, il faudrait l’argumenter, c’est-à-dire expliciter en quoi il existerait une « réalité » ou une « signification » cachée des choses et inaccessible aux diverses sciences de la nature et de la culture. La religion, par exemple, est bien un phénomène social et culturel accessible et les sociologues et les anthropologues y ont consacré des milliers d’ouvrages depuis qu’Émile Durkheim a publié Les formes élémentaires de la vie religieuse.
L’INTERSECTION VIDE DE DEUX UNIVERS…
Dans sa contribution à l’ouvrage, Solange Lefebvre note que « plusieurs types de rapports entre sciences et religions s’avèrent possibles et féconds : soit à travers la complémentarité et la distinction des niveaux de discours, soit à travers la convergence en quelques lieux, tel le principe anthropique par exemple[10] ». Comme ces affirmations ne sont pas suivies d’analyses plus précises expliquant la « fécondité » particulière de ces rapports, tentons d’y voir plus clair en les reprenant une à une.
D’abord, pour que les discours soient vraiment « complémentaires » ils doivent porter sur un même objet. Ainsi, on dit que les aspects ondulatoire et corpusculaire de l’électron sont « complémentaires » car ils réfèrent à des comportements d’une même entité, l’électron, dans des situations différentes (par exemple : collision vs interférence). Pour éviter le conflit, faire montre d’ouverture ou pour être tout simplement accommodant, on peut dire que la science est « complémentaire » aux croyances religieuses. Mais cela n’est pas dialogue car en fait les deux ne traitent pas des mêmes objets et le résultat ressemble plutôt à de la politesse lors d’une rencontre en face à face. En fait, le dialogue de la « complémentarité » sied bien aux rencontres de sous-sol d’églises et autres chantiers humanitaires mais reste superficiel.
Le type de dialogue fondé sur la « distinction des niveaux de discours » semble plus intéressant car il contient du vrai : la science limite son discours à un certain niveau et évite, comme le dit Charles Taylor cité par l’auteure, « tout ce qui sent le mystère[11] ». Mais cela laisse encore peu de place au véritable dialogue car devant la croyance religieuse, le scientifique répondra comme le frère Marie-Victorin en 1926, qu’il vaut mieux « laisser la science et la religion s’en aller par des chemins parallèles, vers leurs buts propres[12] ». Jusqu’ici donc, rien de très fécond comme « dialogue » sinon – mais c’est déjà cela ! – une politesse de bon aloi qui permet d’éviter les guerres de clochers et même de religion.
Ce qui nous amène au dernier type de dialogue portant sur la « convergence en quelques lieux » de la science et de la religion. Même si le pluriel est utilisé par l’auteure, l’exemple est unique : il s’agit du fameux « principe anthropique », nommé mais nullement expliqué. Le terme est savant et impressionnant pour un néophyte mais cache en fait une simple tautologie ! Il circule surtout dans les ouvrages de vulgarisation qui portent sur les rapports entre science et religion et qui ciblent les amateurs d’ésotérisme. Ces ouvrages font la fortune de certains des auteurs chéris de la Fondation Templeton qui, comme le note Solange Lefebvre, a fait une « contribution massive » (en argent sonnant oublie-t-elle d’ajouter) au « dialogue » entre science et religion, y compris en subventionnant les « dialogues » qui ont mené à la publication de son ouvrage collectif[13].
Mais revenons à ce fameux « principe anthropique », lequel a donné son titre à un ouvrage grand public publié par les physiciens John D. Barrow et Frank J. Tipler, ce dernier ayant aussi publié par la suite rien de moins que « la physique de l’immortalité[14] ». Cette soi-disant découverte considère comme un mystère profond le fait que si les grandes constantes de la nature (la charge électrique par exemple) avaient été un tant soi peu différentes de ce qu’elles sont en réalité, la vie n’aurait pas existé ! Inversant le raisonnement (contre toute logique, faut-il le rappeler…) ils en « déduisent » que l’univers a été fait pour que l’homme existe ! Or, quiconque a fait un peu de physique sérieuse sait qu’il existe toujours des conditions dites « initiales » et « aux limites » qui ne sont pas dictées par la théorie mais fournies par l’expérience. Ainsi, il est parfaitement évident que si l’univers avait été totalement différent, nous ne serions pas ici pour l’observer. Il s’agit simplement d’une condition aux limites qui a la forme d’un truisme : comme la vie existe sur Terre (ou dans l’univers), il faut que les lois de la nature soient telles qu’elles permettent à la vie d’y exister. Rien de mystérieux à cela, et surtout, rien pour construire un « dialogue » sérieux sur une « convergence » de la science avec la religion.
En fait, l’un des auteurs invités au « dialogue », Louis Lessard, professeur de physique à l’Université de Montréal, ne dit pas autre chose quand il rappelle que
la science est à la recherche de l’intelligibilité, mais exclut de sa démarche plusieurs présupposés nécessaires à l’existence d’un sens : finalité, dessein, etc. Ces choix méthodologiques ne sont pas inspirés par un rejet à priori d’autres approches, mais définissent un ordre épistémologique constitutif d’un corpus de connaissances et ressortissent aussi à une attitude à l’égard des phénomènes qui comporte sens critique, scepticisme, rejet de l’explication par le merveilleux, le magique, l’irrationnel en général[15].
Et s’il est vrai que « la science comme telle ne peut envisager un niveau d’intelligibilité qui se situe hors des paramètres qui définissent sa démarche », elle ne peut cependant « exclure d’autres formes d’intelligibilité, de signification ou de sens » ; pour autant, ajoute-il, « que ces niveaux n’entrent pas en contradiction avec ses résultats »[16]. En d’autres termes : Tout ce qui n’est pas en contradiction avec la science est permis mais pas l’inverse ! Ici aussi, le « dialogue » est plutôt limité et il est assez ironique que ce texte ouvre la partie intitulée « au-delà des clivages » car il ne fait que rappeler une fois de plus que la science n’est pas là pour donner un sens à l’existence. On peut bien sûr le déplorer, comme le fait le philosophe Jean Grondin dans sa contribution, et dire que « la science moderne nous a rendus un peu sourds au sens directionnel de la vie et du cosmos, à son sens “aspirationnel” que nous partageons avec l’ensemble du vivant[17] ». Mais, ici encore, le lecteur est face à une série d’affirmations jamais argumentées. Ainsi, dire que la science nous a rendus « sourds » au sens du cosmos présuppose que ce sens existe bel et bien. Or, là est toute la question. Et il est tout à fait possible que loin de nous avoir rendus sourds, la science moderne nous ait au contraire éloignés des illusions d’un accès direct et sans médiations sensibles au sens profond du monde.
Un dernier texte mérite brièvement notre attention. Il relève d’un domaine à la mode, la neurobiologie appliquée à tout et à rien, et surtout, nous dit-on en introduction, « il démontre » que l’expérience de méditation religieuse de carmélites « n’est pas réductible à une pure activité neuronale[18] ». Notons que la formulation choisie est plutôt ambiguë : on ne sait pas très bien si « non réductible à une pure activité neuronale » signifie simplement que les sœurs en question ont aussi des sentiments et un vécu personnels liés à ces expériences de prière – ce qui est évident – ou si les mesures prises sur leur cerveau permettent d’en déduire la présence réelle du Dieu qu’elles disent percevoir à leur côté. La différence est de taille, on en conviendra, et il vaut donc la peine d’y voir de plus près.
Le texte de Mario Beauregard, un « neuroscientifique », rapporte les résultats de mesures de l’activité neuronale par électro-encéphalogrammes et imagerie par résonance magnétique fonctionnelle de carmélites qui « ont rapporté avoir perçu la proximité de Dieu[19] ». Le format suit celui, classique, des revues savantes : objectifs et hypothèses, méthodes, résultats, discussion. Ces parties sont assez techniques, mais montrent essentiellement que le cerveau des carmélites fonctionne bel et bien durant les prières. Le véritable miracle eût été qu’aucune partie du cerveau ne soit activée pendant la méditation ou la rencontre avec Dieu ! L’auteur le dit lui-même : « La réalité objective de Dieu et d’un monde spirituel ne peut être ni démontrée ni infirmée par les neurosciences, cette question se situant bien au-delà de la science[20]. » Encore une fois : où est le dialogue entre science et religion dans tout cet attirail utile pour dépister des tumeurs au cerveau ?
En somme, les différents types de rapports entre science et religion proposés par Solange Lefebvre manquent franchement de substance. La raison fondamentale de cette intersection vide entre les deux discours est au fond assez simple : elle correspond à une décision initiale et radicale d’exclure de la science toute entité transcendante à la nature. Cela ne signifie surtout pas que la science n’a pas de fondement métaphysique. Bien au contraire : cette exclusion constitue en elle-même un choix méthodologique fondateur d’une métaphysique naturaliste : toute science doit expliquer le monde par des principes naturels. Bien sûr, rien ne prouve que cela fonctionnera toujours. De ce point de vue, la science est une gageure, un pari sur l’avenir : tant que le savant n’a pas réussi à trouver une telle explication naturelle, il doit continuer à chercher. C’est aussi simple que cela. Du point de vue de la science, « dieu », un « champ de force » non autrement spécifié, « l’aura » d’un fantôme ou « l’âme », ne sont que des noms donnés à notre ignorance. Ce principe philosophique mis en avant en Grèce antique par quelques physiologues pré-socratiques comme Thalès, Leucippe ou Démocrite est encore à la base de la science actuelle, pourtant autrement mieux instrumentée, tant conceptuellement que matériellement. Ce postulat naturaliste de la science est tellement ancré que l’on comprend qu’un scientifique ne pourra que s’étonner de lire sous la plume de Mario Beauregard que des expériences religieuses, spirituelles et mystiques « peuvent survenir même lorsque le cerveau ne fonctionne plus[21] ». Autant dire en effet que les fantômes existent et qu’ils sont simplement de la pensée pure libérée des « obstacles » matériels[22]…
LES DANGERS DE LA RHÉTORIQUE DU « DIALOGUE »
Aussi argumentés soient-ils, les dialogues de Platon relèvent aussi de l’exercice rhétorique. De ce point de vue, toute critique du « dialogue » est en mauvaise posture. Qui peut être contre le dialogue ? N’est-il pas synonyme d’ouverture à l’autre ? En se plaçant d’emblée du côté du dialogue, les promoteurs des « relations » entre science et religion se donnent ainsi facilement le beau rôle. C’est d’ailleurs probablement cette propension à trouver sympathique l’idée de dialogue qui fait fléchir l’esprit critique de plusieurs qui ne semblent pas faire la différence entre la simple affirmation d’une thèse et un argument en sa faveur. Le critique d’une telle posture est alors spontanément perçu comme dogmatique, obtus et même arrogant.
Il est probablement inévitable que des lecteurs pressés voient dans ce texte une critique et même un rejet des religions. Je me dois donc, en terminant, de tenter de contrer une telle lecture en rappelant que mes propos ne visent, ici, qu’à avancer des arguments à l’effet que le soi-disant dialogue entre science et religion, une fois analysé en détail, n’est qu’une apparence fondée sur la confusion des termes et l’usage de définitions superficielles des concepts : en somme, sur une pensée indigente. C’est donc au nom d’une conception plus exigeante du dialogue, que je critique ces approches un peu trop « jovialistes ». Libre à chacun de croire en l’unité de la nature, en Dieu ou en toute espèce de « force » immatérielle et intelligente et de se croire doté d’une oreille sensible aux bruits signifiants de l’univers qui crie le nom de l’Être. Nul besoin pour cela d’appeler à la rescousse des connaissances mal digérées qui déforment les acquis de la science ou de faire appel à une « physique nouvelle » pour tenter de fonder ces croyances sur la « science ». Celle-ci est apparue au début du xviie siècle en rejetant explicitement tout discours sur la religion et nul ne pouvait être membre de la Société royale de Londres ou de l’Accademia del Cimento, s’il n’adhérait à ce principe de séparation des discours. La religion devenait ainsi une sphère privée alors que la science se fondait sur les échanges publics d’arguments logiques, empiriques ou mathématiques.
En ces temps de montée en force du créationnisme et d’autres formes de fondamentalisme religieux, il vaut mieux s’en tenir à ces principes avant que quelque penseur ou avocat inspiré ne tente de convaincre un juge qu’après tout, l’enseignement de la vision biblique de la création dans un cours de biologie constituerait un bel exemple de « dialogue » et même d’accommodement raisonnable entre la science et la religion…
Yves Gingras*
NOTES
* Yves Gingras est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences de l’uqàm et professeur au Département d’histoire de la même université. L’auteur tient à remercier Robert Gagnon et Jean-Philippe Warren pour leurs commentaires et suggestions.
[1] Bien qu’il soit évident que les sciences sont multiples dans leurs objets et leurs méthodes et les religions encore davantage, on utilisera ici généralement le singulier pour éviter les tournures de phrases compliquées et surtout pour insister sur un point commun à toutes les sciences : ce sont des tentatives de rendre raison des phénomènes observables par des concepts et des théories qui ne font appel à aucun être surnaturel. Le terme religion est employé ici pour tout discours qui rend compte du monde en référant à un être transcendant à la nature, inaccessible aux sens de tout un chacun et qui possède le plus souvent des propriétés invérifiables. On pourrait aussi parler de « croyances » diverses qui ne sont pas scientifiques et ne sont pas des religions, comme l’astrologie, mais cela est hors de notre propos immédiat. Pour une analyse historique des liens entre science et religion, on pourra consulter David C. Lindberg et Ronald N. Numbers (Eds), God and Nature. Historical Essays on the Encounter between Christianity and Science, Chicago, University of Chicago Press, 1986.
[2] Pour plus de détails, cf. Yves Gingras, Éloge de l’homo techno-logicus, Montréal, Fides, 2005.
[3] Pour une étude approfondie des limites du dialogue, lire Marc Angenot, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuit, 2008.
[4] J’ai discuté plus en détail de la question des miracles dans Parlons sciences. Les transformations de l’esprit scientifique. Entretiens avec Yanick Villedieu, Montréal, Boréal, 2008.
[5] Solange Lefebvre (dir.), Raisons d’être. Le sens à l’épreuve de la science et de la religion, Montréal, pum, 2008.
[6] Gérard Siegwalt, « Avant-propos. Le dialogue est signe d’université », in Raisons d’être, op. cit., p. 7, nous soulignons.
[7] Ibid., p. 8.
[8] Gérard Siegwalt, « Conclusion. L’idée de sens de l’univers est-elle encore possible devant la science ? », in Raisons d’être, op. cit., p. 162.
[9] Pour une analyse philosophique du passage de la substance à la fonction, cf. Ernst Cassirer, Substance et fonction. Éléments pour une théorie du concept, Paris, Minuit, 1977. Pour une étude historique du même processus, cf. Yves Gingras, « What did mathematics do to physics ? », History of Science, vol. 39, déc. 2001, pp. 383-416.
[10] Solange Lefebvre, « La religion change-t-elle ? », in Raisons d’être, op. cit., p. 54.
[11] Ibid., p. 53.
[12] Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation, textes chois et présentés par Yves Gingras, Montréal, Boréal, 1996, p. 85.
[13] Il est certain, comme le souligne Solange Lefebvre, que « la Fondation John Templeton respecte totalement la liberté académique des universitaires engagés dans les projets qu’elle finance », Raisons d’être, op. cit., p. 13. La raison en est assez simple : les affinités électives (qui président implicitement au choix des projets subventionnés) suffisent pour assurer que la conclusion ne sera jamais que le « dialogue » entre science et religion est impossible et même inutile pour la science…
[14] John D. Barrow, Frank J. Tipler, The anthropic cosmological principle, Oxford University Press, 1986. Franck Tipler, The Physics of Immortality: Modern Cosmology, God and the Resurrection of the Dead, New York, Anchor Books, 1994. Pour plus de détails sur ce genre d’ouvrages, cf. Yves Gingras, « Comment certains scientifiques contribuent à la montée du mysticisme », dans Giovanni Calabrese (dir.), Philosophie, science politique. Autour de Laurent-Michel Vacher, Montréal, Liber, 2007, pp. 47-54.
[15] Louis Lessard, « Les scientifiques et la question du sens », in Raisons d’être, op. cit., p. 26.
[16] Ibid., p. 25.
[17] Jean Grondin, « Et avant le Big Bang ? La science face à la question du sens de la vie », in Raisons d’être, op. cit., p. 36.
[18] Raisons d’être, op. cit., p. 11.
[19] Mario Beauregard, « La neurobiologie de l’expérience mystique », in Raisons d’être, op. cit., p. 65.
[20] Ibid., p. 73.
[21] Ibid., p. 75, nous soulignons.
[22] Les scientifiques ne sont pas tous immunisés contre les croyances occultes, dont le fondement réside justement dans le déni du matérialisme ; cf. Des savants face à l’occulte, 1870-1940, sous la direction de Bernadette Bensaude-Vincent et Christine Blondel, Paris, La Découverte, 2002.