On se contente de réclamer un capitalisme à visage humain, comme on parlait hier d’un communisme à visage humain. Regardez la science-fiction : visiblement, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.
Slavoj Zizek[2]
Les réactions des élites économico-politiques et médiatiques face à la crise financière qui secoue les marchés boursiers mondiaux constituent un exemple fort éloquent de la spectacularisation du capitalisme globalisé[3]. À l’instar de plusieurs ex-marxistes vulgaires mutés en économistes encore plus vulgaires, Alain Dubuc soutenait l’année dernière que le Québec devait éliminer les contraintes institutionnelles et culturelles issues de son modèle social-démocrate afin de sortir de l’impasse économique. Dans son Éloge de la richesse[4], Dubuc critique la « crainte du progrès » et le « conservatisme » de la gauche québécoise qui empêchent le Québec d’entrer de plain-pied dans la réalité (post)moderne du xxie siècle. Voilà maintenant que notre ex-camarade soutient qu’il faut « briser le tabou du déficit en période de crise[5] », et s’atteler à la mise en place de politiques keynésiennes. Plusieurs sont ainsi redevenus keynésiens au lendemain du spectacle de la chute, si tant est que les pratiques de socialisation des pertes et de privatisation des profits mises en place pour renflouer les coffres des banques américaines constituent des politiques keynésiennes[6]… Plus encore, le néolibéral président Sarkozy – qui a misé sur le slogan pour le moins marxisant « Je veux être le président de la valeur travail » tout au long de sa campagne et qui réfère aux socialistes Blum et Jaurès dans ses discours –, aspire maintenant à « refonder le capitalisme » sur des bases morales afin de contrer, euphémisme oblige, les « excès » du capitalisme financier.
Prenons (un instant) au sérieux les propos de Sarkozy et de Dubuc et posons la question qu’ils taisent : Le capitalisme peut-il être moral ? Sur quelles bases peut-on refonder le capitalisme : sur le libre-marché, la valeur travail, l’éloge de la richesse ? Plus encore, pourquoi faudrait-il refonder le capitalisme ? Les inquiétudes de l’élite économico-politique prouvent que la crise financière actuelle ne consiste pas seulement en une crise économique, mais également en une crise intrinsèquement politique. La crise financière actuelle augure bel et bien l’effondrement de la « république économique[7] » globale et de son régime de démocratie actionnariale[8]. Elle est du moins l’occasion d’interroger les fondements du capitalisme au-delà des clichés, des fantasmes reproductifs et des lieux communs proposés par des récits journalistiques qui se présentent comme a-idéologiques. En somme, posons la question largement escamotée autant par une gauche enivrée par son présent que par une droite qui préfère jouir de son hegemon : Le capitalisme est-il une fatalité, un horizon indépassable qui marque la fin de l’histoire ?
Pour répondre à cette question, il faut définir de manière apriorique le capitalisme. Dans ce texte, je propose une analyse qui s’inspire de Marx, sans toutefois s’y limiter, et qui vise à critiquer l’imaginaire au fondement même de la modernité capitaliste. Suivant certains auteurs qui ont récemment procédé à une relecture critique des écrits de Marx[9], il est nécessaire d’élaborer une critique radicale (à la racine, faut-il le rappeler) qui réinterroge les fondements mêmes de l’économie politique. Au contraire du marxisme traditionnel ou orthodoxe qui propose une version scientifisée de « l’économie bourgeoise », une critique radicale de l’économie politique permet de questionner les concepts de travail, de valeur et de capital. Ces abstractions anhistoriques, voire ces fétiches qui sont présentés comme intemporels et universels, ne se réduisent pas à des illusions masquées par l’idéologie dominante : elles produisent des effets dans le réel. J’ambitionne donc ici de revenir à l’analyse première de Marx qui vise à abolir la domination de ces abstractions « objectivantes » sur l’ensemble de la société. Dans un premier temps, je tenterai de définir ce qui constitue la spécificité du capitalisme en concentrant l’analyse sur la notion de valeur et les liens que celle-ci entretient avec le travail. L’« éloge de la richesse » par les intellectuels organiques du capitalisme contemporain consiste en une forme abstraite de richesse – la valeur – qui engendre un modèle de développement aveugle, hors du contrôle humain, et destructeur de l’environnement. C’est au regard de cette contradiction entre valeur et richesse qu’il est possible de comprendre les apories du capitalisme d’une manière sociétale, c’est-à-dire au-delà d’une sociologie de l’exploitation telle qu’étayée par le marxisme traditionnel. Finalement, j’exposerai brièvement comment il est possible d’envisager un éloge de la richesse qui ne soit pas une apologie de la domination de la valeur sur l’ensemble de la société. En somme, il s’agit de voir en quoi le capitalisme consiste en une relation sociale historique médiée par une forme de richesse abstraite, laquelle correspond également à une forme de domination dépersonnalisée qu’il est nécessaire de transcender.
LE FÉTICHISME DE LA VALEUR COMME FORME OBJECTIVE DES RAPPORTS SOCIAUX
Afin d’appréhender l’analyse de Marx comme une critique des imaginaires au fondement même de la modernité capitaliste, il convient de prime abord de saisir sa méthode d’analyse. La méthode utilisée par Marx dans ses écrits de maturité (les Grundrisse, le Capital) est une analyse dialectique du caractère aporétique et spécifiquement historique du capitalisme, qu’il définit comme un rapport social médié par des choses, les marchandises. Dans le Capital, Marx expose sa méthode dialectique dans les termes d’une contradiction entre la « forme sociale » et la « forme naturelle » des choses. Cette analyse en termes de formes permet d’expliquer comment des représentations sociales – des fétiches – expriment des rapports sociaux objectivés. Dans les sociétés capitalistes, les formes sociales subsument la forme naturelle des choses. Plus précisément, « ce sont ces formes qui sont déterminantes pour la richesse matérielle elle-même[10] ». En ce sens, l’analyse marxienne de la valeur origine du débat philosophique initié par Aristote qui distinguait la richesse – en tant que forme naturelle nécessaire pour mener la vie bonne – de la chrématistique, qui correspond à l’accumulation sans fin d’une forme virtuelle et pervertie de richesse : l’argent[11].
La spécificité des sociétés capitalistes réside non seulement dans une structuration particulière des rapports de production matérielle, mais aussi dans une restructuration symbolique des rapports sociaux en fonction de la marchandise. Lorsque Marx souligne que la marchandise recèle une foule de « subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques[12] », il spécifie cette nature symbolique des rapports sociaux dans le mode de production capitaliste. Le concept de fétichisme de la marchandise permet de comprendre que la marchandise, une fois généralisée à l’activité humaine, fonctionne comme une médiation spécifique aux sociétés capitalistes. La marchandise, alors, possède un rôle symbolique qui consiste à reproduire des rapports sociaux spécifiques dans un mode de production historiquement déterminé. Les rapports sociaux dans les sociétés capitalistes prennent la « forme » objective de la marchandise, c’est-à-dire d’un rapport entre des gens qui apparaît comme un rapport entre des choses. En tant que forme historique objective qui implique un rapport social médié par le travail, la marchandise structure des pratiques, des désirs et des formes spécifiques de subjectivité humaine. L’originalité de l’analyse de Marx consiste à « déconstruire » la conception de la valeur travail des économistes classiques, selon laquelle le travail donne naturellement de la valeur aux marchandises. Le principal problème théorique des économistes classiques (Smith et Ricardo)[13] réside dans leur vision transhistorique des catégories économiques centrales que sont la marchandise, la valeur et le travail, comme s’il s’agissait de concepts applicables à l’ensemble des sociétés à travers l’histoire. Selon Marx, ces catégories ne sont pas tant fausses qu’elles sont fétichisées.
Cette reconnaissance du rôle de la marchandise comme forme de médiation sociale spécifique aux sociétés capitalistes conduit Marx à distinguer de manière duale les catégories centrales de son analyse : le travail concret et le travail abstrait, auxquels correspondent respectivement deux types de valeur : la valeur d’usage et la valeur[14]. Le travail concret correspond à l’activité de transformation de la nature par l’Homme et se retrouve dans l’ensemble des sociétés. Le travail concret produit les objets qui servent à satisfaire des besoins humains particuliers et il produit la richesse (ou la valeur d’usage). Le travail abstrait possède quant à lui une fonction sociale propre aux sociétés capitalistes. Il médiatise une nouvelle forme d’interdépendance sociale qui remplace les formes directes de médiation sociale et de domination (les normes, la culture) qui structuraient les rapports sociaux antérieurs (esclavagisme, féodalisme)[15].
Le travail abstrait consiste en une relation sociale médiatisée sous la forme de la marchandise. Alors que les sociétés féodales reposaient sur un rapport de domination direct qui liait le seigneur à ses serfs, la société capitaliste induit une nouvelle forme de médiation des rapports sociaux qui possède un caractère davantage abstrait, le caractère marchand. Dans le mode de production capitaliste, la médiatisation du travail abstrait par la marchandise provient ainsi du détachement du travailleur du produit de son travail. Dans cette relation d’aliénation du travail, nul ne consomme les objets qu’il produit ; c’est le travail de chacun qui permet de s’approprier les produits du travail d’autrui.
Le travail concret, qui possède l’apparence d’un travail individuel et isolé, devient proprement social et abstrait lorsque ses produits s’échangent dans le marché. Cette subsomption du travail concret par le travail abstrait structure l’échange généralisé des produits du travail. Ceux-ci se transforment en marchandises échangeables au moyen de la monnaie, laquelle permet d’égaliser des travaux qui, de par leur nature même, sont incommensurables. Le travail concret se réduit ainsi en une chose (la force de travail) dont la valeur est quantifiable en fonction d’une norme abstraite construite socialement, le temps de travail socialement nécessaire pour produire une marchandise. À la fois subjective et objective, la forme valeur des marchandises consiste en une « abstraction objectivante ». Elle surgit de manière subjective de la valorisation des travaux privés qui deviennent sociaux par l’échange des produits, et s’objective en structurant une forme particulière de rapports sociaux. Le capital se nourrit ainsi de l’ensemble de l’activité sociale en ponctionnant une survaleur nécessaire à la reproduction capitalistique du rapport social, et non à la production de la richesse matérielle en elle-même. C’est donc cette forme abstraite de richesse, la valeur, qui nourrit le processus d’auto-valorisation illimitée du capital.
LES NOUVELLES FORMES DE SUBJECTIVITÉ ISSUES DU CAPITALISME AVANCÉ PERMETTENT-ELLES DE SORTIR DE LA DOMINATION DE LA VALEUR ?
Les transformations culturelles, institutionnelles et structurelles du capitalisme avancé – globalisation, financiarisation, et informatisation – nécessitent de repenser la critique de l’économie politique telle qu’étayée par Marx. L’analyse de Marx est en effet à situer dans le contexte du capitalisme du xixe siècle, lequel était dominé par le rapport de propriété bourgeoise (compris en termes d’une domination du propriétaire des moyens de production sur la force de travail). L’émergence de la corporation, qui s’impose dès le début du xxe siècle comme la forme institutionnelle spécifique au capitalisme avancé, sépare non seulement le propriétaire des moyens de production du contrôle organisationnel, mais vient de manière plus fondamentale liquider le rapport de propriété qui s’exerçait sous sa forme bourgeoise. Cette transformation exige d’élargir les horizons théoriques au-delà du seul cadre analytique marxiste orthodoxe. Il est nécessaire de repenser la spécificité du capitalisme non pas seulement en termes de rapports de classe, mais également au regard de la fonction spécifique de médiation sociale occupée par la marchandise, le travail et la valeur.
Le capitalisme globalisé et financiarisé se manifeste aujourd’hui comme une structure abstraite, qui prend la forme d’un système qui engendre un processus d’auto-valorisation du capital. Le capitalisme génère ainsi une forme abstraite de domination, celle d’un système auto-référentiel en mesure de s’auto-valoriser, qui apparaît hors du contrôle humain. Cet imaginaire de la globalisation financière, dont la bourse constitue la manifestation la plus concrète, consiste en la forme objectivée du rapport social médié par le travail abstrait.
À cette forme d’objectivité que prennent les rapports sociaux dans le capitalisme financiarisé, correspond également une forme de subjectivité. Le capitalisme ne fait pas que produire de la valeur : il produit également des formes de vie humaine. Les mutations institutionnelles et structurelles du capitalisme avancé ont été accompagnées d’une transformation culturelle et idéologique qui légitime les nouvelles pratiques de valorisation capitalistique. Cette transformation idéologique participe d’une mutation épistémologique et culturelle propre au néolibéralisme. La « révolution » néolibérale imaginée par Friedrich Von Hayek consiste à appliquer les principes de la cybernétique au fonctionnement des marchés, transformant ainsi virtuellement le capitalisme en un vaste système de rétroaction de l’information[16].
Au plan culturel, la critique d’une vision centralisatrice du pouvoir – partagée à la fois par la nouvelle droite et les mouvements issus de la gauche contre-culturelle – légitime les mutations structurelles du capitalisme[17]. D’une part, dans la foulée des thèses de Hayek, la pensée néolibérale a alimenté une critique acerbe des dérives du collectivisme qui conduirait inévitablement au « chemin de la servitude[18] ». D’autre part, la multiplication des mouvements de contestation de l’ordre établi issus de la mouvance soixante-huitarde a révélé une transformation culturelle plus profonde, popularisée dans les termes de l’émergence du « postmodernisme ». Insistant sur la décentralisation, la multiplicité, la pluralité et la fragmentation des identités, la critique de ces mouvements contre-culturels visait les institutions (parentales, éducatives, étatiques) considérées comme des contraintes à l’émancipation individuelle. Elle a nourri ce que Boltanski et Chiapello nomment un « nouvel esprit du capitalisme[19] », soit une attaque virulente de l’aspect centralisé du pouvoir issue de l’époque fordiste qui s’appuie notamment sur l’imaginaire deleuzien du « réseau ». Le « nouvel esprit du capitalisme » appose une couche de vernis humain à la figure austère du sujet économique hayekien qui doit se transformer continuellement en fonction des informations communiquées par son environnement. Dans cette nouvelle culture du capitalisme, non seulement un comportement adaptatif est souhaitable, mais il est fortement valorisé en ce que l’identité est perçue comme un « projet » à reconstruire en permanence.
Le sujet économique néolibéral est un entrepreneur de lui-même qui gère l’ensemble de ses capitaux (humains, réputationnels, émotionnels[20], financiers, etc.), et qui, à la manière d’une entreprise, doit faire la publicité de lui-même pour entrer en relation avec autrui[21]. Intériorisant les principes de la cybernétique sous la forme d’une « parodie d’autogestion », il devient l’équivalent fonctionnel de ce qu’Henri Lefebvre nomme le cybernanthrope[22]. Cette forme particulière de subjectivité auto-régulée a émergé de manière concomitante au passage à la forme corporative de la propriété capitalistique. L’actionnariat de masse, qui s’est déployé grâce à la généralisation de fonds de pension, a transformé les travailleurs en capitalistes et en investisseurs. Cette mutation de la figure du capitaliste s’est opérée en recourant à des discours apologétiques du nouveau capitalisme, diffusés en majeure partie par des théoriciens et des gourous du management qui ont glorifié la naissance d’un « socialisme de fonds de pension » dans un nouveau régime de « démocratie actionnariale[23] ».
Une des mutations majeures du capitalisme avancé a donc consisté à lier organiquement le prolétariat avec le capital[24], dissolvant ainsi définitivement l’espoir de voir surgir le prolétariat comme sujet historique. Les pratiques d’investissement des fonds de pensions, qui reposent sur le slogan « L’argent travaille pour vous », participent ainsi à la constitution d’un imaginaire social lié à l’argent et au travail. Le travail dans sa dimension concrète de production de richesse matérielle est ainsi dévalué et « sans qualité[25] » ; c’est l’argent qui devient la véritable force de travail. Travailler se réduit à « occuper une place », dont les fonctions principales consistent à « gérer » des informations financières, comptables, médiatiques, ou encore des ressources humaines, naturelles, matérielles, etc. En somme, le sujet du capitalisme globalisé et financiarisé est un manager au service de la reproduction de la valeur. Dans ce régime de « démocratie actionnariale », la bourse devient le lieu central de socialisation. La « démocratisation » de l’univers financier consiste plutôt en une forme de domination abstraite semblable à la cage de fer wébérienne, transformée en cage virtuelle dont les barreaux sont invisibilisés et dans laquelle les détenus « font leur temps » ; un temps futurisé qui vise ultimement à pouvoir « s’épargner[26] ».
POUR UNE DÉVALORISATION DU TRAVAIL ET UNE RE-VALORISATION DE LA RICHESSE AU DÉTRIMENT DE LA VALEUR
L’imaginaire de la dévaluation du travail dans le capitalisme avancé n’est pas exempt de contradictions. Il expose la contradiction fondamentale de cette forme sociale : avec les avancées technologiques, le travail concret – qui produit la richesse matérielle – nécessite de moins en moins de recourir au travail humain. Dans le même temps, le capitalisme – en tant que relation sociale médiée par une forme abstraite de richesse qui doit s’accumuler sans fin – continue de se valoriser en mobilisant l’activité sociale pour se reproduire.
Cette contradiction entre le travail producteur de richesse matérielle et le travail en tant que médiation sociale destinée à la création de la valeur, révèle le caractère fondamentalement barbare du capitalisme à l’époque contemporaine. Le capitalisme devient de plus en plus la source de pathologies et de désordres dont les effets délétères sont non seulement destructeurs de l’environnement, mais risquent potentiellement d’altérer la psyché humaine[27]. Le mode de subjectivation du capitalisme avancé repose sur une série d’injonctions paradoxales qui consistent à demander une chose et son contraire en même temps : « Sois spontané, fluide et polyvalent, et implique-toi comme s’il s’agissait de ton activité propre[28]. » De ces injonctions paradoxales résulte un fractionnement de la subjectivité et une violence psychologique dont les effets sont peu étudiés par les psychologues trop occupés à responsabiliser individuellement les subjectivités flexibilisées.
Le nouveau capitalisme se légitime par une subjectivité fluide – compatible aux flux financiers – qui est valorisée autant par les techno-fétichistes que par la gauche postmoderniste d’inspiration deleuzienne (qui ne font souvent qu’un). Toutefois, dans le contexte de la crise financière actuelle, les fondations de ce capitalisme flexible apparaissent aussi molles que les sujets qui assurent sa reproduction. La crise économique mondiale révèle la nature proprement indéterminée et contingente des imaginaires sur lesquels se fondent les institutions économiques, ou en d’autres termes, elle dévoile leur caractère intrinsèquement politique. Puisqu’il n’y a que le premier pas qui coûte, le contexte actuel est l’occasion concrète de re-politiser l’économie après plus de 20 années de régime néolibéral qui s’est d’ailleurs nourri de la fin de l’histoire. La crise rend possible l’élaboration d’une critique radicale du capitalisme qui aille au-delà de sa simple refondation sous la forme d’un keynésianisme châtré, principalement parce que l’ensemble des idéaux libéraux constitutifs du capitalisme a été fortement ébranlé[29].
Dans la mesure où la droite instrumentalise de manière désormais banale les idéaux émancipatoires, il est temps que la gauche récupère ceux de la droite. Ainsi, à l’instar du « camarade » Dubuc, il est possible d’imaginer les fondations d’une société post-capitaliste qui reposerait sur l’éloge de la richesse, au sens aristotélicien du terme. En somme, une société fondée sur autre chose que le travail. L’abolition de la forme prédominante du travail, celui qui vise à produire une forme automédiatisante de richesse (la valeur) et la domination dépersonnalisée qui en découle, n’est pas chose impossible. L’erreur consiste toutefois à reproduire une fois de plus la critique personnalisante du pouvoir qui attribue tous les maux de la planète à un complot orchestré par une entité clairement identifiable (« C’est la faute de George Bush et vive Barack Obama… »), ou encore, la critique romantique du capitalisme telle qu’étayée par le marxisme anarchisant qui envisage un monde réticulé et sans médiation[30]. Une critique radicale du capitalisme doit reconnaître le fait qu’aucune société ne peut se passer d’institutions politiques et économiques. En somme, elle doit viser à dé-réifier les rapports sociaux afin de renverser l’idée déterministe selon laquelle les institutions économiques et politiques possèdent une « forme inéluctable ».
Maxime Ouellet*
NOTES
[1] Je tiens à remercier Amélie Descheneau-Guay qui a clarifié certains éléments obscurs de ma prose grâce à son excellent travail de révision.
* Maxime Ouellet est doctorant et chargé de cours en études politiques à l’Université d’Ottawa. Il termine actuellement sa thèse doctorale qui porte sur la transformation des imaginaires économiques liés à la société globale de l’information.
[2] Propos recueillis par Éric Aeschmann, dans « Nous allons devoir redevenir utopiques », Libération, samedi 16 févr. 2008.
[3] « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p. 19.
[4] Cf. Alain Dubuc, Éloge de la richesse, Québec, Voix parallèles, 2006.
[5] Alain Dubuc, « Il faut briser le tabou du déficit », La Presse, vendredi 10 oct. 2008, p. A3.
[6] Cette vision déformée du keynésianisme, dominante dans la période fordiste-keynésienne (1945-1973), ne tient pas compte du fait que Keynes a élaboré une critique somme toute radicale du capitalisme du laisser-faire. Sa pensée contient des éléments critiques qui se rapprochent de Marx, notamment une aversion commune envers l’accumulation sans fin de richesses. Keynes s’inspire également de Freud, qui voyait dans l’amour de l’argent une forme de pathologie morbide, et dans la propension à l’épargne l’un des résultats les plus directs de la sublimation de l’érotisme anal. Cette influence freudienne amène Keynes à défendre « l’euthanasie du rentier » de même que la socialisation de l’investissement. À ce sujet, voir le livre de Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2005.
[7] Cf. Adolf Berle, The American Economic Republic, New York, Harcourt, Brace & World, 1963.
[8] Cf. Frédéric Lordon, Fonds de pension, piège à cons ? Mirage de la démocratie actionnariale, Paris, Raisons d’agir, 2000.
[9] Cf. Moïshe Postone, Time, labor, and social domination: A reinterpretation of Marx’s critical theory (New York, Cambridge University Press, 1993) et Tran Hai Hac, Relire le Capital : Marx, critique de l’économie politique et objet de la critique de l’économie politique, (Lausanne, Éditions Page Deux, 2003).
[10] Karl Marx, Théories sur la plus value, p. 589, cité par Tran Hai Hac, op. cit., p. 12.
[11] Cf. Aristote, Les Politiques, Paris, Flammarion, 1993, pp. 110-133.
[12] Karl Marx, Le Capital, Paris, Flammarion, 1985 [1867], p. 68). Suivant cette lecture, le capitalisme doit être compris non pas à travers la dichotomie base-superstructure, mais plutôt comme une totalité à la fois symbolique et matérielle.
[13] Cf. Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Gallimard, 1976 [1776] ; David Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, Paris, Flammarion, 1977 [1817].
[14] Au contraire des économistes classiques, Marx distingue la valeur d’usage et la valeur, et non la valeur d’échange. Selon Marx, la valeur est la substance sociale du capital. Produite par le travail abstrait, elle est de par sa nature même impossible à mesurer puisque seuls les divers travaux privés concrets sont mesurables. La valeur d’échange des économistes classiques ne reflète que la grandeur de la valeur, qui se mesure sous la forme de prix, lesquels correspondent à un ensemble de facteurs qui ne relèvent pas uniquement du temps de travail : l’innovation technologique, les coûts de transport, la position géographique d’une entreprise, la concurrence, etc.
[15] Cf. Moïshe Postone, Marx est-il devenu muet face à la mondialisation ?, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2003, p. 36.
[16] Friedrich Von Hayek, « The use of knowledge in societies », American Economic Review, vol. xxxv, no 4, sept. 1945, pp. 519-530.
[17] À ce sujet, voir : Jean-Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 ; Richard Barbrook et Angus Cameroon, « The Californian Ideology », Science as Culture, vol. 26, no 1, 1996, p. 44-72 ; Jodi Dean, Publicity’s secret: How technoculture capitalizes on democracy, Ithaca, Cornell University Press, 2002 ; Thomas Frank, One market under God: Extreme capitalism, market populism and the end of economic democracy, London, Secker & Warburg, 2001.
[18] Cf. Friedrich Von Hayek, La route de la servitude, Paris, Quadrige/puf, 1985.
[19] L’esprit du capitalisme est une idéologie qui justifie l’engagement des gens dans le capitalisme et qui rend ces engagements attrayants, en dépit du fait que le capitalisme constitue un système absurde qui oblige la subordination des travailleurs et enchaîne les capitalistes eux-mêmes dans un processus d’accumulation sans fin. Boltanski et Chiapello, op. cit, p. 41.
[20] L’étude de Mathieu Laberge de l’Institut économique de Montréal en est une illustration fort évocatrice : « Existe-t-il un marché pour les relations amoureuses », Notes économiques, Hors série, Institut économique de Montréal, févr. 2008.
[21] Le gourou du management et producteur de réel Tom Peters soutient dans son best-seller The Brand Called You : « Big Companies understand the importance of brands. Today, in the Age of individuals, you have to be your own brand. Here’s what it takes to be ceo of Me Inc. ». Tom Peters, « The Brand Called You », Fast Company, no 10, 1997, p. 83.
[22] Henri Lefebvre, Position contre les technocrates, Paris, Éditions Gonthier, 1967, p. 217.
[23] Cf. Peter Drucker, The Unseen Revolution: How Pension Fund Socialism Came to America, New York, Harper & Row, 1979.
[24] Dans le livre iii du Capital, Marx précise que le crédit contribue à la transformation de la propriété privée des moyens de production en société par action. Ce nouveau rapport de propriété dissout l’antagonisme entre le capital et le travail, les ouvriers devenant eux-mêmes des capitalistes. Cette rupture implique tout de même une continuité dans les médiations sociales propres au capitalisme : « La propriété étant représentée par des actions, son mouvement et sa transmission se font par des opérations de bourse, dans lesquelles les goujons sont avalés par des brochets et les moutons dévorés par les loups. Bien qu’elle soit déjà en opposition avec l’ancienne forme, où les moyens de production sociale se présentent comme individuels, la valeur en bourse, l’action ne sort pas du cadre de la production capitaliste, car elle ne fait que représenter sous un autre aspect l’opposition entre les deux caractères de la richesse, propriété sociale d’une part, propriété privée de l’autre ». Karl Marx, Le Capital : Critique de l’économie politique. Livre troisième. Tome i, 1901 [1867], p. 492-493.
[25] Richard Sennet, Le travail sans qualités : les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel, 2000.
[26] Une publicité de la Banque Nationale illustre de manière évocatrice la réification et la domination des individus par le temps dans le régime d’accumulation financiarisé. La publicité se présente en deux volets. Dans le premier, on peut y lire : « Mon argent travaille » alors que dans le second, le slogan indique : « Épargnez-vous ».
[27] Cf. Axel Honneth, La société du mépris, Paris, Gallimard, 2006.
[28] G. Gazier, cité par Carlo Vercelone, « Sens et enjeux de la transition vers le capitalisme cognitif : une mise en perspective historique », Séminaire Samidzat, 26 août 2005.
[29] Le marché et le régime de la libre-entreprise soutenus par l’entrepreneur créatif de type schumpétérien ont été remplacés par la figure de la corporation financiarisée depuis longtemps. Dans ce contexte de capitalisme oligopolistique, la corporation agit comme un substitut imparfait à la planification de type socialiste. Comme l’a démontré Veblen, ces corporations produisent de la valeur et accumulent du capital en parasitant l’ensemble de l’activité sociale par la création de barrières fictives à la production de richesses matérielles (sous la forme de droits de propriété intellectuelle notamment). Thorstein Veblen, Les ingénieurs et le capitalisme, Paris, Gordon & Breach, 1971.
[30] Sans nommer de noms, Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils éditeur, 2000.