On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal.
J.-J. Rousseau, Du contrat social, II, 4.
Depuis trop longtemps j’entends dire : « Si Loto-Québec n’existait pas, c’est la mafia qui exploiterait la misère. » Hélas, comme beaucoup de sophismes, cet argument que nous ressassent les défenseurs de notre société d’État se révèle aussi court qu’efficace. D’où tient-il son efficacité ? Sans doute de cette inclination à la paresse intellectuelle qui porte les hommes à tenir pour évident ce qui se donne pour tel. Sauf que les évidences se donnent rarement d’elles-mêmes, l’évidence étant le plus souvent un construit qui ne s’avoue pas et qui s’avance masqué. Ainsi l’histoire humaine abonde-t-elle en fausses évidences. Que l’on pense à ce que l’on pensait naguère, et à ce que d’aucuns continuent de penser, des Noirs, des Juifs, des Arabes, des homosexuels, des femmes, etc. S’il est aujourd’hui comme hier une utilité publique de la philosophie, c’est bien en ce qu’elle convie tout un chacun à remettre en question ses idées toutes faites, à s’interroger sur l’origine et la portée de ses certitudes.
De ce point de vue, je ne connais guère de philosophe plus « utile » que Jean-Jacques Rousseau. Oh, je sais, Rousseau n’a pas, n’a jamais eu très bonne réputation, sinon auprès des Jacobins les plus tranchants, ceux qui se réclamaient de son Contrat social pour guillotiner à tour de bras. Reste que le citoyen de Genève a toujours su trouver ses admirateurs, voire ses défenseurs. Au seuil du brillant petit essai qu’il lui a consacré[1], Tzvetan Todorov avoue avoir longtemps éprouvé une réticence devant la pensée de Rousseau, jusqu’à ce qu’il comprenne que ce qu’il avait d’abord pris pour de l’extrémisme cachait en réalité la puissance et la force de cette pensée. « Une fois cette découverte faite, écrit Todorov, les barrières sont tombées ; non que je lui donne en tout raison ; mais je profite de sa force pour essayer de penser à mon tour. » Je voudrais moi aussi profiter de la force de Rousseau pour essayer de penser, en l’occurrence l’enjeu social et politique que recèle l’étatisation des jeux de hasard et d’argent, ainsi qu’on les appelle euphémiquement.
UN JEU DE DUPES RÉGI PAR L’ÉTAT
Mais revenons d’abord à l’argument selon lequel « si Loto-Québec n’existait pas, c’est la mafia qui exploiterait la misère ». Comme si depuis que Loto-Québec existe, la mafia n’exploitait plus la misère. Et comme si, surtout, il était normal et légitime que l’État exploite la misère, et non seulement l’exploite, mais l’étende, la propage et l’avalise. Car c’est bien ce qui se produit de fait, quoique subrepticement, depuis que, par une modification apportée au Code criminel canadien en 1969, l’État, cédant lui-même à l’appât du gain facile et rapide, s’est fait le complice hypocrite du crime organisé, une sorte de parrain au-dessus de tout soupçon régnant sur un empire de casinos, de salles de bingo et de revendeurs de billets de loto. Oui, c’est bien – n’en déplaise aux chercheurs commandités par Loto-Québec – l’accessibilité croissante aux jeux de hasard et d’argent qui constitue la principale cause du développement exponentiel que le jeu pathologique a connu ces dernières années au Québec. Or, qui est responsable de cette accessibilité et des problèmes psychosociaux qu’elle génère, sinon l’État québécois par le biais de sa tentaculaire créature ? Ne soyons pas dupes du discours racoleur que Loto-Québec nous assène à coups de millions de dollars. Légaliser les jeux de hasard et d’argent et les soumettre à la gestion de l’État, cette opération est tout sauf une entreprise innocente. Combien de Québécois fréquentaient les maisons de jeux avant la création des casinos, ces tripots légalisés ? Et combien de joueurs compulsifs avant que l’État n’entreprenne d’inonder le territoire québécois d’appareils de loterie vidéo, transformant comme par magie ce qui était hier un jeu interdit par la loi, voire un vice dangereux, en divertissement comme les autres ? « 80 % des joueurs de notre établissement ne jouaient pas auparavant. Ils se sont découvert un nouveau passe-temps », avouait candidement le directeur d’un nouveau casino[2]. Bien drôle de passe-temps que celui qui conduit chaque année des milliers de gens à la dépression, au suicide, au divorce, à la faillite financière ou encore à la criminalité.
De cette misère-là, Loto-Québec se lave évidemment les mains. À ceux qui, par exemple, lui intentent une poursuite en recours collectif[3] pour n’avoir pas tenu compte des dangers de dépendance inhérents à l’usage des appareils de loterie vidéo, Loto-Québec réplique, par la voix de ses avocats, qu’il n’existe aucun lien scientifiquement avéré entre l’utilisation de tels appareils et le jeu compulsif. Et d’ailleurs, qu’importe ce lien, diront les plus pragmatiques ou les plus cyniques, dès lors que toute cette misère se trouve largement compensée par les bienfaits qui découlent de l’étatisation du jeu, la finalité alléguée de celle-ci étant, comme on le sait, de financer les services publics. Il est vrai que notre société d’État a versé 1,6 milliards de dollars dans les coffres du gouvernement québécois en 2006-2007. Le hic, c’est qu’on estime à plus de 2,5 milliards de dollars par année les coûts sociaux du jeu compulsif. Ce qui justifie de s’interroger sur la pertinence strictement économique de l’étatisation des jeux de hasard et d’argent.
ROUSSEAU JUGE DE LOTO-QUÉBEC
Ces critiques, aussi convaincantes soient-elles, n’atteignent cependant pas le cœur du problème ; et je m’étonne que les détracteurs de Loto-Québec s’en satisfassent la plupart du temps, en exhortant notre société d’État à bien vouloir pratiquer une gestion plus responsable, plus « éthique » des jeux de hasard. Mais faut-il leur reprocher de n’avoir jamais lu le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ?
L’inégalité : elle hante littéralement l’esprit de Rousseau, lui qui a commencé par la subir dans sa vie même. Aussi il y a fort à parier (au sens figuré…) que c’est sa figure honnie que celui-ci reconnaîtrait sous le masque trompeur du divertissement que revêt le jeu d’argent étatisé. Devant lui, dirait-il en substance, les hommes sont inégalement vulnérables parce que socialement inégaux, ce qui le condamnerait sans appel. Non que Rousseau, comme on a pu lui en faire grief, réclame l’absolue égalité des citoyens ; toutefois, comme il cherche à établir les fondements légitimes de toute société, la disproportion qui existe entre l’inégalité naturelle et l’inégalité sociale ne peut lui apparaître que comme un scandale public. Il ne conteste pas que certaines inégalités – par exemple celles qui sont dues à la maladie ou aux accidents – aient leur source dans la « nature » ; mais, à ses yeux, ces inégalités naturelles pèsent bien moins lourd sur le destin des hommes que ce qu’il appelle « l’inégalité d’institution ». Or, n’est-ce pas précisément celle-ci que Loto-Québec cherche à dissimuler, notamment à travers la notion de jeu responsable, qui fait porter au joueur dit pathologique toute la responsabilité de sa « maladie » ? L’enjeu collectif, sociopolitique, du jeu étatisé se voit de la sorte réduit à un problème d’ordre personnel justiciable d’un traitement thérapeutique approprié – pour lequel, avec un peu de chance, le « malade » pourra bénéficier du programme d’aide aux joueurs pathologiques. Autrement dit, l’État croupier, ou néolibéral, parvient, insidieusement, à faire croire qu’il existe des individus naturellement plus vulnérables que d’autres devant les jeux de hasard et d’argent, alors que cette vulnérabilité s’explique, par-dessus tout, par une inégale répartition du pouvoir et du savoir au sein de la société, comme l’a du reste bien illustré le téléfilm sur les Lavigueur.
Certes, ce processus (idéologique) de naturalisation de la misère sociale n’est pas nouveau dans l’histoire. Mais ce que Rousseau appréhende, avec une incomparable clairvoyance, c’est l’incapacité où nous serions à la limite, dans une société libérale qui se suffit à elle-même, où l’État n’a en principe d’autre rôle que de garantir la coexistence pacifique d’individus réputés libres et égaux, et conçus (notamment par Hobbes, le père du libéralisme) comme autant de forces en concurrence les unes avec les autres, l’incapacité où donc nous serions de reconnaître et, par conséquent, de dénoncer et de combattre cette misère sociale. Pierre Manent[4] a raison de voir en Rousseau « le plus profond critique du libéralisme », malgré l’anachronisme apparent d’une telle formule appliquée à un penseur dont le grand mérite, et le grand malheur, fut de comprendre avant tout le monde le vice intrinsèque d’un régime politique fondé sur la distinction entre la société civile et l’État. En refusant de dissocier la question sociale de la question politique et juridique, Rousseau rejette du même coup le principe de la croyance dans l’autorégulation des rapports socioéconomiques et son corollaire voulant que l’État ne soit que l’instrument de la société et des forces qui y sont à l’œuvre. Défendait-il, avant la lettre, une conception interventionniste de l’État ? Sans doute, à cette différence près toutefois que l’État interventionniste de Rousseau n’est pas un État-providence, « dispensateur de la félicité », celui que les encyclopédistes appelaient déjà de leurs vœux. Le bonheur des hommes – celui, aussi matériel qu’artificiel, que nous fait miroiter Loto-Québec – lui importe finalement assez peu, en tout cas bien moins que leur égalité morale et leur commune dignité, sur lesquelles les inégalités sociales et culturelles font peser une menace constante. Aussi le rôle de l’État, dans un esprit rousseauiste, consiste-t-il à rétablir sans cesse l’équilibre afin d’empêcher que de plus en plus de citoyens ne soient condamnés à la dépendance ou à l’exclusion. Comment ? En éduquant. La tâche essentielle qui incombe à l’État selon Rousseau, c’est d’être un éducateur, c’est de créer des êtres autonomes et libres, qui ne soient soumis ni à la volonté particulière de quelques-uns ni à la volonté de tous, mais à cette « volonté générale » dont le sens fut si mal compris et qui n’est autre – comme Kant, lui, l’avait fort bien vu – que la loi morale qui veille ou sommeille en chacun de nous. « Cette tâche éthique que Rousseau prescrit à la politique et cet impératif moral auquel il la subordonne, voilà, remarquait le néo-kantien Ernst Cassirer, en quoi consiste son action proprement révolutionnaire, et qui le singularise au sein de son siècle[5]. » Et j’ajouterais au sein du nôtre.
Que dire de plus pour conclure cette brève réflexion, sinon que Rousseau aurait jugé pour le moins sévèrement un État qui exploite sans scrupule la misère humaine au lieu de s’employer, par des lois appropriées, à l’éradiquer. Cet État, le nôtre, Rousseau nous eût-il encouragé à le détruire pour le remplacer par celui dont il a esquissé le plan dans son Contrat social ? J’en doute. Peut-être parce qu’il était, plus encore que Platon, conscient de l’inapplicabilité de son modèle politique, l’auteur du Contrat social, dont la pensée inspira tant les faiseurs de révolutions, s’est toujours gardé d’intervenir directement sur le terrain politique. Cela dit, et aussi utopique qu’elle soit, cette pensée demeure, pour peu qu’on se donne la peine de la comprendre, d’une fascinante actualité. Insistant sur l’importance que revêt la dénonciation du riche chez Rousseau, Manent souligne à juste titre que « le riche n’est pas pour lui une catégorie économique », mais qu’il « résume une société fondée sur la comparaison, c’est-à-dire sur le point de vue de l’inégalité entre des hommes qui ne se gouvernent plus »[6].
La comparaison entre des hommes qui ne se gouvernent plus : n’est-ce pas au fond ce que révèle et cache à la fois la place inquiétante qu’ont prise les jeux de hasard et d’argent dans nos sociétés ? Henri de Saint-Simon, un quasi contemporain de Rousseau, avait prédit qu’un jour l’administration des choses remplacerait le gouvernement des hommes. Sa prophétie est en train de se réaliser sous nos yeux mais au détriment de la première et plus haute exigence démocratique, celle de se gouverner soi-même, individuellement et collectivement. Qui prétend que les hommes seraient plus libres quand ils ne se gouvernent plus ?
Serge Cantin*
NOTES
* Serge Cantin est professeur au Département de philosophie de l’uqtr, chercheur au Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIÉQ) et titulaire, en 2008-2009, de la Chaire d’études du Québec contemporain à la Sorbonne Nouvelle – Paris III. Outre de nombreux articles, il est l’auteur de quatre ouvrages : Le philosophe et le déni du politique. Marx, Henry, Platon (PUL, 1992 ; prix Raymond-Klibansky 1993); Ce pays comme un enfant (L’Hexagone, 1997); Fernand Dumont : Un témoin de l’homme (L’Hexagone, 2000); Nous voilà rendus au sol. Essais sur le désenchantement du monde (Bellarmin, 2003). Il a également codirigé deux ouvrages collectifs : Nos vérités sont-elles pertinentes ? L’œuvre de Fernand Dumont en perspective (PUL, 2009) et L’Autre de la technique (PUL et L’Harmattan, 2000).
[1] Tzvetan Todorov, Frêle bonheur. Essai sur Rousseau, Paris, Hachette, 1985.
[2] Cf.
[3] Dont la cause a été entendue l’automne dernier en Cour supérieure. Cf.
[4] Cf. Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme. Dix leçons, Paris, Calmann-Lévy, 1994.
[5] Ernst Cassirer, Le problème Jean-Jacques Rousseau, Paris, Hachette, 2006.
[6] Cf. P. Manent, op. cit.