Londres, 2002. Il est relativement tôt dans la journée, mais ils sont tout de même plusieurs à fêter la victoire de l’Angleterre sur l’Argentine, éternelle rivale, lors de ce premier tour du Mondial. Ça hurle, ça klaxonne, ça boit… jusqu’ici, pas grand-chose d’anormal. Quand on connaît la frénésie des Anglais pour le foot et leurs bonnes vieilles habitudes matinales – « deux œufs pochés et une Carling, plize » – la scène ne surprend guère. Pas étonnant, non plus, de ne voir aucun Union Jack malgré les nombreux drapeaux qui inondent les rues. Le véritable étendard du pays, c’est la croix de Saint-Georges et c’est lui que l’on brandit aujourd’hui. Celui-là ne flotte que sur les édifices gouvernementaux ou durant les visites de la Reine ; celui-ci célèbre la fierté populaire. Il a même incarné l’Angleterre xénophobe au cours des dernières décennies. Le voici maintenant tout aussi nationaliste mais en moins ratonneur. Tant mieux.
Une seule chose de ce tableau retient mon attention. Tout près, un quidam se montre encore plus enthousiaste que l’ensemble de la foule pourtant déchaînée. Il s’exclame davantage, scande les chants avec plus d’emphase et agite vigoureusement le dit drapeau arraché naguère des griffes du bnp. Sauf que lui, ça se voit et s’entend, est d’origine antillaise. Ce qu’il me confirmera plus tard : débarqué à Notting Hill depuis environ dix ans. Qu’un immigrant participe aux réjouissances, c’est bien normal ; mais qu’il le fasse avec plus d’entrain encore que tous les autres révèle une intention bien précise : pas seulement s’intégrer, mais convaincre. Convaincre qu’il est plus Anglais que le premier – ou le dernier – des Anglais, quitte à crier plus fort qu’eux, quitte à se saisir du symbole tout récemment utilisé par une bande de racistes notoires qui souhaiteraient fort probablement le déporter. C’est dire, je pense, à quel point le souhait de compter parmi une communauté est souvent très puissant.
À bien y penser, j’avais déjà observé le phénomène. Au Canada, bien sûr, les manifestations nationales où l’on exhibe son patriotisme sont nombreuses. La stratégie du fédéralisme cosmétique a laissé sa marque de rouge sur le visage du pays, notamment aux lèvres d’un Québec plus médusé que séduit. Partout ailleurs, le drapeau est tatoué sur le cœur comme sur la fesse et tricoté dans la fabrique sociale comme sur les sacs à dos. On pourrait comprendre l’empressement des anglophones à vouloir se distinguer des Américains même si, dans cette fierté exubérante et parfois ostentatoire, ils leur ressemblent de plus en plus. Les nouveaux arrivants aussi arborent la feuille d’érable ad mare usque ad nauseam. Et puis, pourquoi pas ? Autant de façons d’embrasser sa terre d’accueil. Mais pour ce qui est de s’embraser pour ce pays personne ne brûle de se faire reconnaître Canadian comme le Franco-Ontarien. Lui aussi veut convaincre, jusqu’à porter le symbole d’un État qui a laissé pendre Louis Riel, fermé les yeux au Règlement 17 et passé l’affaire Montfort sous silence. Pas de ressentiment ici, je ne fais qu’observer un ardent désir d’inclusion : plus que quiconque, le Franco-Ontarien cherche à démontrer la sincérité de son appartenance au Canada. L’épinglette au collet, le drapeau au pare-choc, l’hymne national en classe et le Québec-bashing soutenu en sont autant d’autodafés.
Pourquoi ? Comment expliquer ce comportement ? Parce qu’au fond, le Franco-Ontarien est un immigrant, et comme tout immigrant, il a bien compris qu’il doit s’intégrer à un nouveau pays ; il est donc normal qu’il cherche à en faire la preuve. Contrairement à l’Antillais de l’anecdote, cependant, celui-ci est confronté à un obstacle additionnel : il est, dans la grande majorité des cas, d’origine québécoise. Comme le raconte sa langue, d’ailleurs ; cette même langue qui a, au fil des dernières décennies, réclamé une réforme constitutionnelle, un espace culturel et une souveraineté politique. Ainsi, dans tout ce qu’elle exprime, cette langue est une menace pour le Canada, la souche du mal qu’il faut extirper. Pour assurer son intégration, donc, il ne s’agit plus seulement pour le Franco-Ontarien d’ancrer sa nouvelle identité, mais d’en délester une autre qui le retient, qui le gêne même ; non pas seulement s’enraciner ici, mais se déraciner d’ailleurs. Il affiche donc son identité pour en masquer une autre. Disons-le autrement. Il faut couvrir le membre fleurdelysé exposé. L’unifolié sera la feuille de figue dont s’affuble le Franco-Ontarien pour voiler sa honte aux yeux du Canada.
Il rappelle un peu ces Chicanos qui fuit à la fois leur pays et leur origine, comme en témoignent leurs noms qui s’anglicisent. No cabrón ! Not Antonio : Tony. Tony Montana. Même conversion par chez-nous, en tout aussi élégant. Voyons, s’il vous plaît ! Not Donald : Don. Don Boudria. Ce deuxième baptême consacre une nouvelle identité : on ne se dit plus Franco, Franco-Ontarien, Ontarois ou Canadien français, on ne se dit même plus francophone. On se dit bilingue. Le voilà, son nouveau nom ! Une compétence linguistique que le Canada est parvenu à ériger en identité et qui n’existe que dans l’imaginaire collectif des minorités francophones hors-Québec et des éditorialistes de La Presse. C’est sans surprise que le Franco-Ontarien en sera le plus farouche défenseur car en bout de ligne, et paradoxalement, c’est une identité muette qui ne révèle rien de l’individu en question sinon qu’il maîtrise deux idiomes. Mais si se dire bilingue c’est ne rien dire, c’est quand même trahir l’intention profonde de ce dernier : taire le Québécois en lui sans pour autant se trancher la langue. D’un coup, ce serait trop douloureux… Le bilinguisme est le seuil de l’assimilation qu’il adoucit.
On me dira qu’il y a encore des héros qui restent debout. Je leur réponds : Exactement ! Des héros ! Il n’y a qu’eux pour survivre. Attention ! Le combat qu’ils mènent n’est pas futile. Au contraire, il manifeste un dernier élan d’honneur et de dignité. Et puis il permet également à ceux qui suivent de mieux s’adapter à la nouvelle culture, au nouveau pays, en se retrouvant, ne serait-ce qu’une génération, parmi les leurs. Leur lutte est courageuse, on n’a pas à en douter, mais elle s’amorce à partir d’une fausse prémisse : ce pays est le nôtre. Et puis des héros, ça s’épuise, ça fléchit. En Ontario français, ils vieillissent drôlement rapidement. Nous étions des milliers de Francos réunis au Centre civique à Ottawa pour se porter à la défense de l’hôpital Montfort, dans un geste de solidarité inédit. Le clivage était consternant : d’un côté c’était la vieillesse et de l’autre la jeunesse. Des héros, Dieu trompait l’espérance, comme disait l’autre ! Car si les uns s’essoufflaient à défendre un espace où ils pourraient s’effacer en douceur et en français, les autres agitaient leurs drapeaux du bout des bras pendant que du bout des lèvres ils parlaient anglais. Ce n’était pas sans me rappeler ces films de mafiosi new-yorkais à la Scorsese : les aînés n’échangent qu’en italien, leurs enfants baragouinent quelques formules de circonstances et les petits-enfants n’en parlent plus un mot. L’immigrant résiste, mais finit bien par s’assimiler. L’exemple serait moins difficile à relater si je n’en avais pas moi-même été témoin au sein de ma propre famille, pourtant jadis militante.
Cette relève étudie maintenant dans nos universités, à Sudbury, Glendon ou Ottawa. À lire leurs travaux, on comprend mieux à quel point l’intégration à l’anglais, pour ainsi dire, est réussie. Ils ont complètement désappris leur langue, ou en tout cas, celle de leurs parents. La syntaxe, la grammaire, la construction des phrases, tout respire l’anglais justement parce qu’on ne vit plus en français. Oserai-je le dire ? Je trouve parfois (souvent) que les travaux de mes étudiants d’immersion sont de meilleure qualité que ceux dont le français est la langue maternelle. À mon avis, c’est justement parce que les uns reconnaissent ne pas maîtriser la langue et s’engagent à l’apprendre à partir de ses fondements, tandis que les autres, les Franco-Ontariens notamment, entretiennent toujours la conviction que le français est leur langue maternelle alors qu’ils y sont désormais étrangers. Existe-t-il un terme en sociologie ou en linguistique pour définir une telle situation ? Je dirais que si le latin est une langue morte et l’américain une langue vivante, le français, pour le jeune francophone de l’Ontario, est une langue aliénée.
On me dira encore qu’il y a la loi sur les services en français, des écoles secondaires francophones à travers la province, etc. C’est vrai. Il faudra bien admettre que jamais dans leur histoire les Franco-Ontariens n’auront été aussi bien structurés et encadrés en tant que communauté. Tout de même, je m’interroge : Un Romain s’étonnera-t-il qu’on lui parle italien au bureau de poste ? Un Londonien sera-t-il surpris que son A-Level lui soit enseigné en anglais ? Les réussites franco-ontariennes sont remarquables, c’est clair, mais elles le sont précisément parce qu’elles ont surmonté une série d’obstacles qui auraient voulu les étouffer. Elles n’ont pas été réalisées grâce à l’Ontario, mais en dépit de lui, malgré un sillon politique creusé au fil de son histoire et qui trace la voie à l’assimilation. Dans cette province, ce qui devrait être un droit est en fait un privilège et ce qui devrait aller de soi devient exceptionnel. Tous les Pratte et Gagnon qui voudraient ressusciter le dialogue avec le roc pour revitaliser le fédéralisme Canadian ont bien mal identifié leur interlocuteur…
Encore une fois, pas question ici d’accuser le « méchant » Anglo, cruel pourfendeur de pauvres Canadiens français. Il n’y a pas d’Orangiste qui se lève le matin avec l’intention ferme d’écraser les francophones afin de réclamer son territoire. Pas nécessaire, car l’identité anglaise de cette province ne fait plus de doute. Ce que je soutiens, au fait, c’est que les francophones qui se sont établis et qui continuent d’immigrer ici le comprennent très bien et l’assument, du moins dans la très grande majorité des cas. Au fond, quand on part du Québec pour déménager en Ontario, on est bien conscient d’avoir choisi un ailleurs, un ailleurs que le Franco-Ontarien célèbre comme le pays de la diversité au moment même où il s’assimile. Pas plus tard que le mois dernier, un ami âgé du Nord ontarien me confirmait que, n’eût été de l’Église catholique, ses parents – unilingues français de l’Abitibi – l’auraient inscrit à l’école anglaise. Je soupçonne fortement qu’ils ne soient pas les seuls. Évidemment, il y a Prescott-Russell, l’Est ontarien coincé entre Rockland et Hawkesbury, et qui résiste encore et toujours. Sauf que ce comté se distingue en ceci qu’il est un projet de colonisation canadien-français. Nous avons affaire ici à un effort concerté de peuplement français. Ce n’est donc plus l’émigrant à la recherche d’un boulot et attiré par la promesse de l’Ontario industriel ou moins taxé, mais un pionnier qui veut reproduire ici ce qu’il était là-bas. N’empêche, même là, la résistance s’effrite ; même là, on a l’impression que le Franco finira muséifié. On lui réservera alors une belle section au Musée des civilisations, juste à côté de ces valeureux Ukrainiens qui ont traversé le pays pour s’installer au Manitoba. Sous son godendard et les sabots de sa charmante épouse, on lira l’inscription (ou l’oraison) suivante : Hommage au courageux défricheur de la terre qui nous a charmé par son accent et ses chansons et qui a contribué à façonner cette belle et grande mosaïque canadienne. Ému, un scénariste d’Ottawa dont le grand-père baragouinait le français portera la scène au cinéma, dans un film qui pognera au Canada… s’il pogne d’abord aux États-Unis.
Que reste-t-il à faire ? Se battre, bien sûr, jusqu’à notre dernier souffle. Mais peut-être aussi s’assurer de bien identifier ses alliés. Une diaspora ne survit jamais longtemps si elle se prive du lien vital qui l’unit à la mère patrie. Disons-le franchement : il faut retourner à ses racines québécoises, condition de l’épanouissement de la communauté francophone de l’Ontario. Ce qui veut dire écouter sa musique, lire ses livres, fréquenter ses universités, bref, se nourrir de sa culture pour reprendre le poids identitaire que nous avons perdu. Il faut aussi reconnaître que la lutte n’est jamais aussi bien menée que sur son propre terrain. La véritable indépendance politique, disait Alain Badiou, c’est de choisir et construire ses propres lieux. L’effort à Sudbury, Timmins, Penetanguishene ou Cornwall en vaut-il toujours la peine ? Pourquoi ne pas concentrer ses forces là où la communauté choisit de continuer à vivre en français – Casselman, Embrun, Hearst, par exemple ? Pourquoi ne pas dynamiser cette volonté plutôt que de financer l’autre agonie ? Il faut repenser la stratégie de la feuille d’érable. À force d’agiter le drapeau écarlate devant nos yeux, on a perdu de vue les conditions de notre survie.
Joël Madore*
NOTES
* Joël Madore est professeur de philosophie au Collège dominicain (Ottawa).