Un Québec si lointain s’ouvre sur la promesse de l’explicitation d’un détachement, d’un désamour vis-à-vis du Québec. Mais au terme de son parcours, en épilogue, Richard Dubois se relit et se corrige, parlant plus volontiers d’un « recadrage » que d’un désamour. Parce qu’en effet, le Québécois que je suis, compagnon d’exil de l’auteur, retrouve davantage dans Un Québec si lointain une déception de la France qu’un désamour du Québec. Comme si avouer un désamour du Québec permettait par une sorte d’auto-analyse de s’avouer à soi-même qu’au fond, la France ne vaut pas mieux que le Québec. Il est peut-être plus douloureux, finalement, d’être déçu de ce dont on a rêvé que d’être déçu d’où l’on vient.
Parce que dans le rêve-projet, il y a l’idée d’un devenir, d’un accomplissement, alors que l’origine, ça ne reste qu’un point de départ, que l’on porte certes comme un bagage, mais qui ne prédétermine ni la route ni l’aventure.
Cette idée d’un devenir pourrait bien se trouver au cœur de l’ambiguïté – consciente ou non – du désamour de Richard Dubois envers ses terres de naissance et d’accueil.
Je l’avoue d’emblée : je suis déçu du Québec. Non pas globalement déçu. Je crois comme l’auteur que nombre de nos réalisations collectives, de nos entreprises, de nos auteurs, de nos artistes méritent notre plus haute estime et, en somme, je suis d’accord avec lui pour rendre justice à chaque nation et pour refuser d’établir un inutile et stérile palmarès du mieux et du pire.
Je suis déçu parce que je ne vois plus le devenir du Québec. Je vois le devenir de Québécois qui réussissent, mais je ne vois plus le devenir du Québec en tant que communauté politique qui veut réaliser quelque chose. C’est, je pense, ce que ressent Richard Dubois lorsqu’il déplore l’« imaginaire national en panne ».
En comparaison, la France piétine, certes (on dit volontiers qu’elle est « bloquée »), mais elle cogite, elle se cherche. Son défaut congénital est peut-être de trop réfléchir et de ne pas se chercher aussi dans l’action. Le référendum de 2005 sur la Constitution européenne est à ce titre exemplaire. La France ne sait pas si elle est sociale ou libérale ; elle ne sait pas si elle veut être européenne ou atlantiste ; elle hésite entre la sacro-sainte souveraineté nationale et la perspective d’une Europe fédérale où elle jouerait un rôle moteur. Et, dans son indécision, elle choisit le statu quo en refusant la Constitution européenne. Mais son indécision n’est pas un désengagement de la sphère publique. J’en veux pour preuve, non seulement le taux de participation respectable (70 %), mais surtout le succès impressionnant qu’ont alors connu les livres traitant de la Constitution européenne – sujet occulte s’il en est ! – qui, pendant des mois, ont occupé le haut des ventes. À un point tel que certains libraires ont dû créer des rayons « Constitution européenne » !
Bien sûr, les discussions politiques sur la Constitution, le Québec connaît bien. On dit même en boutade que discuter de la Constitution serait notre sport national ! Mais la souveraineté – du moins celle de l’après 1980 – doit être rentable, ne pas demander trop d’efforts, se réaliser sans qu’on s’en rende compte, sans déranger. Après la Révolution tranquille, le Québec voudrait une souveraineté tranquille : une souveraineté sans rêve, sans devenir.
Depuis longtemps le Québec a dépassé le « né pour un petit pain », et c’est évidemment tant mieux. Mais du « né pour un petit pain » à La petite vie, le pas n’est peut-être pas bien grand. Surtout, dans ce pas, il y a la disparition du devenir. Être « né pour un petit pain », c’est se définir par rapport à un avenir qu’on estime limité ; « La petite vie », c’est l’autosatisfaction que permet l’évacuation du devenir du champ des questions essentielles. De toute façon, les questions essentielles, ce n’est pas ce qu’il y a de plus important. En entretien avec le magazine L’Actualité, l’un des deux auteurs de la célèbre série n’avait d’ailleurs eu à l’époque aucun scrupule à affirmer : « Non, je ne suis pas un intellectuel. » Richard Dubois le dit très bien : « On n’est plus à la case départ, on ne pense même plus à partir… »
La suffisance et la hauteur de certains Français sont légendaires, mais l’arbre ne doit pas nous cacher la forêt : tout dans ces interminables discussions à la française n’est pas masturbation intellectuelle ou « pelletage de nuages » et les questions essentielles qu’évoque Richard Dubois font bel et bien partie d’une sorte de pathos existentiel bien français.
Or ces questions, il faut bien se les poser un jour ou l’autre. Mais les Québécois, c’est bien connu, n’aiment pas la chicane. Et le problème avec le rêve, c’est qu’on ne rêve pas tous de la même chose. Aussi, le Québec est-il la patrie du consensus mou. L’important n’est pas tant de dépasser mais d’éteindre le conflit, d’apaiser les esprits. N’est-ce pas ce trait bien québécois qui fait que, sans franchement l’admirer, le Québec s’est secrètement identifié à Robert Bourassa alors que, même durant la période d’ébullition politique qui a marqué son second mandat, il n’a pas su faire avancer le Québec mais a plutôt voulu préserver à tout prix la paix sociale ? D’où, aussi, les « accommodements raisonnables », ramassis de petits compromis qui comportent le luxe d’éviter de se poser des questions trop essentielles… qui risqueraient de réveiller les conflits latents.
Dans un contexte pareil, où pourrait bien conduire une souveraineté tranquille ? Je crains que ce soit dans un « confort fleurdelysé », fruit d’un imaginaire qui s’arrête à la fin de son carré de gazon. Bref, la souveraineté ne nous promet plus d’ailleurs, elle ne nous fait plus rêver. Le manque de rêve, l’absence de devenir, l’« imaginaire national en panne », c’est la conséquence logique d’un désengagement politique et du retrait vers le confort privé.
La France, elle, aime le conflit, elle le chérit même. Cela fait paradoxalement d’elle le pays hégélien par excellence : en France, c’est toujours par le conflit que l’on passe à un niveau supérieur de vivre-ensemble.
Parfois lassés de ces interminables et récurrents conflits, les Français envient à l’occasion le sens québécois du consensus. Mais on est en droit de se demander si le consensus mou n’est pas une paix de surface et, finalement, la recette de l’immobilisme (elle a servi à quelque chose la commission Bouchard-Taylor ?).
Mais pourquoi, demandera-t-on, faudrait-il de toute façon tellement vouloir aller quelque part ? J’écris ces lignes le jour du quarantième anniversaire des premiers pas humains sur la Lune et je ne peux m’empêcher de penser que le rêve n’est pas vain et qu’il contribue à façonner notre horizon de sens et donc notre action collective. Le problème, à mon sens, et comme le disait un de mes professeurs d’histoire à propos de la construction européenne, c’est que l’histoire d’un peuple (européen, québécois…), c’est comme faire de la bicyclette : si on n’avance pas, on ne fait pas du surplace, on tombe. Aussi, le consensus mou est peut-être davantage la recette de la déliquescence que de l’immobilisme…
La déliquescence serait alors ce lent mais palpable processus de provincialisation du Québec. Le Québec a déjà eu quelque chose à dire au monde. Il a porté fort la voix de l’Amérique française, devenue Amérique francophone. Il a crié son existence par son exposition universelle, ses grands barrages, ses Jeux olympiques et de plein d’autres manières. Aujourd’hui, le Québec veut un siège à l’unesco et je ne peux m’empêcher de penser aux syndicats français qui veulent « préserver les acquis ». Le Québec a eu droit à un représentant permanent. À défaut de l’affirmation collective, on pourra toujours rappeler qu’on existe.
Ce qui reste de l’affirmation collective est une plainte, une complainte : celle du Québec victime du méchant Canada. Si le Québec était un peuple souverain, il y a longtemps que cela aurait été officialisé aux Nations Unies. Mais partir, ça demande de savoir un minimum où l’on veut aller. Du coup, on préfère se faire mettre à la porte que de partir, c’est moins fatigant. On ose s’affirmer « distinct », le méchant Canada n’est pas d’accord, on menace de quitter la maison familiale et puis on se dit que finalement c’est trop compliqué, donc on se contente d’un Conseil de la fédération et d’un représentant permanent à l’unesco.
Ce manque d’imaginaire national, c’est peut-être la source de l’ennui que ressent Richard Dubois lorsqu’il regarde couler le Saint-Laurent : « tournis et paralysie donnent envie de regarder ailleurs ». Mon ailleurs, c’est-à-dire la France, pour l’instant j’y reste.
Le malheur de la France, pour revenir à ma patrie d’exil, c’est que pendant qu’elle réfléchit ou qu’elle se querelle avec elle-même, les autres avancent. Du coup elle angoisse, elle doute, elle devient complexée (si, si !) et elle se trouve obligée de faire un rattrapage à toute vitesse. À mon arrivée, il y a 12 ans, alors qu’Internet faisait déjà partie de l’univers quotidien des Québécois, Internet était en France une sorte de gadget pour illuminés ; aujourd’hui, contrairement à ce que semble croire Richard Dubois, la France est l’un des pays les plus branchés d’Europe.
Plusieurs autres signes montrent que la France et les Français mijotent quelque chose. L’un des plus parlant est le fait que les jeunes Français sont parmi ceux qui profitent le plus du programme européen Erasmus, rendu célèbre par le film L’auberge espagnole, et qui permet à des étudiants universitaires de passer une année dans une université d’accueil ailleurs en Europe. Ainsi, en 2006-2007, ce sont près de 23 000 étudiants français qui sont partis à l’étranger, soit près de 15 % du total de tous les étudiants européens.
L’insularité dont parle Richard Dubois est peut-être un phénomène plus limité qu’il n’y paraît. La suffisance de l’élite culturelle parisienne cache vraisemblablement un appétit grandissant pour l’étranger et pour l’éclatement des structures surannées qui engluent encore la société française.
En somme, j’ai confiance que la France finira par se donner un nouveau projet, saura redéfinir son identité et se donner un nouveau devenir : on sent qu’elle nous prépare quelque chose…
Il est intéressant de noter que le Québec et la France se retrouvent ici : n’est-ce pas aussi dans un grand bond en avant que le Québec a rattrapé son retard et est devenu, en l’espace de deux décennies, une société progressiste et confiante en ses moyens et en son avenir ? Un autre grand bond nous sortirait de notre ennui, mais pour bondir, il faut encore réfléchir et savoir dans quelle direction on veut aller. Ou plus fondamentalement avoir l’envie et l’audace d’aller quelque part.
Je ne peux m’empêcher de penser à la réflexion de René Lévesque qui est inscrite sur la plaque placée au pied de sa statue devant l’Assemblée nationale à Québec : « Il est un temps où le courage et l'audace tranquilles deviennent pour un peuple, aux moments clés de son existence, la seule forme de prudence convenable. S'il n’accepte pas alors le risque calculé des grandes étapes, il peut manquer sa carrière à tout jamais, exactement comme l’homme qui a peur de la vie. »
Le défi du Québec est peut-être alors de retrouver ailleurs l’énergie qui donne l’audace d’avancer. Je dis ailleurs parce que l’élan qui a permis la Révolution tranquille a été largement nourri par le sentiment d’humiliation ressenti par des Québécois vaincus et relégués aux marges de leur propre pays. Mais aujourd’hui le Québec ne peut plus carburer au ressentiment et à l’indignation. Le Québec est maître chez lui : c’est certainement sa plus grande réalisation, mais l’assumer reste peut-être encore son plus grand défi.
Richard Dubois semble croire que la fierté québécoise se nourrit aujourd’hui davantage de son insertion réussie dans le monde globalisé. Je n’en suis pas si sûr. Mais peut-être que cette aliénation – au sens hégélien de négation de soi dans l’autre – est nécessaire pour qu’in fine le Québec se retrouve, nation émancipée, adulte, dans la communauté des nations.
Le désamour de la France que j’ai cru percevoir chez Richard Dubois était peut-être la négation de la négation, l’exil qui lui a paradoxalement (ou dialectiquement) permis de redécouvrir le Québec, de l’aimer différemment, c’est-à-dire de le « recadrer ». Quant à moi, je rêve encore du Québec.
Olivier Bertrand*
NOTES
* Olivier Bertrand, philosophe et politologue de formation, est analyste politique pour INTERPOL (Lyon)