Professeur à l’Université Laurentienne de Sudbury de 1969 à 1994, Fernand Dorais a passé plus de 20 ans en Ontario français, « expatrié » comme son lointain prédécesseur François Hertel dans un milieu qu’il juge à son tour « acculturé » et appauvrissant, mais qu’il se prend peu à peu à découvrir et à aimer malgré lui. Né à Saint-Jean-sur-Richelieu en 1928, Dorais s’installe d’abord à Montréal où il fait des études de philosophie et de théologie avant d’entreprendre en 1965 un doctorat en lettres françaises à l’Université de Montréal. Ayant rédigé une thèse sur l’œuvre de Charles Du Bos, il se voit pourtant refuser le doctorat lors de la soutenance. Rempli d’amertume, il se lie alors aux mouvements contre-culturels qui surgissent autour de lui et milite pour la réforme de l’éducation. Il se montre préoccupé par la censure imposée par les autorités religieuses et voit en la jeunesse une incomparable force de renouvellement. Pendant quelques années, il enseigne la littérature au campus de Saint-Jérôme du Collège Lionel-Groulx, puis, sans perspectives d’emploi permanent au Québec, il accepte de mauvais gré un poste de professeur adjoint en Ontario. Il y restera jusqu’à sa retraite de l’Université Laurentienne en 1994.
Brasseur d’idées, fervent essayiste et éducateur, contemporain de Gaston Miron et de Fernand Dumont, entre autres, on a dit de lui qu’il avait su tracer, par le rôle d’intellectuel militant qu’il s’était lui-même assigné, les principes d’une véritable anthropologie du sujet minoritaire. S’inspirant des penseurs de la décolonisation, tels Frantz Fanon et Albert Memmi, et des mouvements contre-culturels qui traversent toute l’Amérique au tournant des années 1970, Dorais aura été « tour à tour ou tout à la fois mentor, guide, franc-tireur, polémiste et critique » au sein d’une communauté franco-ontarienne en quête de reconnaissance[1]. Ce militantisme d’enseignant et de « témoin » lucide de son milieu reste profondément fidèle à la mission traditionnelle de l’ordre jésuite auquel il appartient. Réunis aujourd’hui en deux volumes[2] et formant ce que Dorais appelle une « réappropriation subjective du vécu » (te, p. 23), ses essais témoignent de son engagement envers ceux qui, frappés par « la désertion et l’indifférence », portent néanmoins selon lui les germes d’une « nouvelle conscience d’identité » (ems, p. 16) et d’une plus grande visibilité des marges.
Les textes de Fernand Dorais évoquent par leurs formes fragmentées et discontinues un refus viscéral de l’université en tant que lieu de pouvoir et de censure. Si l’essayiste prend la plume, c’est pour déconstruire la continuité formelle et historique de la pensée rationnelle, celle-là même qui justifie par le langage l’oppression et le silence. Et pourtant, c’est l’université qui fournit un peu partout dans ces années de transformation sociale la tribune nécessaire à la diffusion des idées contre-culturelles. Plus que jamais, croit Dorais, le travail d’éducateur en milieu universitaire ne doit plus tourner le dos aux forces créatrices qui commencent à émerger. Œuvrant dans ce bassin minier et industriel qu’est la région de Sudbury, Dorais, comme Robert Dickson, Patrice Desbiens et plusieurs de ses contemporains en Ontario français, s’appuie sur les tensions inévitables entre l’université et la communauté immédiate. De ces disjonctions quasi inconscientes et néanmoins fondamentales naîtront sans doute, déplacées de leurs fondements dans la rationalité scientifique, les formes plus allusives d’une écriture désormais liée à la subjectivité et à l’affect. C’est par elle que s’exprimeront tous les « marginalisés » dans une logique textuelle qui tiendra compte des lieux d’appartenance et des systèmes d’oppression. Pour Dorais, les universités anglo-canadiennes se sont positionnées depuis longtemps comme gardiennes des droits individuels. Elles promeuvent ainsi un conformisme pervers qui prive ces mêmes individus de tout accès à une identité profonde et accélère le sentiment d’aliénation qu’ils ressentent envers les structures sociopolitiques. Dépourvus d’institutions fortes pouvant les représenter, les Franco-Ontariens se trouvent particulièrement aliénés, car ils sont incapables de renverser de l’intérieur l’« étrangeté radicale » de leur situation historique. Projetée sur eux au quotidien par la majorité anglophone, cette étrangeté a fini par les constituer au plus loin d’eux-mêmes (ems, p. 62).
C’est dans Témoins d’errances en Ontario français, un recueil de textes épars publiés à la fin des années 1980, que Dorais élabore en introduction une conception personnelle de l’essai en tant que récit de vie. À la suite de Montaigne et des existentialistes, il propose alors de pratiquer le courant autobiographique du texte d’idées. En retrait et pourtant au milieu des « siens », le penseur contemporain n’est-il pas l’image exemplaire d’une prise de conscience désormais accessible à tous ? Dans ces pages où il trace le cadre de son écriture, Dorais se propose de rédiger un « roman-essai » où il n’y aurait plus dès lors qu’une conscience historique en mouvement, incarnée dans le temps et dans l’espace et négociant ses points de résistance. Le récit autobiographique d’un sujet participant pleinement à l’histoire élirait donc de préférence cette forme de l’essai, définie comme « rationalité écoutée aux portes de la subjectivité » (te, p. 26). C’est vers cet horizon logé dans les plis de la conscience subjective que tendront la plupart des textes de Dorais, qu’ils portent sur l’histoire récente du mouvement culturel sudburois, le bilinguisme, l’autocensure, la colonisation, la minorisation, l’université ou encore sur l’avenir des Franco-Ontariens.
L’intervention de l’essayiste veut briser le silence. Il s’attaque à la censure subtile qu’impose selon lui la société anglo-américaine aux cultures francophones minoritaires qui constituent alors ce qui reste d’un Canada français éclaté et meurtri. À relire aujourd’hui les textes des deux recueils de Fernand Dorais, on est frappé à la fois par leur agaçante désorganisation et, malgré cette espèce d’embrouillement de la pensée, par leur extraordinaire acuité. Peut-être l’essayiste était-il trop impatient devant le travail de l’écriture, si méthodiquement exigeante, lui qui se contentait le plus souvent de reproduire telles quelles ses notes de lecture et ses conférences publiques. Du même souffle, par ses insuffisances stratégiques, l’essai procure au lecteur un curieux effet de surprise, comme si, au détour de quelque fait banal, les idées énoncées s’imposaient d’elles-mêmes, comme si elles venaient de nulle part, n’émanant que du témoignage de l’essayiste devant l’instant.
Personnage improbable d’un roman qui n’en serait jamais un, la conscience à l’essai se révélerait au monde dans la fiction agissante de l’écriture. Aussi ne faudrait-il pas compter, à première vue, sur une simple recherche de la vérité des faits. Là n’est jamais le propos de l’essayiste. Pour Dorais, l’essai révèlerait plutôt l’insuffisance de la pensée devant la trame de l’histoire si souvent marquée par la dépossession et l’injustice. L’écriture, plus nonchalante, ne s’attarderait pas aux dates et autres marqueurs concrets de la suite des événements ; elle aurait recours à l’approximatif et au fragmentaire. Dès ces premières pages, Dorais avertit ses lecteurs qu’ils ne devront pas s’attendre à des textes parfaitement organisés : « Un tel procédé entraîne fatalement des redites, reprises, tentatives toujours nouvelles, réassumations ruminées de ce que je vis et revis, en dialogue infini avec la vie. » (te, p. 27) Dès 1980, l’essayiste est ainsi à l’écoute des facettes plus introspectives de l’écriture. Mais jamais le sujet affectif ainsi offert ne cessera d’insister sur la nécessité de son intégration dans le discours social et dans les structures d’inégalité que les sociétés génèrent à tout instant.
Défini par l’intériorité de son matériau, l’essai révèle donc le sujet dans sa présence active au monde sans toutefois dévoiler les replis plus troubles de son histoire individuelle. Cette double posture correspond, selon Robert Vigneault, aux définitions courantes de l’essai contemporain qui font du sujet – ici, le sujet minorisé, exemplaire de la marginalisation de toute parole – le matériau primordial du texte : « libre discours argumenté, aux antipodes du discours systématique du travail savant puisqu’il ne cherche pas à se mesurer aux contraintes d’un objet d’étude, mais à se mouler plutôt sur la voix d’un énonciateur imprimant un certain ton[3] ». L’essai s’arrime alors à l’histoire comme une double signature, celle d’un individu sensible et fidèle à sa propre évolution et, par procuration, celle de sa société jusque-là confinée à l’abstraction du pouvoir.
Moins élégantes sur le plan stylistique, les œuvres de Fernand Dorais s’apparentent néanmoins dans leur intention et leurs formes aux écrits d’intellectuels français, tel Bernard-Henri Lévy qui, dans une réflexion sur son travail de journaliste, par exemple, disait vouloir faire état d’une autre perspective sur les événements qu’il avait pu observer pendant ses voyages à l’étranger : « Raconter toute l’histoire, celle-ci comme les autres, non du point de vue des chefs, des grands, des parleurs habituels, de ceux qui tiennent le crachoir de l’Histoire et prétendent en énoncer le sens, mais des autres, des sans-grade, des interdits de parole, c’est-à-dire, au fond, des vaincus[4]. » Tel est aussi le propos de Fernand Dorais, car les communautés éparpillées du Nord ontarien lui semblent en 1969 assujetties et interdites jusque dans leur capacité de former une culture pertinente et légitime. Chez Dorais comme chez le journaliste français, l’essai est avant tout motivé par une grande rectitude et témoigne de l’engagement vital de l’écrivain envers les phénomènes observés. Cette droiture se distingue, pour Dorais comme pour Lévy beaucoup plus tard, de la morale imposée par les grands courants conservateurs au sein de la société capitaliste. L’essayiste est mu par un désir interne, « la loi intérieure selon laquelle par essais et erreurs l’Homme part à la recherche du sens, se livre à une éducation de son moi intime, découvre et construit son affectivité, exprime et éduque son imaginaire, trouve ses convictions et valeurs à lui » (te, p. 52). Au-delà de la simple énonciation d’un point de vue singulier sur les événements, la subjectivité affirmée sur laquelle repose la forme essayistique garantit sa portée éthique.
C’est dans ce contexte que Fernand Dorais cherche à rendre compte d’une lecture particulière de l’histoire des Franco-Ontariens. Marginalisés et sans voix, ceux-ci n’appartiennent-ils pas de plein droit aux collectivités dont la condition est si douloureusement décrite chez Fanon et Memmi ? Cette approche permet à l’essayiste d’écrire ses plus grands textes, car il ressent de façon ontologique le manque fulgurant avec lequel la culture franco-ontarienne – comme toutes les cultures minorisées –, a dû composer. Dorais fait alors appel au vocabulaire de la psychanalyse et emprunte à Fanon la perspective énoncée dans Les damnés de la terre. Bien au-delà du cas des Franco-Ontariens, il pense dès lors parler pour tous les « humiliés de la planète » : ceux-là qui « prennent figure historique de délinquants, déviants, mésadaptés, arriérés, fous ; puis d’opprimés, de laissés pour compte ; les minoritaires, les undergrounds, les acculturés ; bref les marginalisés, qui prennent nom en terre américaine d’Indiens, Nègres, Chicanos, Esquimaux, féministes, gais… et Canuks, et dans cet ordre » (ems, p. 62). Dans ce passage comme dans de nombreux autres où Dorais élabore une véritable théorie de la minorisation – qu’il nomme ici « aberrance » –, la force élocutoire du fragment est sans appel. Surtout, l’essai ouvre l’analyse localisée à l’ensemble des savoirs sur la culture, qu’ils soient artistiques ou délibératifs. En accumulant les adjectifs et en jouant des majuscules et du soulignement, Dorais prend appui sur le caractère performatif de l’essai. Peut-être suffirait-il de prendre la parole pour que naissent les formes libératrices tant souhaitées.
Les concepts transposés par Dorais à partir de ses lectures des théoriciens de la décolonisation, comportent ainsi une indéniable valeur heuristique. Pour Dorais, la question est brûlante. Comment la minorisation – celle des Franco-Ontariens bien plus que celle des Québécois ! – a-t-elle pu être comprise en dehors de l’évidence sidérante du théorème hégélien de l’interdépendance entre le maître et l’esclave ? Comment ne pas voir la sourde intériorisation des structures du pouvoir ? Dorais est le premier à dénoncer en termes psychanalytiques les effets de l’assimilation linguistique sur les Franco-Ontariens. « Vivant en régime de double appartenance et de fidélités conflictuelles » (ems, p. 21, souligné dans le texte), ceux-ci ressentent leur identité comme une aliénation. Le bilinguisme des Franco-Ontariens se présente donc à l’essayiste comme une schizophrénie. En cela, les écrits de Fernand Dorais et de Gaston Miron sur l’impossible harmonie des langues en contact convergent absolument. Comme l’écrit Dorais dans un texte de février 1978, c’est que « [l]e pouvoir demeure l’horizon obligé du phénomène. […] Sans pouvoir tout le reste est mensonge ou impuissance » (ems, p. 19). Ces circonstances tragiques dans lesquelles le sujet minoritaire est atteint dans l’intégrité même de son être ne quittent jamais Dorais. Certains textes d’Entre Montréal… et Sudbury : pré-textes pour une francophonie ontarienne continuent aujourd’hui de former les bases conceptuelles d’une nouvelle anthropologie de l’acculturation. S’y profile, en effet, un sujet non seulement coupé de lui-même, sans origine claire, sans destinée, mais aussi traversé par des formes insoupçonnées de l’errance :
Identité psychique, unité intérieure en partance ; sans forme ni visage, l’acculturé s’effondre en son intime. Ignore d’où il vient, qui il est, où il va : sans valeurs, il se survit, à peine, doute de lui, ne peut plus rien apprendre, s’abandonne aux mécanismes de médiocrité que sa situation, l’occupant et les siens lui imposent, et s’avère incapable d’attention, d’être tout là, d’être présent à qui que ce soit (ems, p. 21, souligné dans le texte).
La syntaxe hachurée de l’essayiste correspond à la désarticulation du sujet minoritaire, soumis à des forces qui le dépassent. Devant ce type d’oppression ressentie au niveau de l’être psychologique, l’essai cherche d’abord et avant tout à renverser un « traumatisme de naissance, cet échec à être » (ems, p. 22) dont Dorais voit les signes partout autour de lui à son arrivée à Sudbury.
Jugements sévères que ceux là ! En 1978, Dorais ne cesse de s’étonner devant l’inaction de la communauté franco-ontarienne. Contrairement aux Québécois, mis en mouvement par la Révolution tranquille, les francophones de l’Ontario semblent se complaire dans une religiosité inopérante et une sorte de « pensée schizoïde » qui les conduit à l’échec. En 1986, dans le dernier texte de Témoins d’errances en Ontario français, Dorais continue de s’indigner devant l’inaction de sa francophonie d’accueil : « Ce qui nous préoccupe surtout, c’est le mensonge affectif chez l’acculturé. […] Compromis, compromission instaurent le règne du mensonge. On dénie le réel pour n’avoir pas à le regarder, pour ne pas souffrir, pour ne réagir pas » (te, p. 141, souligné dans le texte). L’exemple du Québec démontre néanmoins le caractère construit des institutions en place. Une révolte semble possible et, dans plusieurs essais autobiographiques, l’essayiste se laisse séduire par les mouvements étudiants et le travail des artistes en position de résistance. Il semble alors essentiel d’historiciser la culture minoritaire pour faire voir la fragilité de ses assises. Intériorisée, l’oppression peut-elle être guérie par une « praxis » de libération ? Maintes fois, l’essayiste semble y croire. Ne l’observe-t-il pas chez les étudiants qui, autour de lui, fondent des groupes musicaux, des maisons d’édition, des collectifs de création, des théâtres ?
En fin de compte, c’est à la littérature que l’essai renvoie toujours. Car le travail de l’écrivain est justement de recueillir en une sorte de palimpseste les voix occultées au sein de sa culture. Pour Dorais, la littérature est nécessairement du côté des marges. Autonome et souveraine, l’œuvre s’intéresse à la « grande Négation » qui obscurcit l’histoire et elle est ainsi ouverte à tout ce qui, derrière les discours du pouvoir, semble « irrécupérable ». Aussi « l’œuvre sera-t-elle souvent la dérision et la déréliction de l’amour, auquel de tout son désir elle aspire : la reconnaissance de l’homme du désir en tant que tel » (te, p. 138). On se rend compte de l’étendue du champ qui s’ouvre à chaque instant devant l’essayiste, car il s’identifie à toutes les marginalités. Écrire lui semble alors un geste de liberté absolue en ce qu’il suppose la restitution du désir. Coupé de la « mythique de sa naissance », l’écrivain mis en scène par Fernand Dorais ne cesse d’en chercher la substance « divinement métaphorique » (ems, p. 159). N’est-ce pas là également la tâche réservée à l’essayiste que de rester à l’écoute des errants et des « mutilés » de l’Histoire, ne serait-ce que pour revenir à lui-même ?
François Paré*
NOTES
* François Paré est professeur titulaire et directeur du Département d’études françaises de l’Université de Waterloo.
[1] Marie LeBel, « J’aurais voulu être un artiste : Fernand Dorais ou les modalités d’inscription d’un intellectuel en Ontario français », in Gratien Allaire et Michel Giroux (dir.), Fernand Dorais et le Nouvel-Ontario. Réflexions sur l’œuvre et sur l’influence d’un provocateur franco-ontarien, Sudbury, Institut franco-ontarien, 2007, 78-90, p. 82.
[2] Fernand Dorais, Entre Montréal… et Sudbury : pré-textes pour une francophonie ontarienne, Sudbury, Prise de Parole, 1984, dorénavant cité « ems » entre parenthèses dans le corps du texte ; F. Dorais, Témoins d’errances en Ontario français, Ottawa, Le Nordir, 1988, dorénavant cité « te » entre parenthèses dans le corps du texte.
[3] Robert Vigneault, Dialogue sur l’essai et la culture, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 33.
[4] Cf. Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’Histoire, précédé de Les damnés de la guerre, Paris, Grasset, 2001, p. 313.