Je viens d’un pays où engagé veut dire que tu t’es trouvé une job
Patrice Desbiens
Depuis quelques années, parler d’« engagement social », spécialement lorsqu’il s’agit de promouvoir l’écologie ou d’intéresser les jeunes à la politique, est devenu très à la mode. Les grandes multinationales et les banques s’y mettent et évoquent la « responsabilité sociale des entreprises ». Même son de cloche depuis une « société civile » qui reprendrait progressivement le sens de l’initiative après des décennies de paternalisme sous la chape de « l’État-Providence ». Cet apparent « retour du social » après des années de domination du discours économiciste néolibéral n’annonce pas un rééquilibrage positif en faveur des questions sociales, mais signifie plutôt que le capitalisme néolibéral financiarisé s’est trouvé forcé, et a développé la capacité, d’intégrer plus avant le social au sein du processus de création de la valeur.
Dans les discours publicitaires, gouvernementaux ou issus des ong, le social, voire chaque individu, semble reprendre ses droits contre le cynisme politique, l’économie de marché et l’État bureaucratique. Dans les faits, ces discours sont des manifestations spectaculaires de la ruse de la logique de la valeur propre au capitalisme, pour laquelle la mobilisation et la créativité deviennent des idéologies et des formes nouvelles d’engagement au service d’une réorganisation entrepreneuriale de l’ensemble de la société.
Cette reconfiguration formelle trouve son contenu substantiel (sic) dans la poursuite de la production de la valeur d’échange capitaliste. En clair, l’engagement social réformiste, puisqu’il ne remet pas en question les formes contemporaines de la domination, devient lui-même une marchandise, une façon de faire de l’argent et de participer au « jeu » de la « création de richesse »… le tout recouvert d’un vernis progressiste. En retour, l’étiquette sociale sert de légitimation au maintien des rapports sociaux structurés par la valeur, qui peuvent ainsi se prévaloir d’une image humanisée. Qu’il s’agisse de gérer la pauvreté ou de faire de l’argent avec le recyclage, il y a un coup d’argent à faire avec ce social laissé trop longtemps en marge des stratégies d’accumulation capitalistes antérieures.
Pour étudier ce problème, il convient d’abord de voir en quoi les transformations récentes de l’intervention étatique révèlent une nouvelle forme politique en phase avec une nouvelle stratégie d’accumulation capitaliste. À cette fin, nous allons étudier le concept « d’État d’investissement social[1] » (éis) issu de la « troisième voie » (Giddens).
Nous allons ensuite montrer que la volonté affichée de revalorisation du social ou de la société civile vis-à-vis de l’économie ne remet pas en question la forme dominante des rapports sociaux, médiatisés par la valeur : elle vient même l’alimenter en offrant de nouveaux terrains de valorisation à un expansionnisme bloqué par des marchés saturés. Dès lors, elle risque d’aboutir, quelle que soit la noblesse des intentions de certains de ses tenants, au résultat inverse, soit une intégration du social à la logique d’investissement propre à « l’économie du savoir », en faisant ainsi du social une énième marchandise dans le jeu de la « création de richesse ».
Que le social entre dans la danse capitaliste par la « grande porte » de la responsabilité sociale des banques ou encore par la petite, celle de la gestion de projets jeunes et dynamiques, il suffit qu’il finisse par y entrer pour que plus rien ne subsiste à l’extérieur du cercle. La suite logique : les discours qui prônent la préservation de la vie et du social par-delà la marchandise de même que les théories générales qui remettent en question la totalité du processus d’accumulation capitaliste (anarchisme, marxisme, etc.) sont remplacés par des slogans mêlant l’injonction pragmatique à l’action et la légèreté cool et dynamique de l’imaginaire publicitaire : « allez, les jeunes, on sauve l’environnement en faisant du business ! ».
Or, la vulgarité marchande a beau avoir de meilleurs airs sous ces dehors verts ou solidaires, elle n’en demeure pas moins une réduction intéressée de tout ce qui est à l’argent, afin d’amener de l’eau au moulin d’une croissance boulimique en train de dévorer ce qui reste du monde humain et naturel. Sur le cadavre du monde et de ses écosystèmes, il y a un ultime coup d’argent à faire : technologies propres, services pour gérer la misère des exclus du travail. Pourquoi être anticapitaliste quand on peut être engagé ET faire de l’argent ? « Ça a du sens. Profitez[2] » !
LA MONTÉE DE L’ÉTAT ENTREPRENEURIAL
Depuis les années 1980, le modèle de l’État social (welfare state) a été mis à mal par des politiques de libéralisation économique. Ces politiques ont en retour entrainé des conséquences sociales néfastes puisque la croissance économique a été maintenue en soumettant le tissu social à de « très fortes pressions[3] ».
L’interventionnisme étatique était considéré comme une interférence dans le libre jeu des forces de marché. On a donc appliqué des programmes d’austérité budgétaire, détruisant les filets sociaux, les mécanismes de redistribution de richesse. Cela a non seulement augmenté la polarisation des classes sociales depuis les années 1980[4], mais a aussi entrainé nombre de pathologies sociales liées à l’exclusion, au surtravail, à la dissolution du lien social, etc.
Cela ne veut pas dire pour autant que l’État ait disparu en laissant libre cours au marché « autorégulé ». Nous avons plutôt assisté à un « changement de paradigme », l’État ayant adopté un nouveau rôle d’intervention lié à l’avènement du capitalisme financier :
[…] l’État ne succède pas au marché, tout simplement parce que l’État a en réalité toujours été là, parce qu’il n’a pas un instant cessé, comme Marx l’avait d’ailleurs dans son temps souligné, d’être un levier puissant destiné à briser les obstacles de toute nature au processus de l’accumulation du capital. L’une des grandes nouveautés du néolibéralisme ne tient pas à un illusoire retour à l’état naturel du marché, mais à la mise en place juridique et politique d’un ordre mondial de marché dont la logique implique non pas l’abolition mais la transformation des modes d’action et des institutions publiques de tous les pays[5].
L’État du réformisme social-démocratique stimulait la consommation au moyen de politiques de subvention et d’intervention sociale. Le nouvel État néolibéral, lui, ne « dépense » plus pour soutenir la croissance économique, il investit et « facilite » la cristallisation de grappes d’accumulation où individus, universités, coopératives, entreprises se « réseautent » pour participer au jeu de « l’économie du savoir[6] ». La société devient ainsi un espace d’interface entre différents flux d’investissements organisé par un État-entreprise/investisseur engagé dans la planification du futur de la croissance et de l’accumulation de la valeur à travers ces investissements[7].
Le tour de passe-passe idéologique qui fait « disparaître L’État » de la scène masque surtout sa transformation effective en une sorte de « grande entreprise » entièrement pliée au principe général de compétition et orientée vers l’expansion, le soutien, et dans une certaine mesure, la régulation des marchés. Non seulement l’État n’a pas disparu, mais il s’est même mué en un gouvernement de type entrepreneurial[8].
Cette réorganisation du rôle de l’État en tant que grand entrepreneur et superinvestisseur[9] suppose une réorganisation de la gouvernementalité, une « mise en ordre de la conduite effective des sujets sociaux »[10]. On cherche à « faire du marché[11] le principe du gouvernement des hommes comme du gouvernement de soi[12] », non pas à travers la contrainte, mais en cherchant à « gouverner par la liberté[13] ». Cela suppose la production d’un nouveau type de subjectivité capable d’engager volontairement son « capital humain » dans le jeu entrepreneurial de l’investissement et de la valorisation capitaliste, soit l’individu entrepreneur de lui-même, le « moi Inc. [14] ».
L’ÉTAT D’INVESTISSEMENT SOCIAL
Ce nouveau type d’État correspond à ce que les partisans de la « troisième voie » (le « third-way » de Anthony Giddens et Tony Blair) appellent « l’État d’investissement social » (éis). Il ne s’agit aucunement de rejeter le néolibéralisme, mais plutôt de passer à une « nouvelle étape d’identification des aspects négatifs de la version dure du néo-libéralisme[15] ». L’objectif est de dépasser un problème : « la réalité de l’imbrication du social et de l’économique que la reaganomie et le thatchérisme ont nié[16] ». Il s’agit donc de réintégrer au sein du néolibéralisme un souci pour l’intégration sociale et la participation individuelle et active à l’économie : « l’éis propose une forme de citoyenneté économique fondée sur la participation dans le marché. »
Dès lors, le problème du « lien social » ou de la « cohésion sociale » apparaît comme un enjeu important lié au maintien de la compétitivité économique dans l’économie du savoir. L’éis apparaît ainsi comme une forme politique nouvelle adaptée à la nouvelle stratégie d’accumulation capitaliste, où les politiques sociales visent la participation maximale des individus au processus de valorisation à travers la concurrence :
L’État d’investissement social […] constitue ni plus, ni moins, la forme politique et institutionnelle de la nouvelle économie du savoir, fondée sur le capital humain, le savoir, les connaissances et les idée : une forme de capital en partie immatérielle qui met en relief la dimension profondément sociale de l’économie et qui, par conséquent, établit une séparation moins nette que dans le modèle providentiel entre le marché et la société[17].
Cela suppose un brouillage entre la sphère économique et les institutions sociales jadis non marchandes (éducation, santé, etc.) puisque ces institutions deviennent des organisations servant à augmenter la valeur du capital humain, c’est-à-dire à qualifier la main-d'œuvre et à la doter de « compétences », ainsi qu’à alimenter la valorisation en l’étendant à de nouveaux secteurs. C’est pourquoi le projet technocratique d’ingénierie sociale de l’éis place la figure de l’enfant, du « jeune », futur travailleur de l’économie immatérielle, en son centre, et c’est pourquoi ses défenseurs insistent autant sur l’importance de l’éducation, reconvertie en formation technique et opérationnelle[18].
Le nouveau sujet « impliqué socialement » de l’éis est le « jeune » consommateur et entrepreneur de lui-même, capable de valoriser son capital humain en investissant dans des diplômes aux frais de scolarité énormes. Il ou elle pourra ensuite mieux contribuer à la compétitivité de l’économie nationale tout en amassant au passage un bon pécule… du moins pour ceux et celles qui en ont les capacités. Les autres seront plutôt tout simplement exclus[19] :
Investir c’est faire des choix, prendre des risques Si les enfants représentent un ‘bon’ risque, les exclus, ceux et celles qui trouvent difficilement leur place dans l’économie du savoir, représentent quant à eux, un ‘mauvais’ risque[20].
On assiste ainsi au développement d’un type de subjectivité, « l’homme-entreprise[21] », lequel devient lui-même, dès le plus jeune âge, un « preneur de risques » dans une « société du risque ». Ainsi, lorsqu’il s’engage de manière sociale et responsable dans le monde, il le fait toujours de manière calculée, en faisant des choix intéressés :
L’éis opte résolument en faveur d’une conception entrepreneuriale du risque, le risque non plus comme un danger, quelque chose à éviter, mais comme une occasion d’affaire. Une chance d’améliorer sa situation. […] Les citoyens doivent apprendre à devenir des preneurs de risque responsables et le rôle de l’éis est d’encourager le développement d’une culture entrepreneuriale offrant des protections à la prise du risque[22].
C’est dans ce contexte de reconfiguration entrepreneuriale des liens entre les États, les individus et le nouveau capitalisme de « l’économie du savoir », particulièrement chez les enfants et les jeunes, autour d’une logique d’investissement capitaliste néolibérale généralisée qu’il faut resituer la montée d’un discours valorisant la « société civile[23] » et le déploiement, dans son champ « gauche », d’une série de pratiques « d’engagement social » et de « participation citoyenne ». « L’implication sociale » de la société civile vient s’inscrire dans cette nouvelle forme politique qu’est l’éis et s’arrimer à la nouvelle stratégie d’accumulation capitaliste « immatérielle », forme « nouvelle » d’une médiation des rapports sociaux par la logique de la valeur.
L’ENTREPRENARIAT SOCIAL, OU LA MARCHANDISATION DU SOCIAL
Toute exaltation de l’autonomie de la « société civile », si elle ne vise pas la constitution d’une autonomie individuelle et collective qui, par-delà le capitalisme, soit capable de reconnaître ou d’instituer d’autres médiations que celles du fétichisme marchand, risque fort d’alimenter une logique subjectiviste d’atomisation des individus. La production du lien social se trouvera dès lors ressaisie par l’économie, c’est-à-dire par les rapports d’échange et d’investissement.
Ainsi, si la réintégration du social et son imbrication (sic) dans l’économie n’est pas précédée d’une analyse de la forme-valeur et des formes politiques qui y sont liées, elle ne pourra aboutir qu’à une marchandisation du social sous le double empire de la valorisation et de la logique d’investissement et d’entrepreneurship qui dominent l’imaginaire du capitalisme à l’ère de l’économie du savoir.
Cela signifie que, même si l’idéologie citoyenne défend abstraitement des valeurs liées au commun, les pratiques et les formes concrètes qu’elle embrassera seront celles de la logique marchande capitaliste, par exemple, la « forme-entreprise », la recherche de profit ou la promotion de l’actionnariat. Ainsi, ce n’est pas le social qui teintera l’économie, mais l’économie qui teintera le social, et celui-ci deviendra marchandise, actif à valoriser, prétexte à entreprendre.
On peut citer en exemple « Engagement public », une entreprise de collecte de fonds qui fait de la sollicitation au coin des rues pour « livrer » des donateurs à des organismes caritatifs (Croix-Rouge, Greenpeace et autres) : « Grâce à notre remarquable savoir-faire, nos projets sont livrés à temps, dans le respect des budgets […][24] ». L’organisation affirme avoir un meilleur « taux de rétention » des donateurs (80 %) que les autres « fournisseurs », ce qui permet aux clients d’espérer 175 $ de plus par mois la première année, de la part de donateur « fidélisés » pour « 5 à 7 ans ».
On peut aussi penser à « l’actionnariat éthique » ou « l’investissement socialement responsable » dont Laure Waridel fait la promotion au moyen de slogans comme : « votez pour une valeur porteuse de changement » et « acheter et investir, c’est voter ». Équiterre invite les gens à découvrir « comment le développement durable et l’investissement responsable sont au cœur de la création de la vraie richesse[25] ». En plus de défendre le boursicotage, cette position oublie de dire que les « ethical funds » sont souvent en partie placés dans des compagnies minières, des pétrolières, des compagnies d’assurance, ce qui témoigne d’une éthique plutôt… flexible et accommodante vis-à-vis du capital[26].
L’Institut du Nouveau Monde (inm) et la Caisse d’économie solidaire Desjardins ont mis sur pieds le programme « À go, on change le monde ! » qui vise à encourager « l’entrepreneuriat social », puisque 18 % des jeunes Québécois-es vont fonder une entreprise dans les trois prochaines années. L’entrepreneur social est une « espèce rare » : il est créatif, innovateur et convaincu qu’il peut améliorer la société tout en faisant de l’argent. Lors de la première édition de l’école d’été de l’inm, son directeur Michel Venne déclarait : « Les projets qui ont obtenu le plus de votes, ce sont ceux très concrets qui sont reliés à une activité économique. Ça montre que ces jeunes-là ne sont pas que des pelleteux de nuages, loin de là ».
Ajoutons que l’inm disposait en 2008 d’un budget de 1,65 million, les sources privées comptant pour 55 % du financement. L’Institut est financé en partie par la fondation Chagnon, une organisation philanthropique privée qui vise à « mobiliser » les communautés pour assurer la santé physique et éviter le décrochage scolaire des enfants. Cela est en phase avec les principes de l’éis : l’investissement dans la petite enfance vise à maximiser la compétitivité économique et les flux de revenus futurs générés par l’entrepreneuriat social « créatif » et « innovateur ».
On pourrait encore parler de l’économie sociale, du café équitable, du capitalisme vert, de l’idée « d’annuler » son empreinte de carbone en plantant des arbres… L’important est de montrer comment « l’implication sociale » se transmue en entrepreneuriat/actionnariat, reproduisant ainsi la logique de la forme-valeur et de l’investissement propre au capitalisme contemporain. Or, à contrario des idées de « capital social » et de « valeur environnementale », il faudrait plutôt s’orienter vers une critique de l’économie capable de reconnaître que l’activité sociale peut et doit exister dans des formes qui ne sont pas soumises à l’impératif de (re)produire du capital.
SORTIR DE L’ÉCONOMIE
Au final, la pratique prétendument « citoyenne » s’avère purement formelle, c’est-à-dire qu’elle est sans contenu normatif substantiel ; c’est la valeur d’échange marchande qui fait alors office de substance, par-delà l’emballage éthique phénoménal des valeurs éthiques. Ce problème vient de ce que la pratique citoyenne formelle se trouve logée entre deux points aveugles. En effet, d’une part, elle reste silencieuse sur la nature de ce qui menace aujourd’hui les formes sociales et naturelles, les conditions de possibilité même de notre être-au-monde, soit le capitalisme technoscientifique. D’autre part, elle prétend fonder son action sans réflexion normative positive sur la nature des rapports sociaux et des normes qui les structurent et qui devraient réguler la totalité sociétale dans le « nouveau monde » citoyen.
Cette « participation », souvent appelée à s’exercer sur une base individuelle, se trouvera vite ressaisie par la totalité marchande des rapports sociaux. Son idéologie a beau faire l’impasse sur la société, les médiations qui la mettent en forme et les mutations qui adviennent dans le mode de reproduction (lui préférant le niveau phénoménal des échanges interindividuels), elle n’en est pas moins inscrite dans la totalité des rapports sociaux dont elle participe, fusse de manière aliénée.
En s’engageant dans la défense des institutions parlementaires sans les critiquer, en soutenant des projets d’entrepreneuriat social, d’investissement « éthique », de commerce équitable et autres, elle adhère plus ou moins consciemment à l’idée du libéralisme économique et politique, qui suppose que la société civile puisse se donner immédiatement et harmonieusement à elle-même sans conflits ni dominations, sans passer par le détour du politique[27]. La politique se réduit alors à des « débats » dialogiques à l’habermassienne entre « parties prenantes » pour en tirer des « consensus » et générer des « projets » dans un environnement économique réifié.
Elle entre ainsi de plain-pied dans le très postmoderne « oubli de la société[28] », où les individus se donnent immédiatement les uns aux autres. Cela contribue tout autant à l’invisibilisation de la médiation sociale qu’est la forme-valeur propre au capitalisme qu’à une occultation plus générale des médiations constitutives de la société : catégoriellement, cette idéologie est en terrain capitaliste malgré sa charge « éthique » intentionnelle.
Comme le note Marcel Gauchet, le renversement libéral[29] a enlevé au politique sa primauté et l’a remplacé par l’autosuffisance prétendue de la société civile : par conséquent, « la tâche du pouvoir n’est plus de constituer la collectivité, elle est d’exprimer une société devenue distincte de lui[30] ». Or, cette société s’est de plus en plus réduite à l’expression d’intérêts économiques ou de droits subjectifs (d’où l’idéologie des droits de l’homme, devenue la « pierre de touche de la légitimité politique[31] »).
Pour Gauchet, cette « cohésion spontanée de la société[32] » (que l’on trouve à la fois chez les libéraux et les marxistes) ignore la question du principe d’unité des sociétés (« comment les sociétés tiennent ensemble[33] »). Cela ne veut pas dire qu’il faille revenir à une lecture organiciste des sociétés : il faut plutôt réfléchir sur leur mode d’être, qui est notamment politique, culturel et symbolique. Cela veut dire aller à l’encontre de l’économisme propre au néolibéralisme ambiant. En clair, on ne peut pas faire société avec des entrepreneurs sociaux qui se relient a posteriori dans des projets, aussi dynamiques et créatifs soient-ils, car la finalité première restera toujours la production de la valeur, et non la préservation et la reconduction critique d’un lien social qui serait non marchand.
A contrario, l’idéologie de la participation citoyenne oblitère le lieu même de la médiation des rapports sociaux, et du même coup, ignore l’emprise du fétichisme marchand sur les institutions et sur les pratiques qu’elle prétend utiliser de manière neutre à des fins caritatives, éthiques ou « équitables ».
Ironiquement, la « société civile » a beau penser qu’elle créera des entreprises de services qui « changent le monde », elle arrive en fait trop tard puisque le capitalisme entrepreneurial est déjà chose du passé. Le fonctionnement concret de l’économie financiarisée consiste plutôt à appliquer la politique de la terre brûlée, dans une logique « court-termiste » qui semble dire : « après nous, la marée noire ». La spéculation s’est déjà détachée du travail et du capitalisme d’entreprise, et le jeu de la valeur se joue virtuellement pendant que le reste des sociétés et de la nature se défait.
Dans de telles circonstances, il n’y a rien d’autre à « entreprendre » qu’une décroissance et une sortie du capitalisme, de la logique de la valeur, de la « forme-entreprise », c’est-à-dire une sortie de « l’économie » qui remettrait la production et l’échange à leur place dans le tissu des relations sociales. Pourtant, la finance sert de respirateur artificiel à un simulacre de valorisation, en longeant le bord du gouffre, de la catastrophe (gestion du risque), en sacrifiant l’économie réelle pour des profits rapides, en siphonnant des fonds publics au passage (autrement l’économie casino aurait déjà fait faillite à nouveau, tant tout ce cirque est déjà logiquement et objectivement mort et ne survit que spectaculairement).
Avec leurs salmigondis jovialistes, la gauche citoyenne, les banques et les corporations donnent un second souffle, une légitimité nouvelle à la « forme-entreprise » en prétendant que le business peut faire avancer des valeurs humaines. Il s’agit de la façon la plus sûre de les transformer en actifs de valorisation, et ainsi de boucler la boucle qui ferait du monde entier un immense « marché » des opinions, du carbone, de la vie, des gènes, des cultures, des identités. S’il est vrai que les choses se produisent une fois comme tragédie et une fois comme farce, comme le disait Marx, la tragédie barbare que préparent les capitalistes financiers a son complément burlesque, non chez des révolutionnaires déguisés en Romains, mais chez des citoyens déguisés en entrepreneurs… eux-mêmes déguisés en citoyens.
La nouvelle bulle spéculative ne sera pas immobilière (ou enfin, elle ne le sera qu’en partie, puisqu’il est vrai qu’on a recommencé à refinancer les hypothèques, exactement comme avant le début de la présente crise) : elle sera environnementale, créative et citoyenne. Le capitalisme se maintiendra en convertissant en marchandise ses propres externalités. Pour sortir de tout cela, il ne s’agit pas tant de se montrer créatifs ou innovateurs que de retrouver le sens du vivre-ensemble par-delà le fétichisme de la valeur, au lieu de faire la promotion de « l’implication sociale » au sein du capitalisme. Précisément, il ne peut être question d’imbriquer ou d’impliquer le social dans l’économie sans qu’il ne devienne du « capital social » : il faut plutôt faire l’inverse, et ré-enchâsser « l’économie » dans la société, c’est-à-dire que l’économie doit être encadrée par des médiations normatives culturelles-symboliques et politico-instititionnelles.
Il ne s’agit pas ici de dévaloriser l’engagement social du point de vue de l’intention, mais plutôt de montrer que le seul engagement qui « vaille » est précisément celui qui refuse la forme dominante de la logique de la valorisation économique et qui mène sa lutte avec des catégories qui ne sont pas celles de « l’économie » (même « sociale »), mais plutôt avec celles de l’éthique concrète et commune, de la culture, de l’enracinement social-historique et du respect des êtres qui habitent le monde naturel. Ainsi, s’engager voudra peut-être enfin dire plus que de reconduire les formes du (néo)libéralisme économique et politique avec cette impression d’inventer « un nouveau monde » alors que cela risque plutôt de contribuer, sans trop le vouloir, à défaire le seul monde que nous avons et que nous habitons. Au-delà de l’économie, il y a un monde à retrouver[34], où les gens et les êtres valent pour eux-mêmes, sans être des facteurs de production ou des « créateurs de richesse », et où un « problème social » n’apparaît pas d’emblée comme une source de revenus.
Il n’y a pas, du reste, de « problèmes sociaux » singuliers qui appelleraient une résolution entrepreneuriale dynamique particulière, mais bien plutôt une crise de civilisation au plan de la totalité : sous la médiation fétichiste des rapports sociaux, tout ce qui n’est pas marchand, même la compassion et la charité, devient prétexte à la valorisation. La valeur devient ainsi notre seul universel, et nous sacrifions notre monde commun pour aller vivre dans cette abstraction vide. Or, il n’y a que le non-sens et le néant dans ce « nouveau monde » cynique et cupide, qui a perdu toute idée de lui-même… et voit même une opportunité d’affaires dans la misère, la faim et la destruction écologique.
Comme le rappelait souvent Michel Freitag, notre civilisation est engagée dans une lutte à mort contre les puissances technocapitalistes qu’elle a laissé lui échapper. Qui, de la vie ou de la valeur, aura le dernier mot ? Chose certaine, ici, trembler pour sa vie, notre vie, celle du vivant en général, devient une qualité plus importante que de savoir s’élancer et prendre des risques d’affaires sans arrière-pensées. Un seul regard en arrière, cependant, nous révélerait tout ce que nous étions ou aurions pu être, et sommes en passe d’abandonner pour faire un coup d’argent.
L’humanité doit urgemment remettre en question la forme sociale de la valeur capitaliste : autrement, elle y finira emmurée. Les amateurs de « grands projets » qui pullulent dans la nouvelle gauche pragmatique-citoyenne sont servis, car il ne suffira pas d’en faire un slogan pour vendre du social : il faudra véritablement « changer le monde », afin que ce qu’il avait de juste et de beau continue d’exister. Le reste sera pour les poubelles de l’histoire – et en premier lieu, l’affairisme entrepreneurial et actionnarial, qu’il soit de droite ou….de « gauche ».
Éric Martin*
NOTES
* Éric Martin est candidat au doctorat en pensée politique, Université d’Ottawa
[1] Daniel Perkins, Lucy Nelms et Paul Smyth, « Beyond neo-liberalism : the social investment state ? », Social Policy, no. 3, octobre 2004 ; Denis Saint-Martin, « De l’État-providence à l’État d’investissement social : Un nouveau paradigme pour enfant-er l’économie du savoir ? », 2000, 26 p.
[2] Slogan de la Banque de Montréal.
[3] Saint-Martin, Op. cit., p. 5.
[4] Éric Pineault et Jean-François Filion, « Les rouages d’une extorsion », Relations, septembre 2005, no. 703, p. 12-15.
[5] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009, p. 11.
[6] Voir El Mouhoub Mouhoud et Dominique Plihon, Le savoir & la finance, Paris, La Découverte, 2009, 234 p.
[7] Perkins et al. parlent d’une « future-oriented approach that makes an entrepreneur of the state ».
[8] Dardot et Laval, Op. cit., p. 12
[9] Comme le remarquent Dardot et Laval, c’est d’ailleurs lui qui a, lors de la dernière crise, rescapé le système financier en spéculant sur le crédit toxique dont plus personne ne voulait. Ainsi, l’État organise la logique d’investissement, produit des sujets-investisseurs et investit lui-même pour reproduire la logique, voire la remettre en marche.
[10] Dardot et Laval, Op. cit., p. 20
[11] Non pas le marché prétendument autorégulé, mais au contraire, une logique consciente et volontaire organisée par l’État et la grande entreprise pour généraliser et étendre la norme de valorisation capitaliste à l’ensemble des secteurs de la société et des pratiques.
[12] Dardot et Laval, Op. cit., p. 21
[13] Dardot et Laval, Ibid., p. 15
[14] Merci à mon collègue Maxime Ouellet de la chaire mcd de l’Université du Québec à Montréal pour les nombreuses discussions éclairantes sur ce point.
[15] Saint-Martin, Op. cit., p. 5
[16] Saint-Martin, Ibid., p. 4
[17] Saint-Martin, Ibid., p. 12
[18] Voir Michel Freitag, Le naufrage de l’Université, Editions Nota Bene, Québec, 1998, 369 p.
[19] Et l’on peut parier que les perdants seront beaucoup plus nombreux que les « gagnants », si une telle chose peut exister dans une économie qui bâtit « l’obsolescence de l’homme » et qui enseigne l’ignorance tout en détruisant l’environnement aux fins du maintien de la surproduction. On gagne ainsi de la valeur, mais on perd un monde. Les gagnants régneront ainsi sur les cendres de la société.
[20] Saint-Martin, Op. cit., p. 7
[21] Dardot et Laval, Op. cit., p. 237
[22] Saint-Martin, Op. cit., p. 16
[23] Voir l’encadré sur la société civile et la valeur.
[24] <http://www.engagementpublic.qc.ca/flash/index.html>
[25] <http://www.equiterre.org/evenement/sinvestir-pour-que-ca-compte-conference-de-laure-waridel>
[26] Martin Petit, « Des fonds socialement responsables ? L’éthique du capitalisme », Le Couac, <http://www.lecouac.org/spip.php?article63>
[27] Le politique est à distinguer de LA politique politicienne. Il désigne un ensemble de référents mis en partage à valeur normative médiatisant les rapports sociaux et le lieu de leur production réflexive.
[28] Voir Michel Freitag, L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité, Québec, Les presses de l’Université Laval, 2002, 413 p.
[29] Marcel Gauchet, La condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 20.
[30] Ibid., p. 24
[31] Gauchet, « Les tâches de la philosophie politique », Ibid., p. 512
[32] Gauchet, « I : Un parcours, une génération », La condition historique, Paris, Gallimard, 2003, p. 20.
[33] Idem
[34] Voir Groupe Krisis, Manifeste contre le travail, Éditions Léo Scheer, 2002, 107 p. : « Au delà du travail, nous avons un monde à gagner ».