J’aimerais me pencher sur le troisième chapitre de l’ouvrage de Joseph Facal, « L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise », pour en discuter à la fois la forme et le fond, car les deux sont indissolublement liés. La forme étant au service d’une charge qui aurait davantage porté si elle avait été faite à visière levée.
Peut-on vraiment entamer une discussion avec Joseph Facal sur le thème de la gestion de la diversité ethnoculturelle au Québec sans se faire immédiatement étiqueter de tenant de l’idéologie multiculturaliste, de relativiste culturel, de représentant d’une coterie qui construirait une rhétorique justifiant le « poste clé » occupé au sein d’une université canadienne (de surcroît) et de traqueur de la pensée déviante ? Je tente ma chance en espérant qu’il y en encore de la place pour un débat d’idées sans que l’on tombe immédiatement dans la dynamique du procès d’intention. Pourquoi amorcer mon propos par des mots si durs à l’endroit de l’auteur du livre intitulé Quelque chose comme un grand peuple ? Parce qu’il semblerait, à lire la prose de Joseph Facal, que les intellectuels et les universitaires qui osent se prononcer en faveur de l’adoption d’une approche interculturelle, ceux qui composent selon lui la soi-disant intelligentsia multiculturaliste, imposeraient leurs vues sur le « vrai monde » dont il se fait par ailleurs le porte-parole, du moins dans ce chapitre. Que l’on me permette de souligner, d’entrée de jeu, que critiquer n’est pas vouloir bâillonner, mais plutôt inviter à mieux définir les termes d’un débat qui m’apparaît, à bien des égards, passer à côté de la cible.
Commençons par la forme. Joseph Facal s’en prend à tous les intellectuels qui ne partagent pas nécessairement ses vues, sans jamais les nommer. La cible est mouvante, indéfinie, amalgamée, mais apparaît néanmoins terrifiante tant par sa puissance que par son nombre. Il fait référence aux « nombreux tenants de l’idéologie multiculturaliste », à une « nébuleuse regroupant des universitaires, des activistes politiques et communautaires, des fonctionnaires et des journalistes[1] », aux acteurs les plus puissants de notre société (les tribunaux, les gouvernements du Canada et du Québec), aux titulaires de « chaires lourdement subventionnées », aux dirigeants « d’innombrables organisations non gouvernementales qui diffusent leur idéologie dans tous les recoins de notre société » et à leurs « puissants relais dans un univers médiatique qui est notre principale source d’information et de diffusion des modèles de comportement de notre époque » (p. 100). Ce ne sont pas tant les multiculturalistes canadiens qui sont dangereux – ceux-là, on les connaît bien (Trudeau et Ignatieff sont pointés du doigt) –, mais les autres qui infestent la société québécoise et qui se font les propagandistes de cette pernicieuse idéologie d’État qu’ils rebaptisent sournoisement interculturalisme ou pluralisme identitaire. Il arrive néanmoins à l’auteur d’identifier quelques-uns de ses interlocuteurs. Il retient les travaux de la commission Bouchard-Taylor, discute de son contenu et de ses recommandations, fait référence à certaines interventions de Gérard Bouchard ainsi que de Daniel Weinstock, l’un des membres du comité-conseil de la commission. Il se penche aussi sur le contenu du nouveau programme Éthique et culture religieuse et sur certaines affirmations avancées par Georges Leroux qui a participé à son élaboration. Le lecteur un peu curieux, ou impressionné par cette nébuleuse (cette fois au sens de contour flou, vague, imprécis) intelligentsia, devra faire lui-même sa recherche pour y débusquer les fort nombreux acteurs. Même la forme de l’essai impose une certaine rigueur analytique. En lisant ce chapitre (et les autres), on ne connaît pas les protagonistes contre qui s’acharne l’auteur : dans ce contexte, il rend la tâche de la réplique ardue compte tenu du déficit de références et de l’absence d’inscription dans un débat dont les contours se doivent d’être soigneusement et rigoureusement définis.
Sur le fond maintenant. En début de chapitre, l’auteur avance ses deux idées centrales, soit : 1) que le multiculturalisme canadien est une idéologie au service d’un projet politique radical et autoritaire ; 2) qu’il nuit à l’intégration réussie des nouveaux arrivants, à la cohésion sociale et, surtout, à l’identité nationale du Québec. Je suis d’accord avec ces deux idées, même si le chemin qui m’y conduit est différent de celui de Joseph Facal. Ce dernier se contente de définir le multiculturalisme uniquement comme une idéologie d’État reposant sur deux dimensions complémentaires. Premièrement, un relativisme culturel absolu selon lequel toutes les cultures sont équivalentes, tant par les valeurs sur lesquelles elles reposent que par les pratiques auxquelles elles donnent lieu. Ainsi, il n’y aurait plus de fondements éthiques ou culturels dominants, plus d’ancrage historique ni de traditions que l’on souhaiterait communes. Cela conduirait à la reconnaissance juridique de tous les particularismes culturels et religieux afin que les individus appartenant à ces minorités puissent se protéger contre la tyrannie de la majorité. Deuxièmement, une propension à mettre au banc des accusés la société occidentale d’origine européenne et de tradition judéo-chrétienne, coupable de tous les péchés et « dépeinte comme foncièrement oppressive et intolérante » (p. 98). En bout de piste, le multiculturalisme s’opposerait radicalement à la reconnaissance de tout cadre de référence sociétal (histoire, traditions, culture majoritaire) et s’acharnerait à déconstruire l’État-nation traditionnel et le groupe majoritaire qui lui donne sens. Pour Joseph Facal, et c’est là le nœud du problème,
le multiculturalisme encourage explicitement les immigrants à conserver et à valoriser leur culture d’origine. Cette préservation n’est plus une décision individuelle au sens strict du terme, mais elle est officialisée, institutionnalisée et financée par l’État canadien. La différence culturelle est posée comme quelque chose de central et de permanent, et non comme quelque chose qui tendra à s’estomper avec les années. (p.103)
Nous assisterions donc à l’exacerbation des différences et aux revendications de nature particularistes, chaque individu ayant le droit d’exiger de participer à la vie publique tel qu’il est, pour reprendre l’expression de M. Facal.
Cette description du multiculturalisme canadien me semble simplificatrice et la nature du problème, mal posée. Présenter le multiculturalisme canadien sous le seul angle idéologique passe sous silence le fait qu’il s’agit aussi d’une politique publique qui a évolué et qui a fait l’objet de maintes critiques – certaines semblables à celles avancées par Joseph Facal – au Canada. La représentation qu’il en a renvoie, pour l’essentiel, aux intentions annoncées par le gouvernement fédéral au début des années 1970. Lorsque cette politique fut introduite au Parlement fédéral en octobre 1971, Pierre Elliott Trudeau a certes déclaré que le pluralisme culturel était « l’essence même de l’identité canadienne » et que chaque groupe ethnique avait « le droit de conserver et de faire épanouir sa propre culture et ses propres valeurs dans le contexte canadien », affirmant du même coup qu’il n’y avait pas de cultures officielles au Canada. Cette politique visait clairement à déclasser la représentation du Canada comme un pays biculturel reposant sur les « deux peuples fondateurs » pour y substituer une autre représentation qui mettrait de l’avant l’idée de mosaïque ou de courtepointe. Plutôt que de faire reposer la genèse du multiculturalisme sur la « déferlante » des groupes revendiquant la reconnaissance de leurs différences et exigeant la réparation des torts historiques dont ils auraient été les victimes (ce qui, au moment de l’adoption du multiculturalisme, n’était certes pas le cas des individus issus des vagues d’immigration européenne et, on a tendance à l’oublier, américaine), une lecture plus contextualisée aurait été nécessaire pour mieux comprendre pourquoi le Québec s’est toujours opposé à cette politique sur la base de ses fondements (notamment la coupure entre langue et culture, la banalisation de la place occupée historiquement par la nation québécoise) et non des principes défendus (notamment le respect des cultures minoritaires).
Par ailleurs, cette politique s’est depuis transformée. Insistant moins sur la préservation des cultures d’origine (au point où l’appui financier aux associations multi ou mono ethniques a fondu comme neige au soleil), elle met maintenant l’accent sur la promotion de la société canadienne à travers la reconnaissance de la diversité culturelle, elle vise à favoriser la participation civique et citoyenne et, surtout, elle cherche à lutter contre toutes les formes de discrimination raciale et religieuse. En ce sens, on ne saurait dissocier le multiculturalisme de la Loi sur la citoyenneté canadienne qui souhaite, elle aussi, renforcer le sentiment d’appartenance au Canada et, surtout, de la Charte canadienne des droits et libertés (et ses multiples variantes provinciales) qui insiste sur le respect des droits individuels.
L’État québécois n’a pas été en reste. Mentionnons, pour mémoire, l’adoption de la Charte de la langue française qui a imposé des contraintes au libre choix dans de nombreux domaines de la vie collective et qui visait à franciser l’espace public et à inverser le mouvement d’anglicisation des individus appartenant à certaines minorités ethnoculturelles. Mentionnons aussi les initiatives de Gérald Godin, ministre des Communautés culturelles et de l’Immigration (tout comme les autres titulaires de ce portefeuille) qui a souscrit au principe du maintien et du développement des cultures d’origine, qui a cherché à favoriser l’intégration et la participation des membres des « communautés culturelles » à la société québécoise ainsi qu’à encourager les échanges et le rapprochement entre ces communautés et la majorité francophone du Québec. En somme, le Québec, tout comme le Canada, a voulu tenir compte, dans l’élaboration des politiques publiques, du caractère pluriethnique de la société. De la même manière, le Québec a été soucieux du respect des droits de la personne et s’est montré préoccupé par la discrimination systémique dont étaient victimes les membres de certaines minorités.
Ce qui est problématique avec le multiculturalisme canadien, c’est moins les objectifs généraux qui sont visés que le fait qu’il porte une ambigüité référentielle aux effets dramatiquement délétères pour le Québec. Le Canada se présente comme un pays sans communauté nationale majoritaire et où l’anglais occupe un statut symétrique au français. Pour ce qui est du premier point, dans un contexte où le statut du groupe majoritaire réussit à s’imposer par ce qui serait convenu d’appeler l’anglo-conformité, la nécessité d’identifier à quelle « société d’accueil » les membres des groupes minoritaires doivent s’associer est superflue. Dans le cas du Québec, la situation est évidemment tout autre et les politiques de gestion de la diversité, et son pendant qu’est le régime linguistique, doivent impérativement désigner vers quel groupe national les membres des minorités ethnoculturelles doivent s’intégrer. Cela est faussement perçu comme ajoutant des contraintes qui ne sont pas présentes ailleurs au Canada. Il en va de même pour les exigences linguistiques. Dans un pays où les « langues officielles » occupent une place équivalente, le modèle québécois paraît aller à contrecourant et limiter la liberté de choix. Tant que le Québec fera partie du Canada, il ne pourra en être autrement. Joseph Facal le reconnaît, mais il n’insiste pas sur cette dimension pourtant centrale. Mais c’est à cause de cet aspect qu’il me semble, plus que tout autre facteur, que le multiculturalisme canadien est au service d’un projet politique – celui du nation-building canadien –, qu’il compromet l’intégration des nouveaux arrivants et qu’il s’avère hautement problématique à la cohésion sociale et à l’identité québécoise.
Au lieu de considérer le multiculturalisme canadien sous cet angle, Joseph Facal dénonce tous azimuts « l’intelligentsia du pluralisme identitaire » et sa volonté de saper les fondements du vivre ensemble par leur refus, supposé, de reconnaître l’existence d’un groupe majoritaire au Québec. Il prend à partie le rapport de la commission Bouchard-Taylor qu’il accuse de ne pas « affirmer qu’une culture commune digne de ce nom doit comporter des éléments non négociables, et que ceux-ci peuvent trouver leur légitimité dans l’histoire du groupe majoritaire » ; et, un peu plus loin, il ajoute que « la culture du groupe majoritaire n’est certes pas niée, mais elle n’est jamais posée comme le creuset de convergence fondamentale qui doit advenir » (p. 107). On lui reproche de remplacer le multiculturalisme « trudeauiste » canadien par un « interculturalisme » québécois qui ne se distinguerait que par le rappel du fait que le français doit être la langue commune. S’il y a un procès d’intention et une culpabilité par association, c’est bien là qu’il se trouve. En d’autres mots, le nœud du problème tient du refus d’affirmer de manière décomplexée (les termes sont de Joseph Facal) que la culture québécoise doit être la culture de convergence.
Il s’agit là, selon moi, d’une mauvaise lecture du rapport. Un décryptage attentif de ce dernier montre pourtant que le concept d’interculturalisme, tel que proposé par Bouchard et Taylor, s’articule autour de quatre axes qui doivent être considérés dans leur complémentarité : l’intention de départ est marquée par un souci à l’endroit de la cohésion sociale et du développement d’orientations communes ; le Québec est présenté dans sa condition minoritaire (idée qui demeure, aux yeux de Joseph Facal, la première des raisons pour faire la souveraineté du Québec) ; il existe une tension entre la diversité ethnoculturelle et le principe de continuité ; et, finalement, le cadre interculturel doit s’ancrer dans un Québec représenté comme une nation. En effet, l’aménagement de la diversité doit se concilier avec la continuité du « noyau francophone » tout en préservant la cohésion sociale. Continuité avec la philosophie et les différentes pratiques interculturelles qui se sont développées dans le temps, mais surtout, inscription dans une histoire particulière qui impose, comme le souligne le rapport, « la nécessité de perpétuer à la fois le lien social et les références symboliques qui le soutiennent[2] », à savoir les traditions et les valeurs fondatrices. Dire, comme le fait Joseph Facal, que les seuls référents communs sont les chartes des droits, la Charte de la langue française et les énoncés contre le racisme et la discrimination ne rend pas justice à la définition de l’interculturalisme que proposait le rapport dans les termes suivants :
Pour aller à l’essentiel, on dira que l’interculturalisme québécois a) institue le français comme langue commune des rapports interculturels ; b) cultive une orientation pluraliste soucieuse de la protection des droits ; c) préserve la nécessaire tension créatrice entre, d’une part, la diversité et, d’autre part, la continuité du noyau francophone et le lien social ; d) met un accent particulier sur l’intégration et la participation ; et e) préconise la pratique des interactions.[3]
Il me semble que nous sommes assez loin d’une exacerbation du juridique sur le social.
Au final, ce qui semble embêter Joseph Facal est le fait que « les immigrants » puissent rester « repliés sur leurs droits individuels et leurs communautés d’origine » (p. 123) ainsi que « notre réticence à affirmer qu’il est parfaitement normal que la majorité francophone du Québec soit attachée à ses traditions et à ses valeurs et que les règles de notre vie collective en soient largement le reflet » (p. 124). Le problème fondamental, auquel Joseph Facal n’apporte aucune réponse, est de savoir qui et dans quel forum se définit ce qui est négociable ou non, qui détermine quelle part du bagage culturel est la moins compatible avec les valeurs et les coutumes de la société d’accueil, et jusqu’à quel point celle-ci se « décentre » pour accommoder les différences. De la même manière, les valeurs et les traditions sont elles-mêmes fluides et changeantes. Le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes, qui semble aller de soi aujourd’hui, était pointé du doigt comme étant une valeur subversive il n’y a pas de cela si longtemps.
Or, la société québécoise souscrit, me semble-t-il, à l’idée au fondement des démocraties libérales, soit que les droits de la personne doivent être protégés et que le droit à l’égalité constitue une valeur fondamentale. C’est pourquoi l’État et le droit qu’il produit se doivent d’assurer la protection des minorités, de favoriser l’inclusion sociale par des politiques antidiscriminatoires, et c’est aussi pourquoi l’État se doit de justifier toute atteinte aux droits et libertés de la personne. Ce n’est pas tant que la « majorité » doive se transformer pour tenir compte des différences culturelles qui est en jeu, mais surtout, que les individus appartenant à des minorités ne soient pas exclus de l’espace public parce qu’ils veulent justement profiter de ce que le Québec a de mieux à offrir, à savoir un espace qui respecte la liberté de conscience, de religion et qui s’assure que les individus ne font pas l’objet de discrimination en vertu, entre autres, de leur race et de leur origine ethnique ou nationale. À cet égard, j’aimerais bien savoir à quelle enseigne loge Joseph Facal.
François Rocher*
NOTES
* François Rocher est directeur et professeur titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa.
[1] J. Facal, Quelque chose comme un grand peuple, p. 98. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.
[2] Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Fonder l’avenir. Le temps de la réconciliation, rapport, 2008, p. 118
[3] Ibid., p. 121.