Au plus haut degré des amis [des églises de France — DT], la sensibilité de M. Barrès serait personnifiée dans la figure délicate de l’Ange musicien (je pense à la girouette du Lude dont le moulage est au Trocadéro) : cette sensibilité utilise les Églises de France, à une pointe extrême du temps, comme jadis elle éprouvait « à la pointe extrême d’Europe » la vibration la plus fine de la plus vieille culture. Cela est bien, cela est beau, mais je demande si cette consommation engendre une production, si c’est là un moyen de faire durer les églises, de les prolonger, ou si ce n’est pas une des nuances reconnaissables qui attirent un « esthète » sur Venise, la phosphorescence magnifique d’une décomposition ? Aussi M. Barrès a-t-il peu de confiance, malgré tout, dans les moyens qui sont les siens, dans la bataille qu’il livre et dans la chanson qu’il chante et il finit par dire : « Les églises de France ont besoin de Saints ». Les églises ont besoin non de musiciens, mais d’architectes, non d’esthètes mais de chrétiens. Et c’est toujours pour lui-même qu’il se bat. C’est lui qui, ayant besoin de ces églises, a besoin de ces chrétiens. Ah ! Le Jardin de Bérénice ! Si le christianisme devait périr bientôt (et ce n’est pas vrai), comme il serait, pour une intelligence éprise du parfait et du logique, encadré entre ce commencement qui produit et cette fin qui consomme : les chrétiens, les saints d’autrefois qui ont besoin d’églises et qui les font, les églises d’aujourd’hui qui ont besoin de chrétiens, de saints. Ceux dont M. Barrès est le chef de chœur cherchent à l’église la sainteté, mais la sainteté des autres, et dès lors, rien ne s’édifie en pierre, tout coule en sable, en eau. Il y a quelque temps une société de distillation, ayant trouvé une formule de liqueur agréable au goût, en fit ingénieusement le « coin du quai » de la Chartreuse, la dénomma Bénédictine, et installa son usine à Fécamp : ses affaires et sa réclame s’étendant, elle se construisit des ateliers et des entrepôts en forme de monastère médiéval (tous les touristes les ont visités). Et ce n’est pas tout. Les Bénédictins étaient encore en France, et la société, devenue fort riche, leur offrit dans ses beaux bâtiments un séjour confortable pour le nombre de moines qui leur plairait sans autre fonction que d’être là et de montrer leur robe. Ils ne répondirent même pas, mais j’imagine que le président du conseil d’administration, quand il conçut ce projet, dut se fonder sur cette raison : « La Bénédictine a besoin de Bénédictins ». La culture, la pensée, les livres de M. Barrès, sont pour la France, aujourd’hui sa précieuse liqueur d’or, et dans la mesure où nous autres, du chœur obscur, nous y participons, nous souhaitons avec lui des églises pour nous, des saints pour ces églises, toute l’intégrité, en cette liqueur, de ses substances, de sa saveur et de son feu. Mais les voûtes et les voix du bel édifice qui sert d’écrin à ces alambics sont-elles bien celles qui préparent et imposent des saints ?
Albert Thibaudet, « La grande pitié des églises de France par Maurice Barrès », Réflexions sur la littérature, Paris, Quarto/Gallimard, p. 223-224.