« Écrire un essai […] en guise de dialogue avec l’auteur […] (et non un article scientifique) », « surtout pas une recension », « laisser de côté les notes en bas de pages ». À première vue, les instructions que nous a données un membre du comité de rédaction d’Argument sont claires. Nous l’en remercions d’autant plus vivement que c’est surtout de l’inaction qu’il nous prescrit. Mais une fois l’article, la recension et les notes pas rédigés, comment amorcer le dialogue avec l’auteur de ce stimulant et mordant essai polémique ?
Si c’est un travail de validation qu’on demande à deux historiens spécialistes de la Nouvelle-France, il sera vite expédié. La partie « historique » (chapitres 2 et 5) de Plaines d’Abraham reflète globalement les résultats de la recherche récente. De toute façon, l’essentiel du propos d’Yves Tremblay vise autre chose, c’est-à-dire le rapport à l’histoire, surtout militaire, et non cette histoire elle-même. C’est sur ce terrain, le sien, que nous le rejoignons, ne serait-ce qu’en universitaires… interpellés. Assez directement, comme on le verra sous peu.
Mais d'abord, faisons le petit détour par la validation des faits historiques. Yves Tremblay a sûrement raison d’insister sur le caractère provisoire des conquêtes nord-américaines, toujours susceptibles de servir de monnaie d’échange lors des pourparlers de paix mettant fin – provisoirement aussi – aux guerres impériales d’autrefois. L’auteur rappelle utilement les antécédents européens de la guerre de partis, prétendument l’apanage des miliciens canadiens. Par ailleurs, une bonne partie de l’historiographie (si l’on nous avait permis une note en bas de page ici, nous aurions ajouté : « Cette historiographie n’est d’ailleurs pas que québécoise, pensons au champion de Vaudreuil et du milicien canadien que fut le Torontois W.J. Eccles ») a en effet misé sur le mauvais cheval en prenant parti pour le gouverneur canadien contre Montcalm qui préconisait une approche plus « européenne ». Pour des motifs pas toujours honorables, Vaudreuil s’est cramponné à une stratégie de moins en moins adaptée à la situation. Enfin, la réputation des milices canadiennes est effectivement surfaite, comme l’ont démontré ces dernières années Jay Cassell et Louise Dechêne.
Yves Tremblay a cependant moins raison de livrer un portrait si admiratif de James Wolfe1. Sans entrer dans le sempiternel débat sur les habiletés de commandant ou de stratège de ce militaire, retenons la réputation de cruauté qui le précède depuis sa participation à la répression de la rébellion jacobite en Écosse (Culloden, 1746). Cette réputation est méritée. Le saccage des campagnes de la région de Québec à l’été 1759 n’eût-il entraîné aucune perte humaine (des pertes il y eut, quoique nous ignorons combien), la destruction des maisons, des granges et des récoltes d’une population paysanne à trois mois de l’hiver canadien témoigne, disons, d’une certaine absence de scrupules. D’autant plus que ces méthodes radicales n’étaient pas de nature à permettre à Wolfe d’atteindre ses buts. Au sujet de la « résistance » canadienne (p. 67) qu’il aurait voulu ainsi briser, nous nous interrogeons : pour un milicien démoralisé par les nouvelles en provenance de la Côte du Sud dévastée, combien d’autres au courage renforcé par la haine du brutal ennemi ? Et ce n’étaient évidemment pas les campagnes incendiées qui allaient inciter Montcalm à abandonner sa tanière de Beauport et, avec elle, sa stratégie défensive, seule stratégie sensée dans les circonstances.
Point de détail : l’auteur a encore moins raison de laisser entendre que « bon nombre des membres des troupes de la marine étaient canadiens » (p. 140). À moins que ce passage ne soit mal formulé ? La plupart des officiers de ces troupes étaient des Canadiens, mais les soldats, excepté les quelques incorporations de miliciens à la fin, étaient recrutés en France.
Ce retour sur la bataille de 1759 et ses contextes n’est pourtant pas le cœur du propos, l’argument central du livre vers lequel nous nous tournons maintenant. Tout en rafraîchissant nos connaissances, ces chapitres historiques sont utilisés – déployés ? – afin de dénoncer une vieille histoire qui, en matière militaire du moins, ne s’est pas rafraîchie. Nous nous dépêchons de préciser : afin de dénoncer, en dernier lieu, ceux qui l’auraient empêchée de se rafraîchir. Or, selon Yves Tremblay, ces personnes, ce sont les universitaires d’expression française spécialistes de l’histoire du Québec. Dont nous sommes ! Depuis 1970, ces historiens auraient fait un double abandon. Dans leurs écrits, ils auraient cessé de traiter de l’histoire militaire, sujet ringard aux yeux des historiens du social qu’ils étaient et sont encore parfois ; sur la place publique, ils auraient cessé de se prononcer en experts sur ces sujets. Ce qui aurait laissé toute la place aux « autres » en matière d’histoire militaire : dans l’historiographie, aux « spécialistes étrangers » (s’exprimant en anglais évidemment, p. 102) ; et, dans les médias, aux tenants des vieilles thèses nationalistes inchangées depuis les années 1950, voire la fin du XIXe siècle. De sorte que le public, et même les journalistes du Québec francophone, seraient aujourd’hui livrés en pâture aux pourvoyeurs d’une histoire périmée. C’est justement au nom de cette histoire douteuse qu’une poignée d’activistes aurait empêché la reconstitution de la bataille des Plaines d’Abraham prévue pour le 13 septembre 2009, en privant ainsi le public québécois d’une leçon d’histoire dont il aurait rudement « besoin » (p. 70).
Tout en remerciant Yves Tremblay d’accorder autant d’importance aux historiens universitaires, nous croyons que quelques remarques s’imposent au sujet de sa thèse. La notion de double abandon qu’il avance peut être interprétée comme une sorte d’invitation à partir à la recherche de l’histoire militaire dans les universités et les centres de recherche, de même que dans l’historiographie québécoise. Cette invitation, nous l’acceptons. Où cette histoire loge-t-elle ? Vers où se déplace-t-elle ? Quelles formes prend-elle ? Pour terminer, nous allons même la suivre jusque sur le champ de bataille. Car l’auteur confie aux « reconstituteurs » de batailles une mission éducative non négligeable : en montrant les faits d’armes en temps réel, il s’agit de renseigner le public que les universitaires auraient cessé d’alimenter en histoire militaire.
Commençons par le public abandonné et les personnes susceptibles de lui livrer des témoignages d’expert. Acceptons pour l’instant la proposition de l’auteur voulant que ce public ait vraiment « besoin » d’être davantage éclairé en matière d’histoire militaire. Qui, de nos jours, est susceptible de fournir une expertise de ce genre ? Ce n’est certes pas depuis hier que les universitaires québécois n’interviennent que peu ou pas du tout pour renseigner le grand public à ce sujet. Sans doute la petite poignée de spécialistes du Régime français, période particulièrement visée par le livre, ne font-ils pas exception (mais le leur a-t-on seulement demandé ?). Soulignons néanmoins que le silence relatif des universitaires, quelles qu’en soient les causes, ne prive pas nécessairement le public francophone d’informations spécialisées présentées dans une perspective québécoise. On pourrait même dire qu’à l’extérieur de nos universités généralistes, l’expertise en histoire militaire est plus abondante que jamais. Elle se trouve au sein des différents organismes que l’auteur énumère (p. 122) : le ministère canadien de la Défense, Parcs Canada, le Collège militaire de Kingston, le musée national de la Guerre… Que ces institutions relèvent généralement du gouvernement fédéral n’empêche pas certains de leurs experts de s’exprimer non seulement en français, mais aussi en tant que Québécois. L’auteur en est lui-même la preuve vivante : historien au dit ministère, il utilise un « nous » québécois très affirmé (et même rétrospectif).
Au sujet de cette prétendue pénurie d’expertise de « chez nous », l’argument de l’auteur rejoint d’ailleurs celui, plus implicite, de Jacques Godbout dans son documentaire sur la Conquête, Le sort de l’Amérique (1996). Le cinéaste fait d’abord raconter le déroulement des événements de l’été 1759 par Harold Klepak, avant de laisser Laurier LaPierre dépeindre le Canadien invaincu par les deux puissances ennemies en présence, soit les Britanniques et… les Français (!). Entre l’analyse clinique du spécialiste d’études stratégiques anglophone (mais pas si « étranger » que cela, le Collège militaire royal où il enseignait étant alors situé à Saint-Jean-sur-Richelieu) et l’interprétation nationaliste traditionnelle presque parodiée depuis Vancouver par un ancien journaliste et… sénateur libéral, on cherche en vain une version qui s’adresse directement aux Québécois tout en évitant de verser dans la mythologie. De quoi donner raison à première vue à Yves Tremblay lorsqu’il déplore l’histoire militaire prise entre les « spécialistes étrangers » et les idéologues. Encore faut-il se demander si Godbout a fait le tour des experts disponibles avant d’arrêter son choix, tellement les deux qu’il a retenus apportent de l’eau à son moulin. La thèse de l’ironique documentariste est après tout qu’au Québec francophone, on s’est détourné de son histoire au point de ne plus savoir qu’en faire…
Reste à savoir ce que font nos universitaires quand, sans doute soulagés de voir un LaPierre faire le travail à leur place, ils n’interviennent pas devant le grand public au sujet d’histoire militaire – c’est-à-dire, la plupart du temps. Yves Tremblay soutient que, vers 1970, ils auraient abandonné l’histoire militaire. D’une certaine façon, il a raison. Ce qui ne nous dispense pas de proposer quelques précisions afin d’expliquer ce changement et d’en saisir la portée. Changement que, bien sûr, nous ne regrettons pas comme lui : la discipline évolue et il n’y a pas de raison intrinsèque ou de devoir sacré de privilégier telle ou telle approche de l’histoire (nous prônerions plutôt que chacun adopte des approches multiples).
Quoi qu’il en soit, l’idée d’abandon émise par l’auteur incite bien entendu à interroger la pratique historienne québécoise (ici francophone) depuis les années 1970, mais également la pratique antérieure à cette décennie, que nous survolons d’abord. Qui faisait de l’histoire militaire au Québec avant (et même pendant) la Révolution tranquille ? La réponse la plus simple serait « un peu tout le monde » tellement le récit politico-militaire, dont le style remonte aux Grecs, était prisé. Mais regardons de plus près. Des historiens susceptibles de « tenir… longtemps durant une entrevue » (p. 30), comme le formule l’auteur en cherchant à identifier des figures d’historiens militaires au Québec, il n’y en a pas eu beaucoup à l’université. Rappelons que l’histoire militaire du Régime français a pris forme il y a longtemps, au XIXe et au début du XXe siècle, Donc, sous la plume de non-universitaires. Des historiens comme Casgrain ou Sulte (l’un prêtre, l’autre fonctionnaire… fédéral) l’écrivaient à une époque où l’histoire était à peu près absente de l’université québécoise. Parmi les historiens qui, après 1945, ont commencé à peupler les premiers départements d’histoire à Montréal et à Québec, c’est évidemment Guy Frégault qui fait le plus figure d’historien militaire, bien qu’il ne se serait sans doute pas défini ainsi. Inféodé au modèle classique, il a amplement traité de guerres et de guerriers dans les biographies qui forment la trame de son œuvre. Sans parler de La guerre de la Conquête (1955), sa contribution à la série Histoire de la Nouvelle-France2. À part ces ouvrages de Frégault (et encore…), que citer pour illustrer une tradition d’histoire militaire universitaire pour la période française avant 1970 ? Même l’extension de la période au Bas-Canada ne donnerait que quelques récits de bataille de plus.
Autrement dit, dans les universités québécoises (et sans doute à l’extérieur de ces institutions), il n’y avait guère, avant 1970, d’historiens pour étudier en véritables spécialistes l’histoire militaire de la phase coloniale fondatrice du pays. C’est dire que si histoire militaire il y avait, elle s’insérait dans l’histoire générale. Elle occupait donc une place importante dans le genre de récit qui allait peu à peu être laissé de côté, au Québec comme ailleurs, dans les années 1960 et 1970, soit le récit classique des grands événements et des puissants, haut en couleur dans la mesure du possible. Au Québec, la tournure du récit d’histoire coloniale fut peut-être particulièrement guerrière, et ce, pour deux raisons : la fréquence effectivement élevée des conflits militaires sous le Régime français et la prégnance à long terme – jusqu’en 2009, dirait l’auteur ! – d’une intrigue mettant en scène un peuple de résistants entouré d’ennemis menaçant sa survie.
L’histoire venant vers 1970 à privilégier d’autres récits et d’autres « acteurs » – pour l’instant, les structures et les « non-puissants » –, elle délaissa le militaire avec le reste. Le ras-le-bol visait à la fois les anciennes façons de faire des historiens et, ici, l’image d’une colonie à tout prix exceptionnelle, pour le meilleur et pour le pire. Mais le Régime français étant ce qu’il était – ponctué de guerres –, l’évacuation totale du phénomène militaire de la production universitaire, excepté dans les rarissimes ouvrages de synthèse et les cours magistraux (où les guerres n’ont jamais été des « non-sujets », p. 30), aurait été étonnante. D’autant plus que, comme le signale l’auteur, d’autres historiographies renouvelaient leur manière d’en traiter. Ainsi, sitôt marginalisée, la guerre fut de nouveau l’objet d’études approfondies, mais forcément, sous de nouveaux visages. Signalons rapidement quelques champs de l’histoire universitaire du Régime français – pour ne citer que cette période – où le militaire, au sens le plus large du terme, refit surface au Québec, comme ce fut le cas, plus globalement, chez les historiens nord-américains et français. Dès les années 1970, l’ethnohistoire en fit une arène centrale des relations franco-amérindiennes (travaux de Denys Delâge, John A. Dickinson, Alain Beaulieu, de l’influent « étranger » anglo-québécois Bruce Trigger). La nouvelle histoire des finances coloniales en pèse les incidences budgétaires et culturelles (Catherine Desbarats). L’étude de la vie des militaires d’autrefois n’est pas l’apanage des spécialistes de Parcs Canada (Arnaud Balvay). La guerre franco-amérindienne comme thème de la mémoire collective est le sujet d’une belle étude de Patrice Groulx. La guerre devient un aspect important du problème des subsistances coloniales chez Louise Dechêne.
Enfin, il y a le récent livre de cette même historienne, Le peuple, l’État et la guerre au Canada sous le Régime français3, paru en 2008. Nous sommes mal placés pour parler de cette étude dont nous avons assuré (avec Hélène Paré et Catherine Desbarats) l’édition posthume. Suggérons tout de même que si cette ample relecture du rôle du phénomène guerrier dans la vie coloniale convainc, c’est bien grâce à la connaissance profonde que possédait son auteur du contexte colonial plus large – sa capacité, bref, de ne pas faire que de l’histoire militaire. L’auteure s’intéresse aux relations entre les peuples et l’État, à la mentalité militaire, à l’historiographie qui l’a véhiculée, à la « canadianité » dont elle sert de support. Dans ce livre, comme dans l’historiographie en général, le militaire revêt des formes variables pour s’insérer dans des contextes qui le sont tout autant.
Cette étude émerge donc de l’historiographie québécoise récente plutôt que de s’inscrire en rupture avec elle. Yves Tremblay, qui salue dûment ce livre – nous l’en remercions – n’a donc pas à expliquer son existence par les fréquentations anglophones de l’historienne de McGill (p. 123, n. 45). Louise Dechêne lisait en effet beaucoup d’auteurs anglophones, puisant notamment dans l’historiographie sur l’expérience du combat (par exemple, John Keegan, Anatomie de la bataille4…), ce qui ne suffit pas, tout de même, pour l’extirper d’une historiographie québécoise, elle-même fortement influencée par les courants internationaux de la discipline. Se lamenter, comme le fait Tremblay, que « des étrangers en savent plus sur notre histoire que nous-mêmes », ou encore que « les ‘Anglais’ nous ont [volé] » notre histoire militaire (p. 192 et p. 231), fait non seulement fi de cette composante militaire de l’historiographie québécoise récente, mais transforme en rivalité un débat international qui est fondamental à l’avancement des connaissances historiques. Si le souci de ne pas voir étouffée la voix québécoise est évidemment légitime, la menace est on ne peut plus mal localisée : elle ne vient pas des HISTORIENS « étrangers », mais de la crise financière qui serre de si près nos universités. Mais ceci est une autre histoire…
Terminons en revenant sur la polémique autour des Plaines comme l’un des récents enjeux de nos débats historico-nationaux. Rappelons qu’Yves Tremblay consacre la première partie de son livre à la récente controverse entourant la « reconstitution » de la plus québécoise des batailles, controverse qui, pour lui, n’est qu’une preuve supplémentaire du déficit d’histoire militaire dans la sphère publique. Ayant annoncé leur intention de revivre in situ sur les Plaines, un quart de millénaire plus tard, les événements du 13 septembre 1759, les adeptes de la reconstitution des batailles historiques furent obligés d’y renoncer devant l’ampleur de la controverse suscitée, notamment, par une certaine opinion nationaliste criant à la profanation d’un lieu de mémoire et à la banalisation d’une défaite historique. Cette renonciation serait regrettable selon l’auteur, non seulement pour les « reconstituteurs », mais encore davantage pour tous les Québécois à l’« égo-mémoire » aliénée (p. 11-12), qui se sont ainsi vu privés de l’occasion de voir fidèlement recréé un épisode crucial de leur histoire. Cela parce que la reconstitution des batailles exercerait auprès du grand public une fonction pédagogique certaine : « Un spectacle à grand déploiement est probablement un moyen plus efficace de montrer les choses que des dizaines d’articles de revues savantes ignorées par le public et la presse » (p. 193).
Nous n’avons rien contre la reconstitution de batailles, d’autant plus que cette activité est responsable de quelques belles vocations d’historien parmi nos étudiants. Nos doutes concernent plutôt deux suppositions que fait Yves Tremblay : la reconstitution des batailles serait un moyen efficace de transmettre au public des connaissances historiques validées par les travaux récents ; les opposants à la reconstitution ne peuvent être que les dupes d’une histoire qui n’est pas à jour (en l’occurrence, celle racontée par les activistes nationalistes).
Commençons par ce dernier point. Selon l’auteur, la seule raison de l’opposition à la reconstitution serait le nationalisme, voire l’ultranationalisme des opposants, dont la lecture de l’histoire serait assortie à leurs vues politiques. Ne dit-il pas que « l’incompréhension hargneuse et virulente [en 2009] avait, on l’a vu, sa version de l’histoire, une version prédigérée et assez peu conforme aux avancées de l’historiographie » (p. 224)? Or, tous les opposants n’étaient pas nécessairement des admirateurs de Casgrain ou de Groulx, comme semble le penser Tremblay. Ainsi, Denise Bombardier (Le Devoir, 31 janvier 2009) s’est opposée à l’idée « de transformer un événement historique déprimant pour les francophones d’Amérique en un party d’Halloween d’été ». Et pourtant, la même journaliste, neuf mois plus tard, taxa le Moulin à paroles d’entreprise menée par les indépendantistes (Le Devoir, 12 septembre 2009). Au rang des opposants se trouve également Lysiane Gagnon, journaliste de La Presse, qui admet pourtant : « [o]n peut dire, et ce n’est pas faux, que la victoire de Wolfe a permis aux habitants de la Nouvelle-France, quelques années plus tard, de passer d’une monarchie absolue à un régime plus éclairé, la monarchie constitutionnelle anglaise » (La Presse, 24 janvier 2009). Indépendantiste pure et dure, va ! À noter qu’en septembre 2009, Lysiane Gagnon fut aussi au nombre des personnes dénonçant le Moulin à paroles comme une entreprise organisée par des souverainistes qui « […] devraient s’abstenir de prétendre servir l’Histoire ».
En fait, ce que ces deux chroniqueuses faisaient surtout remarquer, c’est surtout que cette commémoration n’était pas de mise pour rappeler une défaite qui est encore très présente dans l’imaginaire collectif. Bref, elles reflétaient le consensus minimal d’une majorité de Québécois : ce n’était pas une entreprise respectueuse de la situation québécoise. D’ailleurs, il faut savoir que d’autres reconstitutions font l’objet de controverses et d’annulations ailleurs qu’au Québec. Selon Nicolas Fournier, étudiant à la maîtrise en histoire de l’UQAM qui a interviewé des reconstituteurs, une reconstitution du débarquement de Normandie a été annulée en 2007 puisque des rumeurs circulaient à l’effet que de vrais nazis se seraient infiltrés parmi les participants. Par ailleurs, les différentes batailles de la Guerre de Sécession américaine sont reconstituées depuis plusieurs décennies, mais cela n’est pas sans susciter de controverses, certains y voyant une célébration de l’héritage sudiste. Et ce n’est que tout récemment que les Français acceptent de participer à la reconstitution de Waterloo, alors qu’en Espagne, on ne permet pas de représenter les batailles ayant eu lieu lors de l’invasion des troupes napoléoniennes. Ces reconstitutions controversées touchent toujours à des blessures inhérentes à chaque nation : c’est le cas du nazisme en France ainsi que du passé esclavagiste et autonomiste du Sud aux États-Unis. Si, en France ou en Espagne, nations pourtant indépendantes (comme quoi il y a d’autre type de blessures), plusieurs refusent le jeu de la reconstitution de défaites, comment s’étonner que plusieurs Québécois, et non seulement les ultranationalistes, ont eu des réticences à commémorer le 13 septembre 1759 ? Beaucoup de Québécois estiment en fait que les conséquences de la Conquête ne sont pas encore disparues ou, du moins, que l’événement a encore un aspect négatif dans la mémoire. Mais cela, Yves Tremblay ne semble pas le comprendre, lui qui ne voit pas en quoi l’imposition d’une constitution au Québec en 1982 a un lien avec le débat (p. 33).
Quant aux vertus pédagogiques de la reconstitution de batailles, il nous semble qu’Yves Tremblay les surestime grandement. Non sans élégance, il évoque la vision tolstoïenne de la bataille comme confusion totale, vision réaliste dont pourrait bénéficier à son avis le public, amené à faire le ménage dans ses conceptions historiques erronées. Outre le fait que ce ne sont pas uniquement les erreurs factuelles qui comptent – l’auteur semble avoir une conception bien positiviste de l’histoire –, il est permis de douter de l’efficacité de la reconstitution en tant que média: ce qui est confusion pour le participant devient simplement illisible pour le spectateur. L’auteur évoque la recréation d’« états matériels et mentaux » (p. 216). Va pour les costumes et les canons, va à la limite pour la confusion. Mais qu’en est-il de la peur dans le ventre des combattants d’autrefois, trait essentiel de tout engagement militaire ? Elle sera forcément absente du rendez-vous. Le spectateur, quant à lui, a besoin d’informations supplémentaires sur le contexte historique dont l’auteur se fait justement le champion. Il a besoin de faits, bien entendu, mais surtout d’un récit qui donne sens à l’histoire, sens que l’action brute, fût-elle « réaliste », ne peut fournir… Pour cela, il faut recourir à d’autres moyens de communication. Et à une histoire qui n’est pas que militaire.
Finalement, la dénonciation de Tremblay ignore le décalage, malheureux mais presque incontournable, entre les acquis récents de la production scientifique et ce qu’on raconte dans les manuels et les synthèses. Ce décalage est parfois de 40 ans ! L’auteur confond aussi l’histoire et la mémoire. La mémoire est un construit social qui n’est pas nécessairement exact (contrairement à ce que soutient Tremblay, p. 66) et qui s’avère plutôt imperméable à l’égard des nouveautés historiographiques . C’est surtout sur la mémoire (qu’entretiennent, nous le reconnaissons, les vulgarisateurs avec, parfois, des desseins politiques précis) que se sont fondés les « rrquistes et les falardistes » (p. 66), adversaires de la reconstitution. En ne distinguant pas mémoire et histoire scientifique, l’auteur fait un procès d’intention à plusieurs de ses collègues. Ce sont les tenants de la mémoire et non l’historiographie scientifique qui « ignore[nt] les remises en question » (p. 180).
Pour conclure, donc : tout en le rejoignant dans sa condamnation de l’histoire idéologique, nous pensons que Tremblay a tort de vouloir reconstituer une bataille qui avive une zone non cicatrisée de la mémoire québécoise, et tort de prétendre que c’est une histoire militaire plus exacte qui réglerait nos éventuels problèmes d’« égo-mémoire ». C’est plutôt une histoire aux approches multiples, qui bouge, qui respire, et (en cela, il a raison) qui devrait aller davantage à la rencontre de son public.
SYLVIE DÉPATIE ET THOMAS WIEN
NOTES
Sylvie Dépatie est professeure d’histoire à l’Université du Québec à Montréal et Thomas Wien, à l’Université de Montréal.
1 Y. Tremblay, Plaines d’Abraham. Essai sur l’égo-mémoire des Québécois, p. 73. Les prochaines références à cet ouvrage sont indiquées entre parenthèses dans le corps du texte.
2 Guy Frégault, La guerre de la Conquête, 1754-1760, Montréal, Fides, c2009 (1re édition 1955).
3 Louise Dechêne, Le Peuple, l’État et la Guerre au Canada sous le Régime français, Montréal, Boréal, 2008.
4 John Keegan, Anatomie de la bataille Azincourt 1415, Waterloo 1815, La Somme 1916, Paris R. Laffont, 1993.