La question linguistique constitue un thème récurrent de l’histoire canadienne et québécoise. Elle insiste sur les rapports souvent conflictuels qu’entretiennent le français et l’anglais sur le territoire et ignore superbement les langues des premiers habitants. Au plan juridique, elle renvoie au statut et aux privilèges accordés à ces deux langues ainsi qu’aux droits conférés aux membres des deux communautés de langues officielles d’utiliser leur langue dans leurs rapports avec l’État et son administration. Ce statut et ces droits diffèrent d’une province à l’autre et de l’État provincial à l’État fédéral. Si le français et l’anglais sont les deux langues officielles de l’État fédéral et du Nouveau-Brunswick, l’anglais prédomine partout ailleurs sauf au Québec où le français est la langue officielle. Dans ce dernier cas et malgré son statut, le français peine à devenir véritablement la langue commune de l’ensemble de la population québécoise, en particulier à Montréal.
Mais la question linguistique au Québec revêt aussi une allure qualitative. S’agissant d’en fixer la norme et la qualité, plusieurs modèles existent. Pour les uns, le modèle de référence est le français standard international. Pour ceux épris d’endogénisme, le français québécois constitue bel et bien une langue à part et autonome. On doit donc procéder en référant au français employé au Québec. Mais compte tenu de la diglossie existante, cette position endogéniste génère deux modèles et est susceptible elle-même de faire appel soit à la langue populaire, soit à celle de l’élite. Sous l’influence endogéniste, l’État québécois interviendrait, selon l’auteur, sur le corpus de la langue en privilégiant sinon en imposant cette dernière conception du français, à savoir le français standard québécois, à l’ensemble de la société. C’est à cette dimension qualitative que se rattache le livre de Lionel Meney (Main basse sur la langue. Idéologie et interventionnisme linguistique au Québec), et qui se veut être une critique de cette position.
Dans son introduction, l’auteur cible bien son intervention et déclare tout de go son intention de démontrer qu’en situant la problématique linguistique dans son contexte global, l’endogénisme se révèle être une position plus idéologique que scientifique. En rapatriant ainsi la norme de référence touchant la qualité du français, les endogénistes isoleraient le Québec, le coupant de la francophonie internationale, alors que le véritable combat appelle à l’union contre l’envahissement de la langue anglaise. L’auteur s’emploie à étayer cette thèse de manière cohérente et structurée.
Ainsi et dans une première partie, Meney rappelle-t-il le cadre géographique, économique et social dans lequel évolue la langue française en Amérique et plus particulièrement au Québec. Les statistiques citées sont nombreuses et convergent toutes vers le même constat. Bref, « c’est pas facile » ! L’assimilation reste un phénomène réel qui nourrit l’angoisse des francophones d’ici. Même au Québec, après trente-cinq ans de Loi 101, le pouvoir d’attraction de l’anglais auprès des immigrants, voire des francophones en général, ainsi que son influence sur la qualité du français parlé et écrit restent considérables.
La seconde partie de l’ouvrage s’intitule « Représentations » et revêt un caractère plus polémiste. Quelles sont les véritables menaces à l’identité québécoise ? En réalité, l’auteur rappelle l’éternelle ambiguïté des Québécois francophones incapables de décider, une fois pour toutes, de leur statut politique, une ambiguïté qui se prolonge aussi sur le front linguistique : quelle doit être véritablement la place du français au Québec et quel français doit-on y parler ? Puis, quels doivent être les rapports entre la francophonie québécoise et la France? À ce niveau, c’est avec raison qu’il décrit l’espèce de relation amour-haine ou colonisateur-colonisé qui caractérise certaines interventions québécoises. Plusieurs commentaires vis-à-vis de la France et des Français frisent carrément le racisme ou, en tous les cas, seraient considérés comme du racisme s’ils étaient dirigés vers d’autres communautés.
La troisième partie s’attaque à la vision endogéniste à proprement parler. Pour Meney, le débat qui a cours de façon quasi permanente à ce niveau au Québec est de nature idéologique. L’épuration d’une langue reste un combat perdu d’avance. Les opposants à l’endogénisme sont nombreux et bien organisés mais il reste que les tenants de l’idéologie ont envahi les centres de pouvoir linguistique au Québec que sont les universités et certains organismes gouvernementaux, à commencer par le Conseil de la langue française et l’Office québécois de la langue française. La Commission des états généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec (Commission Larose) invitait à utiliser une langue française de qualité et conforme à la norme québécoise dans ses recommandations remises au gouvernement québécois en 2001. Après avoir relevé les nombreux accrocs à la qualité de la langue française utilisée dans le rapport, après avoir dénoncé les investissements gouvernementaux pour créer de nouveaux instruments de référence linguistique dont la rédaction a été confiée à des tenants de l’endogénisme, dont l’influence s’est même faite sentir dans certains dictionnaires de France (et on peut aussi penser à l’album de Tintin Coke en stock publié récemment par Casterman en québécois), Meney s’attarde à y identifier toutes les particularités lexicales qui font que ces instruments ne sont pas vraiment représentatifs du français québécois. Ainsi le français standard du Québec dont les endogénistes se font les apôtres contient des fautes de construction verbale, de prépositions, de combinaison de termes et de mode ; il contient aussi de nombreux calques, des anglicismes et ainsi de suite. L’auteur reproche aux linguistes endogénistes de confondre le référent et le signe linguistique ainsi que leur ignorance du français standard dans son usage réel. La lecture de cette troisième partie risque d’être éprouvante, même si elle est fort intéressante, pour le lecteur moyen peu introduit à la linguistique et à la lexicographie. C’est ici que le soussigné a commencé à douter sérieusement de la qualité de son français parlé et écrit…
Dans la quatrième et dernière partie de son ouvrage, Meney commente sur un ton très critique, parfois même virulent, les principaux ouvrages ou produits endogénistes, y inclus ceux en cours de production, que l’on retrouve aujourd’hui dont le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, le Dictionnaire historique du français québécois et le Grand dictionnaire terminologique. Pour l’auteur, tous ces produits ont en commun de vouloir relativiser le français de France pour mieux valoriser celui du Québec. Mieux, et pour sauvegarder la réputation de l’Office québécois de la langue française et l’expertise linguistique du Québec, il faudrait suspendre la consultation en ligne du Grand dictionnaire terminologique. Cet ouvrage n’en est pas un d’usage mais bien d’orientation de l’usage.
Dans sa conclusion, l’auteur invite à faire le tri entre les emprunts nécessaires à la société québécoise et ceux qui font obstacle à la communication avec le reste du monde francophone. Pour Meney, le fondement de l’endogénisme au Québec repose sur une conception qui fait de la langue le marqueur principal de la nation et qui insiste trop sur la fonction identitaire de la langue française au Québec plutôt que sur sa fonction utilitaire. Le principe d’égalité n’est pas applicable aux langues qui sont des instruments de communication créés par les hommes et qui doivent être jugées comme tels, c’est-à-dire en fonction des services rendus et en tenant compte des particularismes des sociétés desservies. Si un particularisme marque le français québécois, il n’en fait pas une langue autonome pour autant. Le fait que les locuteurs québécois puissent s’approvisionner tant sur le marché québécois lui-même que sur celui du français international n’est pas dévalorisant, bien au contraire ! L’endogénisme constitue un élément du nationalisme politique en ce qu’il est un processus d’affirmation nationale. Selon l’auteur, la langue française au Québec doit être désacralisée et la priorité doit être donnée non pas à sa fonction identitaire mais à sa fonction utilitaire.
Il semble au soussigné qu’il est plutôt difficile dans le contexte du Québec de dissocier le français de sa fonction identitaire sans que par ailleurs cela ne nuise à sa fonction utilitaire. Que ce soit au niveau canadien où l’on continue à distinguer entre canadien-anglais et canadien-français ou au Québec, lequel se voit ou est vu comme le principal foyer de la francophonie en Amérique du Nord, le français constitue un élément important qui caractérise l’histoire du Québec et son statut politique en est profondément marqué. Les tribunaux canadiens ont reconnu eux-mêmes l’importance de la langue comme outil privilégié de communication. En effet et selon eux, toute garantie linguistique est indissociable de la culture véhiculée par cette langue laquelle fait partie intégrante de l’identité des peuples qui la parlent.
Il est intéressant de noter qu’au plan juridique, c’est le principe d’égalité qui sous-tend tout l’aménagement des droits linguistiques au Canada. Ainsi et par exemple, non seulement les textes constitutionnels font de l’anglais et du français les deux langues officielles de l’État fédéral et du Nouveau-Brunswick mais de plus, ils leur attribuent expressément un statut d’égalité ainsi que des droits et privilèges égaux quant à leur utilisation. Et lorsqu’une garantie linguistique n’est pas accolée à la langue elle-même mais conférée aux individus, son application reste toujours aussi orientée par le principe d’égalité. Par exemple et en accord avec la constitution, les lois du Parlement canadien ainsi que de trois provinces (Québec, Manitoba et Nouveau-Brunswick) sont adoptées, imprimées et publiées en français et en anglais. La jurisprudence explique que si la constitution met de l’avant cette prescription au bilinguisme législatif, c’est pour assurer les droits fondamentaux des citoyens francophones et anglophones à l’égalité d’accès à la loi dans leur langue. Quant au volet parlementaire, la constitution autorise l’emploi de l’une ou l’autre langue dans les travaux des assemblées mentionnées. Là aussi l’objectif poursuivi est de permettre aux francophones et aux anglophones de participer sur une base d’égalité aux débats et aux travaux parlementaires en prévoyant l’accès à des textes bilingues. De plus, les versions anglaise et française des textes de loi sont égales. En interprétant un texte de loi, on ne peut en recherchant la volonté du législateur prioriser une version au détriment de l’autre, les deux ayant également force de loi et possédant la même valeur. Dans le domaine des droits scolaires octroyés à la minorité de langue officielle de chaque province, le principe égalitaire est tout aussi présent et les services éducatifs dispensés doivent être, selon les tribunaux, de qualité égale à ceux dispensés pour les enfants de la majorité.
Mais il est bien évident que la seule attribution d’un statut, de droits et de privilèges égaux reste insuffisante pour assurer le maintien d’une langue qui est en concurrence, son développement et, ajouterions-nous, sa qualité. Il reste qu’à notre avis, ne pas intervenir sur le statut de la langue française en Amérique du nord, c’est laisser libre cours aux forces du marché linguistique totalement dominé par la langue anglaise. Même le gouvernement fédéral l’a compris lorsqu’il a fait adopter en 1968 sa loi sur les langues officielles laquelle est essentiellement destinée à promouvoir le français. Toutes les législations linguistiques adoptées par le Québec visent, avec plus ou moins d’adresse, à appuyer, sinon à renforcer le statut du français.
Si la qualité du français fait l’objet d’un débat constant, paradoxalement les sondages indiquent qu’au Québec, les parents francophones se préoccupent davantage de l’apprentissage de l’anglais comme langue seconde pour leur progéniture que de l’enseignement du français comme langue maternelle. Dans un tel contexte, il ne faut pas être surpris qu’une majorité de parents francophones et allophones réclament le libre choix pour accéder à l’école anglaise et que la polémique entourant le modèle de référence pour établir la norme du français standard déborde rarement de la cour des seuls spécialistes.
Plusieurs professions ont leur langage et le droit n’y fait pas exception. Puisque la loi s’adresse à tous, l’emploi d’une langue simple et accessible constitue un pré-requis pour atteindre précision, crédibilité et efficacité. Le droit privé au Québec est régi par la tradition civiliste. Au plan linguistique et s’agissant de rédiger la loi, la difficulté ne découle pas tant du standard du français à utiliser mais plutôt du style et des concepts qui diffèrent de ceux de la common law anglaise qui, elle, trouve application en droit public. De même, pour que justice soit rendue, il faut que la langue des tribunaux soit claire et comprise par ceux à qui ils s’adressent. La langue doit ici revêtir un caractère universel et pourra emprunter à plusieurs modèles puisque l’important est d’être compris. Mais il est vrai également que la qualité de la langue reste tout de même une préoccupation en droit et qu’il existe des initiatives visant à modifier le corpus de la langue juridique. Par exemple, le Comité linguistique du ministère de la justice du Québec propose un répertoire de termes juridiques pour ceux qui s’intéressent à la langue du droit. Il vise à corriger certaines impropriétés, à faire connaître des termes juridiques existants mais inutilisés, à remplacer des anglicismes, etc… Mais ce répertoire est intégré au Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française dont la consultation en ligne doit, selon Meney, être suspendue… À notre avis, le modèle de référence linguistique peut être aussi bien la terminologie employée en France puisque le code civil y puise ses origines que les particularismes québécois en coexistence depuis plus de deux siècles avec le droit anglais. Précisons que le Ministère fédéral de la Justice se préoccupe aussi de la qualité de la langue juridique et qu’il vient de publier un dictionnaire de termes juridiques en français et en anglais. Ces initiatives portant sur le corpus de la langue juridique ont comme effet d’influencer ou de tenter d’influencer son usage. Cette influence ne peut, à notre avis, qu’être positive au plan de la qualité de la langue et nous constatons qu’il n’existe tout simplement pas en la matière de modèle exclusif.
Depuis longtemps au Québec, un sentiment de culpabilité est entretenu au sein de la population francophone lorsque celle-ci insiste sur ses particularismes. Au plan politique, l’affirmation nationale et la référence à l’histoire sont considérées comme un repli sur soi, pire, comme une réaction à caractère ethnique et un refus à l’ouverture. Ce sont là des balivernes mais qui ont quand même produit des effets: par exemple, on ne parle plus de constitution même si le problème persiste, on enseigne peu ou mal l’histoire du Québec et l’on vante les mérites de la mondialisation qui elle, évidemment, parle une autre langue. Certains pourraient craindre que la même logique fonde en partie l’ouvrage de Meney. À trop insister sur les particularismes qui façonnent le français québécois, on fait preuve de repli et on refuse l’ouverture sur la francophonie internationale. À notre avis, ce constat serait exagéré et c’est finalement un juste équilibre entre l’identité québécoise et son rattachement à la francophonie internationale qui est valorisé.
Il reste que l’analyse est construite de façon intelligente et est bien documentée. Nul doute que cet ouvrage ajoute positivement au débat sur la qualité de la langue française au Québec. Il intéressera sûrement le spécialiste de la langue. Le lecteur moyen, comme le soussigné, y trouvera également son compte grâce à l’information qui y est contenue et même s’il peut se sentir moins concerné par ce qui apparaît être d’abord un débat de spécialistes. Mais en bout de ligne, comment promouvoir efficacement le français au Québec sans en promouvoir également la qualité ?
André Braën*
NOTES
* André Braën est linguiste et lexicographe. Il a enseigné le français, le russe et la traduction à l’Université Laval. Il se spécialise dans l’analyse différentielle du français du Québec et de France. Auteur du Dictionnaire québécois-français (Guérin, 1999), son expertise a été fréquemment sollicitée par de nombreux organismes. Sa compétence et ses efforts lui ont valu de nombreux prix et distinctions. Le soussigné n’est ni linguiste ni lexicographe. Il est avocat et enseigne à l’Université d’Ottawa le droit public et le droit maritime. Il se spécialise, entre autres, dans le domaine des droits linguistiques au Canada. Il est l’auteur de nombreuses publications et… reste en attente de distinctions.