Si le XXe siècle a été celui des extrêmes, suivant la formule d’Éric Hobsbawm, Curzio Malaparte fut pleinement fils de ce siècle. C’est à son parcours de vie – signé d’un éclatement le plus total, marqué par une œuvre littéraire débordante, audacieuse, parfois impétueuse, souvent polémique et ponctuée d’engagements militants au sein de mouvements politiques les plus inconciliables que l’on mesure toute l’envergure de cet homme de lettres italien d’exception. Une vie qu’on peine à imaginer qu’elle pût être la réalisation d’un seul homme tant elle fut remplie de contradictions.
UNE ŒUVRE ET UNE VIE ÉCLATÉES
Idéaliste et aventurier, il n’a pas encore 17 ans lorsqu’il s’engage dans la Légion garibaldienne pour aller combattre les Allemands en France au tout début de la Grande Guerre. Lorsque l’Italie entre dans le conflit, il intègre alors son armée comme commandant d’une unité de lance-flammes. À l’été 1918, il est victime des gaz allemands au cours de la Seconde bataille de la Marne. Après l’Armistice, remarqué par les autorités militaires pour ses talents d’écriture, il est nommé directeur du service de presse du Conseil supérieur de la guerre italien à la conférence de paix de Versailles. Démobilisé, il entre dans le corps diplomatique et est envoyé à Varsovie comme attaché culturel à la Légation italienne, profession qu’il abandonne cette profession peu de temps après.
Dans l’entre-deux-guerres, il se consacre à nombreux projets d’écriture. Il fonde ou collabore à la mise sur pied de plusieurs revues de création littéraire, d’essais et de politique, parmi lesquelles certaines vont connaître un certain succès, notamment Prospettive (de 1937 à 1943) qui bénéficiera pendant un certain temps d’un généreux soutien financier de l’État fasciste italien. Il fonde une maison d’édition : La Voce. Il se donne également au journalisme, profession qui le fera grandement connaître. Ainsi, en 1929, se voit-il nommé directeur du quotidien turinois La Stampa, qui flirte alors avec la droite, jusqu’à son congédiement deux ans plus tard pour des raisons qui ne sont pas étrangères à ses opinions politiques et à son goût de la polémique - qu’il dirige aussi bien contre les opposants au régime qu’à l’égard des hauts dirigeants fascistes eux-mêmes. Il reprend alors aussitôt du service comme correspondant au Corriere della Sera, journal qui est sous l’influence du fascisme à cette époque. Aventureux au service des lettres, il séjourne à Moscou en mai 1929 alors qu’il est à la tête de La Stampa. Dix ans plus tard, il parcourt pendant deux mois l’Éthiopie occupée comme correspondant spécial du Corriere.
S’il est d’abord connu du grand public pour son œuvre journalistique, Malaparte se fait également connaître des milieux littéraires de l’époque comme écrivain de talent. En 1921, il fait paraître à frais d’auteur un livre-pamphlet contre la Grande Guerre : Viva Caporetto !, un titre controversé qui renvoie à l’une des plus humiliantes défaites de l’Italie durant ce conflit. En 1928, il publie le recueil de poèmes L’Arcitaliano (L’Architalien). Trois ans plus tard, il publie chez Grasset, en traduction, un ouvrage qu’aucun éditeur italien ne se serait risqué de publier mais qui va assurer à son auteur un succès considérable : Technique du coup d’État. Deux ans après la sortie de cet essai qui fait grand bruit, il est piégé par Il Duce qui lui demande de rentrer en Italie et se voit incarcéré, puis envoyé en résidence surveillée pour cinq ans sur l’île éolienne de Lipari. À ces titres s’en ajoutent de nombreux autres, notamment parmi ses plus connus, le recueil de nouvelles Sangue (Sang; 1937), le roman autobiographique La Pelle (La Peau; 1949) et l’essai politique fictif Monsieur Caméléon (1949).
À la fin des années 1930, dans l’Île de Capri au large de Naples, Malaparte se lance dans la construction d’une maison au style architectural moderne et flamboyant, qui deviendra la Villa Malaparte. À sa mort, par provocation, l’écrivain la lègue à la République populaire de Chine dans le but de la transformer en résidence pour les étudiants et artistes chinois. En 1963, c’est cette villa qui sert de décor à Jean-Luc Goddard pour son film Le Mépris avec Brigitte Bardot.
Au début de 1940, lorsque l’Italie entre en guerre, il est mobilisé à nouveau. Il intègre alors un régiment de chasseurs alpins, avant d’être muté au service journalistique de l’armée, et continuant par ailleurs à signer des articles pour le Corriere. Il se rend en Grèce pour préparer l’invasion italienne, puis – dans les Balkans, en Roumaine et enfin sur le front russe juste avant le déclenchement de l’opération Barbarossa – il devient l’un des seuls journalistes étrangers à suivre les troupes allemandes sur le front de l’Est. En février 1942, durant le siège de Leningrad, il accompagne les troupes finlandaises – qui sont mobilisées de force pour contribuer à l’effort de guerre de l’Axe. S’appuyant sur cette expérience intime avec l’horreur de la guerre, il rédige au cours d’un séjour en Suède un recueil de nouvelles empreint d’un sentiment de déchéance dans laquelle serait tombée la civilisation européenne. Ce recueil paraît en 1944 sous le titre évocateur de Kaputt.
En juillet 1943, il rentre en Italie alors que les derniers jours du règne de Mussolini sont comptés. Il est alors mis aux arrêts par le régime fasciste pour des commérages dont il serait l’auteur et qui nuiraient aux bonnes relations germano-italiennes. Rapidement libéré, quelques jours plus tard il est toutefois emprisonné à Naples, pour son appartenance au fascisme par les troupes étatsuniennes fraîchement débarquées dans la péninsule. Libéré aussitôt, il est à nouveau arrêté par les autorités italiennes pour les mêmes motifs ! Il décide alors de joindre l’armée de Patton où il sert de correspondant de guerre jusqu’à la victoire alliée.
En 1947, il s’installe à Paris où il signe des articles pour différentes revues ou périodiques, rédige des nouvelles et des romans (notamment La Peau; 1949), monte des pièces de théâtre et réalise même un film : Il Christo proibito (Le Christ interdit), qui sort en salle en 1951. Il est mal accueilli dans les cercles et les salons parisiens et ses projets de théâtre comme ceux de cinéma essuient tous des échecs. Il réussit néanmoins en 1949 à se faire nommer membre du jury du Festival de cinéma de Cannes.
En 1952, il se rend au Chili à titre de correspondant pour le journal romain Il Tempo, quotidien modéré de centre-droit. Lors de ce voyage, où il a l’occasion de rencontrer Pablo Neruda, il se rapproche, en pensée, des mouvements d’extrême-gauche anti-impérialistes latino-américains. En 1956, il entreprend un long voyage qui le mènera de Moscou à Pékin au cours duquel il rédige des articles pour ce journal et pour Vie Nuove, l’hebdomadaire du Parti communiste italien. Il use alors de sa plume pour faire l’éloge de l’Union soviétique et de son système (nous sommes sous Khrouchtchev) ainsi que de la Chine de Mao (nous sommes avant la campagne des Cent Fleurs et du Grand Bon en avant).
Malaparte n’est donc pas indifférent à la politique; comment un homme comme lui aurait-il pu ne pas l’être? Même s’il se refuse tout au long de sa vie de s’y consacrer entièrement. Dès l’âge de 14 ans, il adhère au Parti républicain italien alors que le pays est encore une monarchie. À l’automne 1922, il prend sa carte de membre du Parti national fasciste fondé un an plus tôt par Mussolini, parti au sein duquel il demeure actif jusqu’à son exclusion en octobre 1933. Cette expulsion ne signifia toutefois pas son renoncement aux idéaux portés par ce parti radical, qu’il continuera à défendre dans de nombreux papiers jusqu’en 1943. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il se rapproche du Parti communiste italien, qui lui refusera pendant longtemps sa carte de membre. Malgré cela, il collabore brièvement à la revue l’Unità, organe communiste italien en 1944, notamment, pendant qu’il correspond toujours pour l’armée étatsunienne. En 1956, à distance de l’extrémisme de gauche et de droite, il renoue avec ses idéaux républicains de jeunesse et se porte candidat, sans succès, au poste de député pour le Parti républicain italien.
Tombé grièvement malade lors de son séjour à Pékin, il est alors rapatrié à Rome où il meurt le 19 juillet 1957. Avant de mourir, il est enfin admis au sein du Parti communiste italien. Au même moment, Malaparte, qui n’en est pas à une contradiction près, demande à se faire baptiser selon le rite catholique par un prêtre jésuite, lui qui avait été élevé dans la foi protestante et qui était demeuré toute sa vie non pratiquant.
UN GOÛT EFFRÉNÉ D’ÊTRE AU CŒUR DE L’HISTOIRE
Né d’une mère lombarde et d’un père allemand originaire de Saxe mais établi depuis peu en Italie, Kurt Erich Suckert est né à Prato en Toscane en 1898. C’est à la fin des années 1920 qu’il adopte le nom qui le rendit célèbre : Curzio Malaparte. Il voulut par ce nom reprendre, en inversant sa première syllabe, le nom de Bonaparte, à qui il vouait une grande admiration. Mais à la différence de l’empereur français dont la vie se termina mal, Curzio espérait qu’avec un tel nom, la sienne allait au contraire être remplie de succès.
Curzio Malaparte est d’abord et avant tout un paradoxe, ce dont témoigne l’incohérence de ses engagements politiques et prises de position très diversifiés. Un jour il se proclame républicain d’obédience garibaldienne, l’autre, il embrasse avec ardeur le fascisme, et plus tard, il montre sa grande admiration pour les réussites du bolchévisme révolutionnaire. On pourrait mettre au compte de son indépendance d’esprit sa fréquentation de tous ces courants idéologiques incompatibles – comme si Malaparte, libre penseur, était capable d’être au-dessus de tous ces clivages politiques. Pourtant, il semble que cet éparpillement soit davantage attribuable à un désir effréné d’être au cœur de l’histoire. En effet, tout au long de sa vie, il n’hésite jamais à adhérer à quelque mouvements en vogue, du moment où il sent qu’ils sont à passer à l’histoire. Malaparte n’a pas de conviction, n’est pas un homme de principes, n’est pas idéologue. Aussi peut-il, au besoin, lorsque les circonstances l’appellent et de manière strictement opportune, embrasser n’importe lequel des courants politiques en ce siècle des extrêmes, n’hésitant d’ailleurs pas à embrasser mêmes les plus radicaux d’entre eux. En vérité, ce qui semble guider ce personnage hors norme est un désir insatiable d’être au cœur des événements qui font histoire. Comme s’il ne pouvait s’empêcher d’être là dans ces moments décisifs où tout bascule et où tout ne sera plus jamais comme avant, où tout reste à faire, même si l’essentiel est derrière soi. Malaparte ne cherche pas à passer en vérité à l’histoire, ne cherche pas à être acteur de l’histoire, mais seulement à être aux premières loges lorsque l’histoire advient, lorsqu’elle se fait.
Pour le philosophe Hegel, l’histoire est un tribunal. Quiconque veut s’y frotter sait qu’il doit trouver la voie d’accès à ce procès perpétuel. Malaparte a du flair pour tout ce qui est grand ou tout ce qui est en devenir de l’être, historiquement parlant. Ce n’est pas qu’il est ambitieux, même s’il n’est pas insensible à l’appel de la gloire – « l’unique félicité, la richesse unique» comme il l’écrivait dans son autobiographie (1944) : plutôt, Malaparte sait très bien que la polémique est l’une des voies les plus sûres vers les premières loges de ce tribunal. Il sait que c’est souvent par elle qu’advient ce qui fait événement en histoire. Porté par un goût marqué pour la provocation, querelleur et polémiste, capable d’attaques ad hominem les plus violentes, cruelles ou insensées, Malaparte demeure une figure associée à la controverse. Tout faire pour faire du bruit. Il ne cherche pas la polémique pour la polémique, mais pour ce qu’elle ouvre de possible, comme voie d’accès à l’histoire qui se fait.
SUR TECHNIQUE DU COUP D’ÉTAT
Avec ses romans La Pelle (La Peau) et Kaputt, Technique du coup d’État compte parmi les ouvrages les plus réussis de Malaparte. Ce dernier est le plus tiré et le plus traduit de ses œuvres, mais aussi, le plus explosif. Rédigé à Turin en 1930, à la fin de son règne comme directeur de La Stampa et publié à Paris en 1931, peu après son départ du journal et pendant l’un de ses nombreux séjours dans la Ville lumière, ce livre a connu plus d’une vingtaine d’éditions en France. Initialement interdit de publication dans l’Italie fasciste, les lecteurs italiens ont dû attendre 1946 avant de pouvoir découvrir Tecnica del colpo di Stato. Avec cet essai, Malaparte profite d’un succès littéraire incontestable, mais surtout d’une polémique grandiose. D’un style vif, frondeur et naturellement subversif, l’ouvrage possède tous les ingrédients d’une bonne controverse.
Pourtant, Technique du coup d’État est un livre qui reçut à sa sortie un accueil assez froid, autant à gauche qu’à droite, aussi bien chez ceux qui rêvent d’un autre monde, que ceux engagés au maintien de l’ordre établi de l’époque. Mais rarement un livre aura fait autant de bruit, n’aura suscité autant de réactions les plus vives. Non sans raison, nombreux sont ceux à avoir vu dans cet essai une version modernisée du Prince. En ces temps révolutionnaires – la fin des années 1920 en Europe –, comment renverser le pouvoir? Sa thèse est simple : la conquête du pouvoir ne dépend pas d’une situation sociale ou politique particulière, d’un contexte d’instabilité favorable à l’éclosion d’une révolution – contexte qui de toute façon tarde toujours à venir ou sinon qui ne vient jamais –, mais de la maîtrise adéquate de la technique du coup d’État. Car pour Malaparte – qui s’appuie notamment sur la Révolution bolchévique et la prise du pouvoir de Mussolini en Italie pour étayer sa thèse – pour réussir un coup d’État, il suffit d’un petit groupe de ceux qu’il appelle les « catilinaires » – en mémoire au conjurateur Catilina, qui pourtant échoua devant Cicéron –, bien entraînés et rompus aux techniques de la sédition et de l’insurrection les plus rigoureuses, les plus efficaces. Ce n’est jamais la valeur des idéaux, autrement dit la justesse des motifs, ni la présence de circonstances favorables, qui assurent le succès d’une insurrection, mais encore une fois la perfection de l’exécution technique du coup d’État.
En vérité, seul un Curzio Malaparte, aurait pu écrire un tel ouvrage. Quiconque avait été trop politisé, c’est-à-dire trop pénétré de convictions politiques bien arrêtées, quiconque avait été trop engagé dans la lutte politique, ou bien pour renverser le pouvoir ou pour le garder, aurait été incapable d’écrire un tel texte. Comment ne pas apercevoir l’effet explosif de cette thèse sur le plan politique, laquelle peut aussi bien servir les intérêts de groupes radicaux, révolutionnaires ou réactionnaires, que ceux des gouvernants confrontés à la menace de ces groupes? Or, précisément, Malaparte n’était pas idéologue, n’était pas partisan, n’était pas à proprement parler militant. Ce qu’il recherchait en politique, ce n’est pas le pouvoir comme tel, mais la proximité avec les événements qui font histoire, ce que peut procurer le pouvoir. Sans n’avoir jamais exercé lui-même directement le pouvoir, ni s’être jamais personnellement risqué à participer à sa prise – sinon à distance ou en dilettante –, l’écrivain italien s’y est néanmoins suffisamment frotté pour avoir pu imaginer une telle thèse. C’est parce qu’à travers ses nombreuses expériences personnelles il a fréquenté les cercles les plus hauts du pouvoir, qu’il le connaît bien et qu’il peut penser la meilleure manière de le renverser, et du coup, de le préserver. La Technique du coup d’État est le fruit de cette position avantageuse qui aura été celle de Malaparte toute au long de sa vie, en tant que témoin vedette de l’histoire, sans pour autant n’avoir jamais désiré lui-même se faire véritablement protagoniste de l’histoire.
Danic Parenteau*
NOTES
* Danic Parenteau est professeur adjoint au Collège militaire royal de Saint-Jean.