Dans les pays où l’ordre est fondé sur la liberté, l’opinion publique a tort de ne pas se préoccuper de l’éventualité d’un coup d’État. Étant donné la situation de l’Europe, cette éventualité existe partout, aussi bien dans un pays libre et organisé, un État « policé », pour employer un terme du xviiie siècle, dont le sens est bien moderne, que dans un pays en proie au désordre. En 1920, à Varsovie, au cours d’une de ces réunions que le corps diplomatique tenait presque chaque jour, à la Nonciature Apostolique, pour examiner la situation de la Pologne envahie par l’Armée rouge de Trotzky et déchirée par les luttes intestines, j’eus l’occasion d’entendre un dialogue assez vif, une sorte de dissertation fort peu académique sur la nature et les dangers des révolutions, qui s’engagea entre le Ministre d’Angleterre, sir Horace Rumbold, et Monseigneur Ratti, le Pape actuel Pie XI, alors Nonce Apostolique à Varsovie.
Occasion rare, que celle d’entendre un futur Pape défendre les opinions de Trotzky sur le problème révolutionnaire moderne, contre un ministre anglais, et en présence des représentants diplomatiques des principales nations du monde. Sir Horace Rumbold déclarait que le désordre était extrême dans toute la Pologne, qu’une révolution s’ensuivrait fatalement, d’un jour à l’autre ; qu’en conséquence, le corps diplomatique devait sans plus tarder abandonner Varsovie. Monseigneur Ratti répliquait qu’en effet le désordre était grand dans tout le pays, mais que la révolution n’est jamais la conséquence nécessaire du désordre, qu’il considérait donc comme une erreur d’abandonner la capitale, d’autant plus que le danger révolutionnaire n’était pas plus grave en Pologne que dans tous les autres pays d’Europe : il concluait qu’il ne s’éloignerait pas de Varsovie. Dans un pays civilisé, où l’organisation de l’État est puissante, répliquait le ministre d’Angleterre, le danger d’une révolution est inexistant; ce n’est que du désordre que naissent les révolutions. Monseigneur Ratti, défendant, sans s’en apercevoir, la thèse de Trotzky, insistait sur son affirmation que la révolution est tout aussi possible dans un pays civilisé, puissamment organisé et policé, comme l’Angleterre, que dans un pays en proie à l’anarchie, miné par la lutte des factions politiques et envahi par une armée ennemie, comme l’était à ce moment la Pologne. « Oh never ! » s’écria Sir Horace Rumbold. Il semblait aussi contristé, aussi scandalisé par cette affirmation calomnieuse de la possibilité d’une révolution en Angleterre, que l’avait été la reine Victoria quand Lord Melbourne lui révéla, pour la première fois, la possibilité d’un changement de ministère.
La raison d’être de ce livre n’est pas de scandaliser ceux qui partagent les opinions de Sir Horace Rumbold. Elle n’est pas non plus de discuter les programmes politiques, économiques et sociaux des catilinaires, mais de montrer que le problème de la conquête et de la défense de l’État n’est pas un problème politique, que c’est un problème technique, que l’art de défendre l’État est régi par les mêmes principes qui régissent l’art de le conquérir, que les circonstances favorables à un coup d’État ne sont pas nécessairement de nature politique et sociale et ne dépendent pas de la situation générale du pays. Cela, sans doute, ne saurait manquer d’éveiller quelque inquiétude chez les hommes libres des pays les mieux organisés et les plus policés de l’Europe occidentale. C’est de cette inquiétude, si naturelle chez un homme libre, qu’est né mon dessein de montrer comment on conquiert un État moderne et comment on le défend.
Ce personnage de Shakespeare, ce Bolingbroke, duc d’Hereford, qui disait que « le poison ne plaît pas à ceux qui en ont besoin », était peut-être un homme libre.
Curzio Malaparte, Technique de coup d’État [1931],
trad. J. Bertrand, Paris, Grasset, coll. Les cahiers rouges , 2008, 210 p.