GALILÉE. J’aurais tendance à penser qu’en notre qualité d’hommes de science, nous n’avons pas à nous demander où peut nous mener la vérité.
LE PHILOSOPHE, furieux. Monsieur Galilée, la vérité peut nous mener à un tas de choses!
Bertolt Brecht. La vie de Galilée
Depuis longtemps, la science soulève des questions profondes et provoque des débats passionnés. L'extrait de la pièce de Bertolt Brecht proposé en exergue illustre bien cette opposition historique, et pourtant toujours d'actualité, entre le discours posé du savant Galilée et le discours émotif du philosophe de l'Église. Au XVIIe siècle, cette opposition a mené Galilée au tribunal de l'Inquisition et il a fallu attendre jusqu'en 1992 pour que le Pape fasse finalement amende honorable en qualifiant cet épisode de « tragique incompréhension mutuelle ».
Dans un texte publié dans le dernier numéro de la revue Argument[1], l'auteur défend une position semblable à celle du philosophe répondant à Galilée – et sur le même ton – contre les connaissances que pourraient apporter l’imagerie cérébrale et la neuroéducation. Respectueusement en désaccord, nous proposons dans le texte qui suit certains arguments favorables à la neuroéducation et susceptibles, nous l’espérons, de contribuer positivement au débat sur les enjeux sociaux, éthiques et politiques que soulève l’émergence de ce nouveau domaine de recherche, en souhaitant que ce débat trouve une issue moins malheureuse que celui impliquant Galilée, et qu’il ne se prolonge pas comme celui-ci durant plusieurs siècles.
La neuroéducation s'inscrit dans la tradition scientifique et s'intéresse à l'utilisation des nouvelles techniques d'imagerie cérébrale pour tenter de mieux comprendre les situations d'apprentissage en contexte scolaire. On peut considérer, à titre d'exemple, un élève qui apprend les rudiments de l'électricité avec l'aide d'un enseignant. Depuis plusieurs années, les chercheurs ont étudié cette situation avec des méthodes classiques et plus ou moins directes comme des questionnaires, des grilles d'observations et des entrevues avec des élèves ou avec des enseignants. Bien que ces études aient permis de proposer plusieurs modèles d'intervention capables de favoriser l’apprentissage, il reste encore beaucoup à faire pour les rendre plus efficaces. La neuroéducation propose d'utiliser les informations contenues dans les images cérébrales afin de contribuer à l'amélioration de ces modèles. Cette nouvelle méthode a évidemment ses limites, comme toutes les autres, mais elle est tout de même extrêmement intéressante parce qu’elle permet d’obtenir des informations inédites et fascinantes du cerveau qui apprend. Devant les immenses possibilités pédagogiques et didactiques qu’ouvre l’existence de ces images, il apparaît complètement insensé de choisir de se fermer les yeux, comme le propose Christian Monnin, et de refuser de les considérer.
Historiquement, il apparaît qu’une telle position de principe n’est pas nouvelle et Bertolt Brecht l’a bien illustré dans ce nouvel extrait[2] de son œuvre, où le Philosophe de l’Église refuse systématiquement de regarder dans la lunette de Galilée :
GALILÉE, à la lunette. Serait-il agréable à ces messieurs de commencer par une inspection des satellites de Jupiter, les astres médicéens ? […]
LE PHILOSOPHE. Je crains que tout ceci ne soit pas aussi simple. Monsieur Galilée, avant de faire usage de votre célèbre lunette, nous vous prions de nous accorder le plaisir d’une dispute. […]
GALILÉE. Moi, je pensais que vous alliez regarder tout simplement par la lunette pour vous en persuader ? […]
LE PHILOSOPHE. Je voudrais en tant que philosophe soulever en toute modestie la question suivante : de telles étoiles sont-elles nécessaires ? Aristotelis divini universum […]
GALILÉE, presque humblement. Messieurs, la croyance en l’autorité d’Aristote est une chose, les faits qu’on peut toucher du doigt en sont une autre. […] J’ai eu la chance inimaginable que me tombe sous la main un nouvel instrument avec lequel on peut observer d’un peu plus près, pas de beaucoup plus près, un petit coin de l’univers. Servez-vous-en. […]
LE PHILOSOPHE. Si on leur permet, ils finiront par nous démolir tout le ciel étoilé.
Aujourd’hui, même si philosophes comme scientifiques ont accepté de regarder dans la lunette, force est de constater que le ciel étoilé n’a pas été démoli. Bien au contraire, une nouvelle construction conceptuelle, plus riche et plus fertile, a émergé. Le ciel est toujours là et ce qui a changé, pour le mieux, c’est non seulement notre conception de la position de la Terre, qui n’est plus au centre de l’Univers, mais également notre conception de la position de l’Église, qui n’a plus forcément d’autorité sur la science. En étudiant les images cérébrales, la neuroéducation se propose, de la même façon, de faire évoluer notre compréhension de l’apprentissage. Il y a fort à parier qu’une ou deux révolutions coperniciennes de l’apprentissage nous attendent au détour, mais aussi que quelques conceptions ésotériques ou métaphysiques, parfois malheureusement érigées en doctrine, ne soient quelque peu malmenées, ou désacralisées, et que certaines personnes en soient incommodées. Pour nous, le désir d’obscurité qui émerge de tels inconforts ou de telles peurs est tout simplement inexcusable.
UNE NEUROÉDUCATION DÉJÀ FERTILE
Pour donner un exemple parmi d’autres, nos travaux récents semblent indiquer que certaines régions du cerveau, qui s’activent lorsque les sujets tentent d’empêcher l’expression spontanée de certains réflexes ou de certaines idées, s’activent aussi lorsque, d’une manière générale, les experts en sciences résolvent des tâches de leur discipline. Cela suggère que les conceptions que ces derniers entretenaient, alors qu’ils n’étaient que novices, n’ont pas disparu, mais qu’elles font plutôt l’objet d’une inhibition. Mais ce concept d’inhibition tel qu’utilisé ici n’a rien à voir avec ce qui est présenté par Monnin. L’inhibition ne mène pas à une absence de sens critique. C’est même tout le contraire. Elle apparaît essentielle pour développer une pensée critique et une pensée originale qui va plus loin que les idées reçues ou faciles. L’inhibition n’a rien à voir non plus avec l’idée de « faire moins d’effort » pour réaliser un apprentissage. Au contraire, les apprentissages qui demandent le plus d’effort sont précisément ceux qui requièrent le plus d’inhibition.
Savoir tout cela peut avoir des conséquences très importantes pour la didactique des sciences, dont plusieurs modèles posent a priori que les conceptions puissent être « oubliées » ou « reconfigurées ». Ces résultats ouvrent de nouvelles et formidables perspectives pédagogiques aux enseignants, qui pourront choisir en toute conscience de désormais concentrer leurs efforts pédagogiques sur, par exemple, les valeurs respectives de conceptions contradictoires, plutôt que de gaspiller leurs énergies à tenter vainement de discréditer les conceptions qui « menacent la réussite ». Il est possible d’imaginer, dans une perspective paranoïaque et basée sur une théorie du complot, qu’une propagande politique totalitaire pourrait profiter de cette connaissance pour mieux atteindre ses objectifs, mais faut-il pour cette raison délirante priver le système éducatif d’un levier d’une telle puissance pédagogique ? Qui peut dire ici et maintenant si ce progrès présentera dans deux, dix, ou cent ans un bilan négatif ou positif? Et faut-il aussi censurer, du même souffle, l’utilisation pédagogique des connaissances issues de la psychologie sous prétexte que la publicité les utilise parfois pour nous vendre des produits dont nous n’avons pas besoin ? Pour choisir, sur cette base, de renoncer aux connaissances scientifiques portant sur l’apprentissage, il faut d’abord accepter de croire qu’éducation et propagande sont synonymes et que didactique et lavage de cerveau sont équivalents, ce que nous ne sommes pas prêts à faire.
D’autres exemples prometteurs concernent entre autres certaines difficultés « classiques » d’apprentissage, comme la dyslexie. Pour mieux intervenir correctement sur elle, il est évidemment indispensable de mieux la comprendre. Or, les élèves dyslexiques éprouvent d’importantes difficultés en lecture parce que certaines régions de leur cerveau se connectent mal les unes aux autres, ce qui provoque une activité cérébrale anormale lorsqu’ils essaient de lire. À la suite d’un enseignement systématique où les élèves apprendront progressivement à prendre conscience des liens étroits qui existent entre les lettres et les sons du langage, il a été démontré qu’on assiste à un rétablissement du fonctionnement efficace du cerveau. L’activité devient plus latéralisée à gauche, comme c’est le cas chez les élèves n’éprouvant pas de difficultés en lecture. L’imagerie cérébrale n’a pas permis ce redressement, c’est le cerveau lui-même qui s’est « rattrapé » à la suite des interventions ciblées d’un enseignant. L’imagerie cérébrale ne sert ici qu’à confirmer les effets bénéfiques d’un type particulier d’intervention pédagogique sur le cerveau.
Cependant, il est évident que ces progrès impressionnants ne doivent pas pour autant nous faire basculer du paradigme éducatif au paradigme médical et choisir de « traiter » tout ce qui ralentit l’apprentissage comme une maladie à éradiquer. Nous croyons que c’est justement pour cette raison qu’il est nécessaire que les chercheurs du domaine de l’éducation participent activement au développement de la recherche en neuroéducation, plutôt que de l’abandonner aux médecins et aux psychologues. Cela n’est cependant pas aussi facile qu’il y paraît. En effet, l‘imagerie cérébrale est encore aujourd’hui presque exclusivement l’apanage de ces spécialités et beaucoup de travail reste à faire pour convaincre les organismes et les gouvernements d’investir dans les nouveaux projets en neuroéducation. Ce travail de mise en valeur doit commencer par une contribution au débat de société entourant la pertinence, la nécessité et les retombées possibles des recherches en neuroéducation.
LA CARTE ET LE TERRITOIRE
Pour l’explorateur d’un nouveau territoire, la première carte qu’il dessine, même grossière, réductrice du territoire qu’elle représente, lui est pourtant indispensable pour s’orienter. Il en va de même pour les premiers modèles de la neuroéducation qui permettent d’orienter les travaux des chercheurs. L’étude de l’histoire nous force en effet à admettre que de très nombreux progrès scientifiques d’importance ont commencé par une opération de réduction. Mais ces travaux renvoient - et comprendre ceci est important - à une réduction méthodologique, et non pas à une réduction idéologique. La réduction méthodologique consiste à créer des circonstances artificielles telles que les seules variables à l’étude pourront faire l’objet d’une mesure. Toutes les autres étant fixées, ou annulées, il devient possible d’inférer des correspondances, des corrélations, ou même des causalités, sans sombrer dans la confusion ou le brouillard statistique et sans se faire leurrer par la complexité souvent opaque de la réalité. La réduction est donc un passage obligé pour la recherche.
Il n’y a donc pas de honte à être réductionniste, sauf si on ne se rend pas compte qu’on l’est, ou qu’une mauvaise foi nous incite à l’ignorer. Le réductionnisme pratiqué en sciences et en neuroéducation, méthodologique, est entièrement assumé, et les rapports de recherche qui témoignent des résultats obtenus font généralement état d’une grande prudence en ce qui concerne les limites de leurs résultats. Il suffit de les lire pour constater cette surprenante lucidité, de la part des gens qui sont pourtant les défenseurs des idées que leurs résultats appuient. Mais en science, c’est bien ainsi que les choses se passent : la crédibilité vient avec cette espèce de masochisme, car les connaissances ne sont vraies que parce qu’elles ont résisté à tous les assauts. Et les connaissances ne sont scientifiques que lorsqu’elles acceptent de jouer le jeu d’une possible falsification.
Alors, même si les images cérébrales ne sont que des cartes et non pas les territoires qu’elles représentent, faut-il pour autant choisir de rejeter cette modélisation? Nous croyons évidemment que non, car nous croyons que la théorisation et la modélisation sont des supports absolument indispensables pour soutenir la pensée. Ce sont les balises du progrès et leur existence permet la vérification expérimentale des hypothèses ou l’infirmation de celles-ci, le cas échéant. Sans elles, pas d’hypothèse, et donc pas de science.
Quant à la confusion entre le réductionnisme méthodologique et le réductionnisme idéologique, elle est aussi naïve que la confusion entre la science et l’utilisation qui en est faite. Le progrès n’entraîne pas nécessairement une utilisation néfaste ou déshumanisante, même si cela arrive parfois, comme chacun le sait. Par exemple, tout comme il serait absurde qu’un enseignant décide d’attribuer à chacun de ses élèves la moyenne du groupe auquel il appartient, il est également absurde de tenter d’appliquer sauvagement les connaissances issues de la neuroéducation à chacun des individus, qui sont des êtres incarnés, situés et contextualisés. Il n’y a pas dans l’action qui consiste à compiler une moyenne la croyance que cette dernière nous renseigne sur chacun de ses éléments. Et ce n’est pas pour autant qu’on refuse de faire des moyennes, car ces dernières permettent à l’enseignant comme au chercheur de mieux comprendre les réalités dans lesquelles ils sont plongés et d’envisager des actions basées sur autre chose que des impressions, des doctrines, des slogans, des humeurs ou des caprices. C’est une question de responsabilité professionnelle tout autant qu’une prise de position en faveur de la vérité.
Notre hypothèse, elle aussi, est entièrement assumée. Elle part de l’idée que « l’apprentissage est dans la tête », comme le dénonce l’article de Monnin, c’est-à-dire qu’il se déroule au moins en partie dans les neurones qui sont principalement regroupés dans le cerveau. Cette proposition nous apparaît très intéressante et pleinement défendable. Nous ne sommes cependant pas fermés à la possibilité d’étendre nos hypothèses à d’autres parties du corps, ou à d’autres « vues de l’esprit », que l’on voudra bien nous suggérer.
La cartographie des régions cérébrales activées lors d’un apprentissage est la meilleure façon de commencer l’exploration. C’est la première étape d’une aventure visant à suivre, patiemment, les petits pas d’un élève qui apprend. Cependant, il est pour l’instant malheureusement impossible d’ignorer les contraintes imposées par les instruments utilisés. Évoquons l’exemple de l’imagerie par résonance magnétique, qu’il faut restreindre pour le moment à des élèves immobiles et couchés dans un appareil bruyant et inconfortable. Nous espérons que ces contraintes pourront bientôt être réduites par l’utilisation d’appareils d’imagerie infrarouge qui sont plus légers, plus silencieux, et qui permettent d’observer les cerveaux des élèves même quand ceux-ci s’assoient et bougent modérément. Dans tous les cas, les limites des premiers modèles ainsi que les contraintes liées aux instruments disponibles ne sauraient en aucun cas être confondues avec la position fondamentale des chercheurs par rapport aux mécanismes de l’apprentissage : non, les humains ne sont pas des machines ou des systèmes de tuyaux à réparer, les enfants ne sont pas des patients, l’être ne se réduit pas à une image de son cerveau, et, non, tous les mystères ne peuvent pas forcément être réduits à de simples causalités. Croire que les chercheurs en neuroéducation visent à déshumaniser les élèves, c’est aussi ridicule que croire que prendre une personne en photo la privera de son âme.
De même, associer les travaux de neuroéducation – même indirectement, comme le fait Christian Monnin – à des programmes politiques totalitaires comme ceux de Néron et de Staline ou à plusieurs autres événements sinistres de l’histoire, comme l’holocauste et les suicides collectifs des membres de l’Ordre du temple solaire, relève à notre avis d’une pensée confuse, déraisonnable et injuste.
D’ailleurs, les connaissances de la neuroéducation n’existent pas seules, parce qu’elles doivent être associées à d’autres modèles pour être interprétées et être motivées par des intentions éducatives pour être mises à profit. Il en ressort que l’usage des connaissances neuroéducatives ne peut être qu’à l’image des programmes éducatifs qui choisissent ou non de les mobiliser, tout comme l’usage du nucléaire ne peut être qu’à l’image des programmes politiques ou militaires qui choisissent ou non de les utiliser, qu’il s’agisse des biotechnologies, des nanotechnologies ou de tout autre progrès scientifique, à la fois porteurs de promesses et de craintes. Cela nous amène à mieux cerner notre rôle comme chercheurs en éducation et à ses limites : utiliser les meilleurs outils possibles pour comprendre les phénomènes éducatifs et pour équiper les éducateurs. Notre position de chercheurs en ce qui concerne la connaissance est qu’elle devrait toujours faire l’objet de développements et qu’elle devrait toujours être rendue disponible. Nous croyons, en quelque sorte, que « toute vérité est bonne à connaître et à dire » et que les peurs qui concernent les erreurs éventuelles qui pourraient survenir à la suite du développement d’une nouvelle connaissance ne devraient pas freiner les efforts de la recherche, car il existe d’innombrables exemples qui montrent que la recherche procure à la société des avantages considérables pour elle et les individus qui la composent, même quand cela avait engendré des craintes initialement. Ce qui n’empêche tout de même pas de rester vigilant en ce qui concerne l’utilisation que l’on fait des connaissances, tout comme cela ne dispense les scientifiques de leurs devoirs ordinaires de citoyens, de vigilance et de vie en démocratie.
LA SCIENCE ET L’ÉDUCATION QUI LIBÈRENT
« Formater les esprits » n’est pas davantage un but pour la neuroéducation que cela ne l’est pour l’éducation elle-même. Évidemment, érigée en système, l’éducation connaît des ratés. Elle n’arrive pas à convenir à tous, tout comme d’ailleurs c’est le cas de n’importe quel système organisé, et il vient un moment où les logiques administratives et les restrictions, qui composent la réalité de toute entreprise humaine d’envergure, déshumanisent son action sous prétexte d’efficacité. Faudrait-il pour autant démanteler l’école parce qu’elle fait des erreurs? Nous croyons que non et avons accepté, comme individu et comme membre de la société, de tenter plutôt de la changer de l’intérieur, au lieu de jeter le bébé avec l’eau du bain; nous avons accepté de « jouer le jeu » et de refuser de nous soustraire de la mêlée. Les résultats récents des sciences de l’éducation en général nous laissent croire à des jours meilleurs, même si les systèmes présentent une inertie parfois désespérante. Évidemment, dans l’ignorance des progrès de la recherche en éducation, et devant le traitement médiatique « catastrophiste » que l’on fait des systèmes scolaires, la condamnation du système éducatif tout entier devient pour certains tentante, tout comme l’est le retour à la forêt pour les écologistes déconnectés.
Lorsqu’on décide de s’y investir de l’intérieur, l’école apparaît alors comme le lieu quotidien du choc entre le modèle et la réalité, mais il n’empêche que mille miracles s’y opèrent chaque jour. Et aussi que des difficultés bien réelles y sont vécues. Cependant, nous ne croyons pas que ces difficultés ne sont qu’infractions à des normes déterminées arbitrairement, et donc que l’injustice scolaire frappe « au hasard ». Les cibles que vise l’école sont des cibles en effet déterminées collectivement (lire, écrire, compter, comprendre les phénomènes naturels, l’histoire, etc.) mais cette collectivité en projet a aussi conséquemment pour devoir et obligation morale de tout faire pour pallier aux problèmes que les tâches scolaires mettent en évidence. C’est dans cette perspective que s’inscrit la neuroéducation. Aider les élèves. Assimiler la neuroéducation, ou toute autre discipline contributive à l’éducation, à des doctrines totalitaires revient à estimer que l’école est elle-même totalitaire, ce que nous ne sommes pas prêts à faire. De même, choisir de négliger l’aspect normatif de l’école serait irresponsable, car ce serait refuser le projet scolaire.
Apprendre la physique, par exemple, ce n’est pas apprendre n’importe quelle physique, mais bien celle qui est reconnue par la communauté scientifique. Apprendre à écrire, ce n’est pas apprendre à mettre des signes sur la feuille, mais apprendre à écrire un bon français, etc. Ces initiatives sont-elles déshumanisantes parce qu’elles sont convergentes? Nous croyons que non, mais refuser la composante normative de l’éducation relève à notre avis d’un angélisme naïf dont les enseignants sur le terrain ne sont plus la proie dès leurs premiers jours de métier. Ce qui ne les empêche tout de même pas de rêver pour leurs élèves, même s’ils sont confrontés à la réalité de ceux qui « en arrachent », et d’y mettre du cœur et des heures parfois jusqu’à l’épuisement. Admettre la composante normative de l’école, cela ne veut pas dire non plus refuser à l’erreur de jouer un rôle dans l’apprentissage, bien au contraire, car la vérité ne se comprend jamais mieux que lorsqu’elle est confrontée à l’erreur qu’elle répare. Mais on ne laisse pas les gens dans l’erreur toute leur vie. Ainsi le progrès humain réel se vit-il, quelque part entre la contrainte et la liberté.
Quant aux difficultés pédagogiques, elles n’ont jamais été des maladies ou des infirmités. Elles sont le propre d’un système porteur d’une ambition, et leur prise en compte est la responsabilité d’un système démocratique. S’interdire d’avoir recours aux connaissances portant sur l’apprentissage pour soutenir les élèves et bonifier l’éducation, c’est aussi enfermer activement cette dernière dans un statut d’artisanat, et lui interdire à jamais de faire sa révolution scientifique. C’est inadmissible. Et finalement, affirmer que la neuroéducation, qui soutient l’école à la mesure des connaissances qu’elle lui fournit, constitue « la fin de l’aventure humaine » ou de « la liberté », c’est décider que la connaissance détruit l’Homme.
La position méthodologique que prend la neuroéducation au sein de notre équipe de recherche, c’est de postuler que l’apprentissage est un phénomène qui se déroule essentiellement dans le cerveau, comme le béhaviorisme avait pris position en disant que l’apprentissage produit une modification observable du comportement de l’individu, et comme l’humanisme, en affirmant que l’apprentissage est un mouvement naturel et spontané qui permet à l’individu de s’accomplir et de devenir lui-même. Toutes ces positions sont valables et font des miracles, lorsqu’elles ne sont pas idéologiquement radicales, mais méthodologiques. À chaque fois qu’une nouvelle approche émerge, elle fait face à ses débuts à des vigilances exagérées, comme à de tout aussi dangereux excès d’enthousiasme. Et à chaque fois, les résistances abusives et mal informées s’estompent lorsqu’on a finalement mieux compris de quoi il s’agissait et que les porteurs de ces idées n’étaient pas, en définitive, les savants fous qu’on aurait aimé détruire, mais des personnes raisonnables, avec des approches raisonnables, qui avaient simplement choisi leur angle.
NOTES
* Patrice Potvin, Martin Riopel, Steve Masson, et les autres membres de l’équipe, dont on retrouve une description des travaux ainsi que leurs coordonnées à l’URL suivant : <http://www.neuroeducationquebec.org/NQ/Lab_sciences.html>
[1] Christian Monnin, « De jeunes cerveaux à formater. Contre la neuroéducation », Argument, vol. 13, n° 1, 2010-2011, p. 3-13.
[2] Bertolt Brecht, La vie de Galilée, Paris, L’Arche Éditeur, 1990, p 46.