Dans son plus récent livre sur Alain Juppé (Juppé. L'orgueil et la vengeance, Flammarion, 2011), Anna Cabana, grand reporter au Point, écrit : « Chez Juppé, l'orgueil écrase l'ambition. Ce n'est pas si courant, dans le monde politique. C'est même très atypique. » Comment un homme que Jacques Chirac a un jour qualifié de « meilleur d'entre nous », et que, en son temps, François Mitterand a présenté comme « le meilleur sur le marché » de la relève politique française, peut-il cultiver un profil psychologique aussi peu politique ?
L'art du portrait est vicieux et délicat. Il livre le détail qui tue en même temps que le mot qui ravit. Cabana fait honneur à la réputation du genre dans ce petit livre où elle mêle l'essentiel et l'accessoire dans une série de saynètes cruelles sur le parcours bizarre, ponctué de petites humiliations et de grandes espérances, d'un grand énarque que Jacques Chirac n'a pourtant jamais cessé d'appeler, toute sa vie, « mon petit Alain ».
« Petites » humiliations... c'est vite dit. Il y en a quand même eu quelques-unes d'énormes. Son passage désastreux à Matignon entre 1995 et 1997. Son retour penaud au gouvernement en 2007 comme ministre de l'Environnement, dont il doit démissionner un mois plus tard, après une défaite aux législatives. Et bien sûr, entre-temps, sa condamnation par le tribunal de Nanterre et son exil subséquent à Montréal, en 2005, dans une « lointaine province » (dixit Cabana) à « six mille kilomètres de Paris »...
Les Québécois ne manqueront pas de sourire à la lecture de la description que fait Cabana de la vie de Juppé à Outremont, quartier bien aimé de l'élite montréalaise qu'elle rebaptise « Outre-monde » et « Outre-tombe ». De passage en novembre 2005, elle écrit : « D'immenses arbres dorés s'embrassent au-dessus de rues jonchées de feuilles mortes. Et ça tournoie dans le vent cinglant, et ça valse maussadement. Outremont. Quartier résidentiel où les maisons succèdent aux maisons, plus ressemblantes et plus sages les unes que les autres. Il y a bien une rue commerciale, la rue Bernard. Déserte. Il fait trop froid. »
Cabana force le trait, mais on s'en amuse : voir Outremont être ainsi pris de haut, ça heurte un peu le sentiment national, mais ce n'est rien en comparaison de la jubilation que procure l'abaissement de bourgeois par d'autres bourgeois. Tout juste si elle ne nous dit pas que les maisons, qui s'y vendent fréquemment à 1 ou 2 millions $, sont à peine chauffées. Pauvre Juppé, en purgatoire dans ce quartier pénible qui a « un goût de France, [alors que] nulle part c'est la France » ! Une île de fin du monde, où la presse française arrive avec une journée de retard et où l'on parle un « français allongé, maltraité ».
Par contre, le passage sur les allers-retours qu'a dû se farcir Juppé une fois par semaine entre Montréal et Ottawa (« cette ville atroce », dira-t-il) pour aller donner des cours a de quoi susciter une réelle commisération. Celui qui est aujourd'hui ministre au Quai d'Orsay avait pris l'habitude surréaliste, à défaut de pouvoir trouver des restos ouverts tard en soirée, de manger des burgers dans un McDo sur le bord de l'autoroute. Juppé a donc déjà probablement commandé un trio Big Mac, il s'est assis – sous les néons – sur les affreuses banquettes en plastique de la célèbre marque. Il a même peut-être bu un Coke glacé, le sourcil levé, en tirant sur une paille jaune striée de lignes blanches. Mon Dieu, comment dire ? C'est à la fois hilarant et sinistre.
Mais le temps de la vengeance a sonné. Juppé, de retour aux affaires en tant que ministre, apparaît aujourd'hui comme une alternative au sarkozysme, et qui plus est comme un électron libre – à l'opposé d'un François Fillon, par exemple, bridé par son rôle de premier ministre. Pourra-t-il pour autant réaliser son ambition de toujours, devenir président de la République ? C'est loin d'être sûr.
Le livre de Cabana le montre assez : chez les politiques, il y a ceux qui désirent avec la tête et ceux qui désirent avec les tripes. Juppé, en psychorigide accompli, est de la première catégorie et c'est sa faiblesse, laquelle peut être fatale au moment de prendre le pouvoir suprême. Se matérialiser d'énarque à souverain, d'homme d'État à chef d'État est un processus psychique complexe qui pose des difficultés souvent insurmontables aux premiers de classe. Or Juppé en est un, et le meilleur d'entre eux, pour ainsi dire.
Élevé dans une famille modeste par une mère à l'amour tyrannique et un père silencieux, le « petit Alain » a gravi un à un les échelons de la méritocratie républicaine. Il devient collaborateur de Jacques Chirac à l'Hôtel de Ville de Paris et le suivra jusqu'à l'Élysée en favori incontesté du mentor. Juppé peut bien être un premier de classe, Chirac, lui, est « un chef de bande »1, et l'on sait que, des deux, c'est toujours le chef de bande qui domine et le premier de classe qui souffre.
Qu'est-ce qu'un chef de bande ? Un éternel meneur, qui suscite la sympathie en même temps que la crainte, ce pourquoi il est justement suivi. Les premiers de classe sont des éternels seconds – des hommes qui peuvent monter très haut, mais qui s'arrêtent avant de franchir la marche ultime. Ils peuvent être admirés et respectés, mais achoppent invariablement sur ce mystère qu'on appelle le charisme. Prisonniers d'un surmoi de fer, ils manquent d'épaisseur animale, tardent à tuer le père et se félicitent dans les moments les plus sombres de leur raideur morale. Ce sont des astres brillants mais quelconques, qui tournent autour d'un soleil qui les consume. Juppé serait-il l'un d'entre eux ?
Cabana raconte, citations et confidences à l'appui, un Juppé monstrueusement froid, à l'intelligence rationnelle d'exception mais d'une ignorance glaçante quant à ce qui constitue le fond des relations humaines. Philippe de Villiers : « Au départ, il y a une erreur de la nature. Il lui manque un organe : le coeur. Et il en a un de trop : il a deux cerveaux. Sarkozy est cynique mais au moins il fait le boulot. Il appelle les gens. Juppé non ! Il ne téléphone que pour avoir une note ou pour demander un service. Et il considère qu'il condescend. Qu'il descend vers les cons. » Ou encore, Lionel Jospin : « Juppé, c'est une plante élevée sous serre ». L'un de ses collaborateurs, moins perfide et peut-être plus juste, dit qu'il est incapable de se « laisser aller à prononcer les mots inutiles qui vous rendent aimable aux autres ». Et Juppé, comme la plupart des premiers de classe, ne comprend pas l'utilité de l'inutilité. Ne l'a jamais compris.
Il est brutal et froid, mais à son détriment. C'est ce qui le rend si déroutant et contraire à la psychologie politique courante. Sa brutalité, qu'il exerce par accident et déficit affectif, ne sert pas ses intérêts immédiats et supérieurs, elle lui aliène tout le monde sans qu'il obtienne en retour cette forme de soumission durable et souriante qui, en politique, est l'autre nom de l'amitié – cet indispensable lubrifiant des contacts intéressés. Il ne comprend pas, non plus, qu'un entretien de quinze minutes dure plus de quinze minutes ; pour lui, les « sorties impromptues » doivent être programmées un week-end d'avance ; et, en réunion, il lui arrive de chronométrer à la seconde près l'intervention de chacun de ses collaborateurs. Il est ce qu'aurait été « l'homme pressé » de Morand s'il était passé par les HEC et l'ÉNA. Une machine à calculer. Un ennemi de l'ombre et des temps morts.
« Chacune de ses minutes est comptée, et c'est ainsi qu'il est heureux. » Le ministre des Affaires étrangères de l'un des gouvernements les plus protocolaires d'Occident porte au poignet une vulgaire Timex, qu'il a achetée durant son exil au Québec pour quelques dizaines de dollars. Il en est fou, jusqu'à la névrose. Il a pour elle un attachement de gamin de 10 ans. Comme l'a bien noté Cabana, la montre est son fétiche, son « rosebud », la petite porte qui ouvre sur le secret de son angoisse. En appuyant sur un bouton, l'écran de la Timex s'allume et Juppé, en pleine nuit, peut regarder l'heure où qu'il se trouve. Il le dit lui-même, cela l'apaise : « La nuit, c'est très utile [encore ce mot !]. Je suis très angoissé et je regarde l'heure. »
Il a « la religion du temps », mais aussi la peur du sang : « [il en a] toujours eu peur, dit Cabana. Enfant, la seule vision du liquide rougeoyant le faisait s'évanouir. C'est d'ailleurs pour cela qu'il a abandonné sa vocation professionnelle première : devenir chirurgien... » Contrairement à Sarkozy, qui par son obsession du temps et de l'action ne trahit pas une angoisse mais un appétit désordonné, une jouissance, une ivresse, Juppé a la religion du temps des frustrés. Y aurait-il, somme toute, un lien entre son culte pour le temps comprimé et la peur du sang ? Cela formerait en tout cas une explication plausible à son incapacité de s'instituer comme chef et, éventuellement, de devenir président. Derrière une modération toute technocratique, l'énarque Juppé ne voit-il pas le trône présidentiel davantage comme un diplôme à ajouter à son harem de premier de classe que comme le noeud de sexe et de meurtre qu'il représente psychiquement pour ses concurrents, autrement plus assoiffés de sang que lui, cela va sans dire?
Anna Cabana. Juppé. L'orgueil et la vengeance, Flammarion, 2011, 227 p.
1 Selon l'expression de Franz-Olivier Giesbert, dans une brillante biographie de Jacques Chirac, La tragédie du président : scènes de la vie politique, 1986-2006 (Flammarion, 2006).
Carl Bergeron