24 octobre 2011. À peu près 21h30. Je sors tout juste du lancement du film République. Je le dis sincèrement: il s’agit d’un film passionnant. Je n’en dirai pas tant de bien, mais cela, je dois le dire. Il fallait du talent pour révéler la cohérence indéniable de la philosophie politique qui s’élabore actuellement dans les milieux progressistes. Latulippe a multiplié les interviews pour la faire surgir. D’un interviewé à l’autre, tout se tient, ou à peu près, pour le meilleur et pour le pire. En fait, Hugo Latulippe est parvenu à saisir dans un documentaire d’une heure trente le bouillonnement d’une certaine pensée de gauche, qui n’est ni l’extrême-gauche, ni le centre-gauche gouvernemental. Les intellectuels, les artistes, les politiciens (surtout ceux de tendance Québec solidaire, on s’en doute) sont convoqués. Il clarifie de ce point de vue le débat public.
J’ajoute une chose: il rend disponible à l’espace public le travail d’intellectuels qui réfléchissent aux fondements de notre société en montrant comment les principes fondamentaux qui la régissent peuvent toujours être discutés. La démocratie ne devrait jamais considérer certaines questions comme définitivement à l’abri du débat public. De cela aussi il faut le féliciter. Dans le contexte d’une société bloquée, qui exaspère ses citoyens de plus en plus tentés par le mirage de la dépolitisation et du repli dans l’intimité, cet apport n’est pas de trop. La chose publique doit être revalorisée. La République, pour le dire comme Latulippe.
Mais les compliments s’arrêtent ici. Car si ce film est passionnant, si bien des penseurs qu’il rassemble proposent une critique qui n’est pas sans valeur de la civilisation marchande (Luc Ferandez, mon maire de quartier dont je dis du bien pour une première fois, qui critique l’individualisme radical entraîné par notre rapport au territoire, Éric Pineault qui nous invite, à la suite de Jean-Claude Michéa probablement, à réhabiliter la vie ordinaire, et Serge Bouchard, aussi brillant et piquant dans son portait du loufoque au cœur de notre existence quotidienne que mauvais philosophe lorsqu’il retrace l’histoire des sociétés occidentales), la vision du Québec qu’on y trouve est problématique à bien des égards.
Parce qu’elle est de gauche et parce que je suis de «droite» (à tout le moins, c’est ce qu’on dit, même si, à choisir une étiquette, je préfère grandement celle de «conservateur»)? Pas vraiment. À tout le moins, il n’y a pas que ça. Parce que la vision de Latulippe serait faussement généreuse? Non plus. Je ne doute pas du bon cœur de ceux qu’il rassemble. Mais la vision de Latulippe me semble complètement déconnectée du monde réel. Affranchie du principe de réalité, si on préfère. Ce n’est pas rien comme défaut. Petite précision : je ne propose pas une critique du film dans son détail mais plutôt une exploration critique de la philosophie qui m’a semblé le traverser.
Le film part d’un aveu. Il est à la recherche d’une utopie à partir de laquelle recréer le Québec. Un Québec que l’on voudrait en dissidence avec la mondialisation libérale. Il faudrait rompre avec le capitalisme et créer une société plus juste, égalitaire, transparente, démocratique, communautaire et ainsi de suite. Le mot le plus important ici est: égalitaire. La trame de fond, c’est évidemment l’écologisme, qui devrait devenir, je cite à peu près le sociologue Gilles Gagné, le principe structurant à partir duquel restructurer notre interprétation de la démocratie. À un certain niveau de généralité, nous sommes probablement tous d’accord. Nous voulons tous d’une société plus riche, plus juste, plus verte, moins laide. Mais comme il faut revenir sur terre pour savoir de quoi on parle vraiment, le désaccord revient vite cogner à la porte de la cité.
Utopie. Le mot est là et il doit être pris au sérieux, en examinant l’imaginaire qui l’anime. Sans surprise, l’utopie québécoise de Hugo Latulippe ne connaît aucune contrainte extérieure. Ce Québec de demain, plus vert que bleu, il suffirait de le vouloir pour qu’il soit possible. Seulement des barrières mentales et idéologiques nous empêcheraient d’y parvenir. La géopolitique n’existe pas. Les nations rivales non plus. Les pressions de l’environnement économique mondial encore moins. Il suffirait d’en finir avec la logique économique, celle de l’accumulation du capital, pour qu’une société plus juste advienne. Belle histoire, non ?
Enfin, il suffit de le vouloir … et de combattre ceux qui ne le veulent pas. Car j’oubliais. Dans le monde de Hugo Latulippe, il y a des méchants. Ce sont les multinationales, les néolibéraux, les capitalistes. En gros, la droite. Des méchants ? J’exagère ? Pas vraiment. Car à bien écouter le film de Latulippe, ces gens ne portent pas une autre vision du bien. Mais le mal. Celui des destructeurs de la planète. Mais l’histoire est longue et ce ne serait pas leur premier crime. Avant cela, ils auraient détruit les indiens d’Amérique. Maintenant, ils détruiraient la planète. Ils la saccageraient. Comme quoi l’écologisme fonctionne lui aussi à la mentalité pénitentielle. N’y a-t-il pas là une forme d’hostilité viscérale à la civilisation occidentale, confondue avec le capitalisme, lui-même confondu avec une logique d’exploitation généralisée de la planète? Je pose la question.
Il faudrait revenir en arrière. Avant l’exploitation du monde par le capital. Avant les métropoles. Avant la destruction des communautés. Avant la modernité ? Serge Bouchard est ici éloquent : à la fin du documentaire, il nous invite à renouer avec la pensée sauvage, infiniment plus créatrice que la pensée rationnelle. Ah bon. Je le redis. Ah bon ? Pour ceux qui connaissent l’histoire de la philosophie, notre anthropologue à la belle voix grave ne nous propose-t-il pas ici une forme vulgarisée de rousseauïsme primaire, avec sa pensée du «bon sauvage»? Comme si le mal venait d’Europe, que son extension sous la forme de la civilisation occidentale avait accouché d’une catastrophe universelle. On m’accuse souvent de conservatisme parce que je voudrais revenir en arrière d’une vingtaine d’années dans l’histoire de nos sociétés. Bouchard, lui, veut nous ramener il y a quelques milliers d’années. Je me demande bien quelle étiquette la gauche finira par lui coller!
Ce film porte un objectif politique. Les penseurs mobilisés veulent tous la même chose : rompre avec la croissance. Au nom de l’écologisme. Cela nous amènerait à revisiter la justice sociale. À la penser autrement. Dans l’utopie de Latulippe, on ne misera plus sur une augmentation généralisée de la richesse. Non plus que sur une croissance systématique. La perspective est renversée : il faudrait plutôt répartir mieux ce que l’on a en sachant que l’on n’en aura pas davantage et probablement moins. À cause de cela, il faudrait définir à la base les modalités de répartition de la richesse. En bref, avant, il fallait croître, maintenant, il faudrait décroître. Allez en parler aux pauvres qui ont déjà bien peu à perdre. J’ai l’impression qu’ils seraient les premiers à la subir, la décroissance. Trop tard les copains! Vous êtes arrivés trop tard à la table de l’abondance! Le monde vu de gauche: mieux vaut être également pauvres qu’inégalement riches.
J’en parlais avec un leader jeune, présent lui aussi à la première. On le dit inspirant. On l’imagine un jour premier ministre. Il est en complet sans cravate. Le dernier chic, non ? Il m’accroche et me dit : c’est rare qu’on voit à la première d’un film de gauche un homme de droite. J’accepte l’étiquette sans trop me débattre. Il y a pire qu’un homme de droite: un homme qui cherche à tout prix à ne pas l’être. Et j’essaie de passer à l’essentiel.
Je l’ai dit, il est en complet. Il se veut donc raisonnable. Le contraire d’un anarchiste militant, d’un gauchiste récitant ses couplets paléomarxistes. La conversation porte rapidement sur des mesures concrètes pour corriger les effets négatifs du capitalisme sur l’environnement. Je ne suis pas contre, évidemment. Puis il avance son idée de génie : taxer davantage les billets d’avion, jusqu’à en doubler le prix. Je suis perplexe. Ma réponse : finalement, on empêchera les pauvres de voyager? Les classes populaires, les classes moyennes inférieures ne devraient plus sortir de la province? Les pays chauds seront un privilège de bourgeois, tout comme les voyages en Europe? Aux pauvres la Gaspésie, aux riches l’Italie. Car à Outremont, à Westmount, à Lorraine, le surplus du billet ne sera pas hors de prix. À la rigueur, on ira juste un peu moins au resto. Et même là, ce ne sera pas nécessaire. La conversation a tourné court. J’y reviens encore : la croissance a d’abord servi les classes populaires.
J’écoute le film de Latulippe et une étrange impression me gagne. J’ai l’impression, en fait, que la plupart des penseurs qui s’y retrouvent sont convaincus, d’une manière ou d’une autre, d’avoir le monopole du bien. Et cela me ramène à une question de fond : celle de la démocratie libérale. J’aime la démocratie libérale. Pour une raison simple : elle institue la cohabitation des utopies et les force à se transformer en projets politiques réalisables. Parce qu’elle les investit dans le jeu électoral, elle les désacralise et nous éloigne de cette société idéale où la connaissance intime qu’ils auraient du bien politique consacrerait le pouvoir d’une petite caste désormais appelée à l’administrer à l’abri des préférences populaires. Aucune idéologie ne dispose ni ne devrait disposer d’un droit de propriété sur les institutions collectives. La démocratie libérale contraint les utopies à négocier avec le principe de réalité. La démocratie libérale nous force à relativiser, en quelque sorte, la prétention de chacun à disposer d’un monopole de la vertu. Un jour, la droite est au pouvoir. Un autre, c’est le tour à la gauche. Chacun doit gérer l’héritage de l’autre. La société qui en ressort n’a peut-être pas la beauté d’un plan absolument logique : elle épouse néanmoins davantage la condition humaine, avec ses contradictions, et les principes qui s’y déploient, irréconciliables mais pourtant également nécessaires.
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Alors elle ressemble à ça notre nouvelle gauche québécoise. L’anticapitalisme est passé du rouge au vert. Contre elle, on trouve une nouvelle droite aussi, qui, je le concède, semble résolue à ressembler à la caricature que la gauche la plus militante peut en faire. Vive les marchés, vive les marchés, c’est tout ce qu’elle sait répéter. La liberté, c’est son créneau. Mais c’est une représentation bien mince de la liberté qu’elle met sur le marché (pardonnez le jeu de mot). La nouvelle droite se réclame même souvent du libertarianisme. Sous la pression de cette gauche et de cette droite, l’espace public se transforme, ses paramètres se métamorphosent. Il y avait autrefois des souverainistes et des fédéralistes. Il y en a encore mais ils ne prennent même plus la peine de se critiquer. La guerre est finie. Faute de combattants, sinon des vétérans des deux camps qui ne savent pas quoi faire d’autre que rejouer la guerre d’hier. Je le confesse : j’aurais quand même préféré jouer dans le vieux film des bleus et des rouges que dans le nouveau qui commence.
On en arrive à la question nationale. Parce qu’on y arrive toujours. Latulippe ne l’évacue pas. En fait, elle ouvre le film. On y campe le Québec comme une société soudainement dominée par un Canada anglais conservateur, avec comme premier ministre le très méchant Stephen Harper. Un certain nationalisme n’est pas absent du film de Latulippe. Du tout. Mais la question nationale est absolument recomposée à l’extérieur de ses paramètres historiques. La langue, l’histoire, la culture nationale en sont absentes. Ce qu’on y trouve, c’est l’utopie verte d’un monde au-delà du capitalisme. L’indépendance trouverait son sens en tant que vecteur de ce projet de transformation radicale de la société. Socialisme et indépendance ? C’est comme ça qu’on disait il y a trente ans. Et c’est un peu ce vers quoi tend Latulippe, à sa manière. Sauf que maintenant, c’est écologie et pays. Il y en a que ça fera rêver. Pas moi. Mon souverainisme ne souhaite pas accoucher d’un pays idéal. Seulement d’un pays qui nous appartienne.
Ce texte se termine. Il est déjà plus long que je ne le croyais. Je devine l’objection : Mais Mathieu, il n’y a donc rien à critiquer dans notre société ? Tout est à chanter ? Vive le capital, vive la croissance ? Vive la richesse ? Et vive les USA ? Un peu quand même. Mais pas trop. Non pas trop. Parce que le capitalisme à l’américaine ne donne pas nécessairement une belle société. Une petite anecdote. Fin juillet, début août. En vacances aux États-Unis avec la copine. Il faut déjeuner rapidement. Nous ne trouvons qu’un Deny’s, vous savez, cette grande chaîne de restaurants un peu dégueulasses où un repas consiste principalement à mélanger le sucre et le gras pour fabriquer des saveurs écoeurantes? J’assiste en direct à ce que donne une société où la culture de la marchandise tire tout le monde vers le bas. Partout, partout, on ne voit qu’une chose : des obèses morbides. Pas des adipeux ordinaires, non. Mais des obèses morbides. Avec ce qu’ils avaient dans leur assiette, cela pouvait se comprendre. Il y avait quelque chose de déprimant dans cette scène. Cela me rappelait d’un coup les limites d’une société qui a industrialisé radicalement tout ce qui relève de l’alimentation. Le capitalisme civilise par le commerce. C’est un fait. Il peut aussi déciviliser en uniformisant par la marchandise. C’en est un autre. Cela nous rappelle ce qui arrive quand la culture populaire est avalée par la culture de masse. Il ne faut pas célébrer cette société. Évidemment pas. Pourtant, je refuse de la vomir. Comme l’a déjà écrit un américain dont j’ai perdu le nom, je préfère une société où les pauvres sont gras. Mais je préférerais quand même une société un peu plus civilisée.
Mais j’y reviens. Le capitalisme doit être critiqué économiquement. Bien sûr. Le marché dissocié de la société devient fou puis détruit la seconde. Laissé à lui-même, il est un formidable dissolvant social. Et j’ajoute que la caste des traders mondialisés, des jeunes cadres dynamiques fanatisés par l’extension du marché global, ne représente certainement pas la forme la plus achevée du genre humain, son expression la plus raffinée. Mais la critique du capitalisme doit aussi se mener culturellement. Le citoyen devenu petit individu occupé à s’acheter des marques pour s’identifier socialement, pour marquer son appartenance sociale, qui s’abrutit dans la consommation perpétuelle en écoutant des Christyna de téléréalité jouer le jeu des grands amours aux heures de grande écoute, cela a de quoi nous donner envie de démissionner de l’espace public.
C’est peut-être ici que République nous place sur une piste. Dommage qu’il ne l’ait pas suivie plus longtemps. Si le conservatisme veut éviter d’être le simple supplément d’âme de la civilisation marchande, il devrait peut-être la suivre, cette piste. Oui, formuler sa propre critique de l’appauvrissement existentiel des sociétés occidentales par leur marchandisation. Montrer comment le tout à l’économique ruine l’économique, comment le marché, aussi indispensable et vigoureux soit-il, ne saurait se substituer à la cité. Et ainsi de suite. Mais c’est un autre sujet. J’y reviendrai plus tôt que tard. Ça c’est certain.
Alors voilà, fin des observations sur ce film qui en aurait mérité bien d’autres.
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Ah oui! Un détail. J’ai reçu une étampe sur la main droite. Vous savez, une petite étampe qui confirme que j’ai bien donné mon billet à l’entrée. Normalement, c’est une étoile. Ou un panda. Ou un ourson. Mais là, surprise. Il s’agissait de la faucille et du marteau. Le symbole de l’Union soviétique. Latulippe s’est permis ici une provocation grossière. Chose certaine, je n’ai pas vraiment aimé avoir ce symbole étampé sur les mains. En arrivant chez moi, je me les suis lavé.