Les grands événements de l’histoire, écrivait Karl Marx, se répètent toujours deux fois : « une fois comme tragédie et la fois d’après comme farce »1. En relisant cette phrase, je me demande ce qu’aurait pensé le philosophe allemand des manifestations festives qui se déroulent sous nos yeux depuis des mois.
Après l’épidémie d’entartage des années 1990 et 2000, après les Zapartistes à l’humour décapant, il semble que voici venu le temps de la comico-contestation, si ce n’est celui de l’humo-terrorisme. On n’imagine plus une manifestation protestataire sans pancartes humoristiques, sans tam-tam ou autres instruments à percussion tels que chaudrons ou casseroles, sans masques, travestissements ou costumes de mascottes. Et le phénomène a encore gagné en ampleur avec la mobilisation des étudiants opposés à l’augmentation des droits de scolarité2. Même l’appellation « printemps érable » ne parvient pas à se dissocier du jeu de mots, du calembour, du clin d’œil de connivence entaché d’ironie : aux Arabes (pour le meilleur et peut-être pour le pire) leurs révolutions, leurs bombes et leurs morts, au petit peuple français d’Amérique ses cortèges plutôt bon enfant, malgré quelques bris de vitrines, ses bombes, mais fumigènes, et ses envois d’enveloppes remplies de poudre de perlimpinpin – avec lesquelles, notera-t-on, on ne quitte pas le rayon des farces et attrapes ni celui du faux-semblant (sans préjuger bien sûr du dérangement et surtout de la panique que peuvent engendrer en certains cas ces facéties).
Ces quelques remarques ne visent évidemment pas à déplorer un tel état de fait, fruit d’une société assagie, encore moins, bien entendu, à encourager les étudiants ou autres manifestants à pratiquer des formes de contestation plus violentes. Précisons d’emblée qu’elle ne prétend pas non plus prendre position au sujet des revendications étudiantes. Elle a plutôt pour but d’interroger le contraste remarquable que l’on observe entre la radicalité de certains discours, qui se veulent des remises en question du capitalisme, de la société-marchande, quand ce n’est pas du caractère « totalitaire » de l’État, et la réalité de manifestations de rue qui empruntent à l’humour et au spectacle leurs formes d’expression.
Bien sûr, de telles parades festives ne sont pas l’apanage des dernières semaines que nous avons vécues à Montréal, ni même des dernières années. Outre Mai 68, dont on a souligné à satiété l’aspect happening ou « les outrances » dignes « d’un vaste théâtre du fantasme »3, cette utilisation dramatique de la parade musicale, de la caricature, du pastiche satirique, des masques et des costumes renoue aussi avec les traditions révolues aujourd’hui du carnaval et du charivari, dont la dimension volontiers contestataire est bien attestée, ainsi que l’a montré entre autres l’historien Le Roy Ladurie4.
Aux slogans satiriques des étudiants répondent, par-delà les ans, le bagou et la chansonnette du célèbre Gavroche… mais Gavroche se fait tuer ; et nombre des révoltés du Mardi-Gras de Romans aussi. La farce s’achevait autrefois bien souvent en tragédie. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Du moins, pas chez nous. Le rire, le sarcasme, le ludique, le festif, du coup, n’ont plus guère de contrepartie. C’est cette nouvelle donne qui mène à s’interroger sur le rôle politique ou para-politique qu’ils endossent.
On a beaucoup glosé sur cette omniprésence de l’humour, sur « l’importance démesurée »5 qu’il occupe au Québec. On y verra, avec Dominic Desroches, un signe d’impuissance collective, de décrochage par rapport à l’Histoire, qui, elle, « n’est jamais drôle »6. Mais il faut aussi la relier, cette omniprésence du rire et de la plaisanterie, au refus viscéral de la « chicane », et ce refus lui-même à notre incapacité collective à débattre avec détermination, mais sereinement, c’est-à-dire à reconnaître les lignes de fractures qui traversent la société québécoise comme elles traversent toute société. L’humour, en même temps que facteur d’unanimité, devient ainsi une procédure d’évitement.
Mais, dès lors qu’il est question ici, entre autres, d’une contestation étudiante qui dure et qui semble donc invalider, par sa factualité même, une telle interprétation, il peut sembler étrange d’insister sur la place qu’occupent l’humour et la provocation ironique (les défilés de foules nues ou dénudées, par exemple) en son sein, puisque celle-ci ne paraît pas le moins du monde incompatible avec une fracture durable (en tout cas depuis des mois) de la société québécoise. La chicane a bel et bien pris, pourrait-on dire désormais.
Toutefois, le fait que cette chicane ne trouve à s’exprimer autrement que par le biais de l’humour – aussi décapant soit-il – et du carnavalesque pousse à s’interroger – j’allais dire : sur son sérieux –, laisse pour tout dire planer un doute : n’a-t-on pas affaire (au-delà des revendications explicites, et sensées, des étudiants) à une contestation politique en trompe-l’œil, à un rideau de fumée ?
Un symbole atteste à mes yeux cette duplicité : c’est le fameux masque derrière lequel se cachent les porte-parole du groupe informel d’activistes du net surnommé Anonymous, masque que l’on a vu aussi couvrant le visage de nombreux manifestants. Ce masque à l’effigie de Guy Fawkes, dont on n’oubliera pas qu’il provient du film de James Mc Teigue V (2006), lui-même tiré de la bande dessinée V pour vendetta d’Alan Moore et David Lloyd, est devenu, par la magie très contemporaine de la multiplication des images, l’emblème le plus récent d’une révolte placée sous l’étendard de la liberté d’expression, l’insigne de ralliement d’une rébellion de la jeunesse mondiale (ou occidentale), et branchée, contre l’ordre établi7.
Mais qu’est-ce qui se cache au juste sous le visage factice d’un conspirateur britannique du début du XVIIe siècle ? Que révèle un symbole aussi improbable ? À l’évidence, le visage plastifié de Guy Fawkes, alias Anonymous, manifeste tout d’abord l’influence d’une sous-culture cinématographique, dont le caractère apparemment contestataire, loin d’être incompatible avec des retombées économiques très concrètes, est pour le moins suspect (on pourrait bien entendu porter le même jugement sur tous ces groupes musicaux dont la radicalité du « message » accompagne la progression des ventes de disques)8. Il prouve aussi la méconnaissance historique abyssale de ces jeunes gens masqués qui semblent confondre un conspirateur anglais du XVIIe siècle, pro-espagnol et soutenu par les Jésuites, avec la figure postmoderne de l’anarchiste numérique, ou leur indifférence – mais ce n’est pas forcément mieux – à la nature de symboles qui apparaissent finalement interchangeables et sans réels signifiés.
Guy Fawkes, comme Che Guevara, ne sont plus que des icônes qu’on arbore sous forme de masque ou sur un chandail, au même titre qu’un logo d’Iron Maiden ou un portrait photographique de Kurt Cobain. Signifient-ils autre chose qu’une révolte demeurée dans l’adolescence et qui tourne à vide ? N’adopte-t-on pas ces signes de la révolte pour se dispenser d’agir ? Le masque devient alors, ce qui est d’ailleurs dans sa nature de postiche, un écran entre le moi révolté et le réel à transformer. Il manifeste en quelque sorte une déprise par rapport à la réalité sociale à laquelle le contestataire est supposé se confronter. C’est pourquoi cette révolte partiellement vide (je ne parle pas ici des revendications concrètes des étudiants, mais de l’imaginaire contestataire qui les accompagne ou les englobe) se dissout dans le festif et le ludique. Une fois tombés les masques, une fois le jeu terminé, celui ou celle qui dissimulait dessous son vrai visage peut retourner vaquer à ses occupations, à sa vie privée ; comme la partie de foot ou de hockey, la fièvre contestataire ne constitue qu’une parenthèse dans le quotidien. Un conflit sans authentique enjeu.
D’une certaine façon, chacun se fait ainsi son cinéma. Le temps d’une manif ou d’une apparition sur le net, ou – encore mieux – à la télévision. La radicalité des discours, qui emprunte au pathos de la dénonciation de la répression et d’une société en passe de devenir « totalitaire », la violence somme toute modérée dont peuvent faire parfois preuve les manifestants – y compris celle qu’exercent avec moins de retenue ces petits ninjas identifiés par les médias comme membre du Black bloc (et on pourrait ajouter celle des policiers) –, tout cela demeure dans la sphère ritualisée en régime démocratique du symbolique et de la brutalité contrôlée9. Tous ces acteurs savent très bien au bout du compte que le sérieux véritable ne sera pas au rendez-vous, que la police, quoi qu’il arrive, ne tirera pas (et c’est fort heureux). Dans une démocratie, on a le loisir, sans trop de risque, de défier les autorités et les lois. La sanction viendra peut-être, mais celle-ci n’ira jamais jusqu’à engager la vie-même de l’individu ou des individus concernés.
Là est selon moi le véritable sens de cette déréalisation ludique de la contestation et des oppositions politiques radicales que l’on observe depuis ces dernières décennies au Québec comme dans les autres pays occidentaux. L’enracinement durable de la démocratie dans ces sociétés a entraîné une pacification des esprits qui ne s’accommoderait pas aisément d’un retour de la violence politique, et ce quelle qu’en soit l’origine. L’engagement politique de l’individu démocratique prend de plus en plus la forme d’un jeu parce qu’il est dorénavant sans enjeu véritable et sérieux. La contestation radicale de la société de consommation n’empêche pas la plupart de ses tenants de profiter des bienfaits du confort ou des facilités de la technologie des communications qu’elle leur dispense généreusement. L’écologisme citadin d’aujourd’hui n’oblige pas plus ses adeptes à s’en aller élever des chèvres à la campagne. L’anarchisme le plus extrême ne mènera plus quant à lui à l’exil ou à une condamnation au bagne, mais ouvrira plus couramment les portes d’un quelconque département de philosophie. Comme l’apparente marginalité qui s’en tient au costume ou à la couleur des cheveux, la radicalité politique qui s’en tient au discours ne constitue pas une entrave à l’occupation de positions sociales parfois confortables.
Le jeu, l’opposition ludique à l’ordre établi a pour fonction principale de masquer ces contradictions qui s’enracinent désormais au cœur même de l’individu et qu’un discours ou un mode d’action sérieux ne permettraient pas bien longtemps d’éviter. L’individu contestataire se veut à la fois, ou alternativement, au dehors et dans la société. Telle est de nos jours, selon Marcel Gauchet, la position incontournable d’un individu moderne à qui il est loisible d’apparaître, et de se vouloir superficiellement très revendicateur, mais qui jamais ne remettra sérieusement en question le fonctionnement d’une société démocratique et libérale sans laquelle il n’existerait tout simplement pas10. L’aliénation libérale ou consumériste, si aliénation il y a, est bien trop séduisante et confortable pour qu’on la repousse du revers de la main, ou pour risquer inconsidérément de se voir privé de ses retombées positives sur nos vies. La radicalité des discours vient alors compenser la faiblesse intrinsèque de la révolte. On peut statuer que cette situation quelque peu inconfortable remonte en Occident à Mai 1968, première agitation ludo-récréative et ultime tentative révolutionnaire avortée. Ainsi se clôt le cycle ouvert par les révolutions de la fin du XVIIIe siècle.
Reste à se demander sur quoi déboucheront dans le futur ces nouvelles formes de militantisme. Il est cependant à craindre que les amateurs de ce genre de subversion carnavalesque et festive, qui se doublent souvent de dénonciateurs d’un néo-totalitarisme à venir, se trompent et de moyens et de cibles. Ainsi, n’est-il pas évident que les manifestations colorées ou en petite tenue que l’on a vu se succéder ces derniers temps dans les rues de Montréal jouent pleinement le jeu de la société du spectacle qu’elles sont supposées dénoncer ? L’ambiguïté du medium choisi déteint immanquablement sur le message. Pour le dire plus clairement : les manifestations publiques de cette contestation radicale se coulent dans les formes culturelles dominantes, particulièrement celle du divertissement médiatique, qu’accompagnent une solide et naïve bonne conscience, une franche impudeur et un rire dont la preuve du caractère désormais conformiste et autoritaire n’est plus à faire11.
On y verra une analogie avec le piratage informatique auquel se livrent des groupes prétendument libertaires tels que le fameux Anonymous. D’une part, ceux-ci s’attaquent à des instances anciennes ou classiques du pouvoir : gouvernements et ministères, institutions étatiques et forces policières constituent pour l’instant, avec certaines multinationales, leurs cibles favorites. Jamais ces idéalistes férus d’informatique ne semblent seulement soupçonner le pouvoir, d’autant plus dangereux qu’invisible, que recèle la Toile et dont bénéficient, hors de tout véritable contrôle démocratique, les e-compagnie telles que Google, Facebook et consorts, ou que s’arrogent les pirates informatiques eux-mêmes. S’il existe aujourd’hui un risque de dérapage anti-démocratique, de manipulation de l’opinion, de contrôle des masses, il est là, au moins tout autant que dans les dérives sécuritaires de l’État. Le masque apparemment débonnaire de Guy Fawkes pourrait bien revêtir demain le visage sardonique d’un nouveau Big Brother.
Patrick MOREAU,
Rédacteur en chef,revue Argument
Professeur,
Collège Ahuntsic
Notes
1 Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, dans Politique I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p.437
2 Cf. l’invitation à participer à la manifestation du 3 mai dernier, qui était formulée comme suit : « Manifestation ludique : en sous-vêtements pour un gouvernement transparent ».
3 Laurent Joffrin, Mai 68, Le Seuil, coll. Points Politique, Paris, 1988, p.169
4 Le Carnaval de Romans, Gallimard, coll. Folio Histoire, Paris, 1979
5 Dominic Desroches, « Ce que dit celui qui est fatigué de rire », www.vigile.net, 15 décembre 2008
6 Ibid.
7 Petit clin d’œil ironique : à chaque fois que quelqu’un achète ledit masque, la firme Warner touche des droits. On ne sort pas si facilement de la logique mercantile !
8 On me pardonnera d’avoir, avec Jacques Ellul, quelques difficultés à « croire à la valeur révolutionnaire d’un acte qui rapporte de l’argent » (La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, 1990, p.379).
9 Soulignons néanmoins qu’une telle déprise par rapport au réel comporte un risque, celui d’entraîner à terme un glissement vers une possible violence, non-symbolique cette fois, et d’autant plus dangereuse qu’elle serait vécue sur le mode hallucinatoire.
10 Cf. entre autres La Condition politique, Paris, Gallimard, coll. TEL, 2005, p.408-409
11 Cf. Alain Finkielkraut, Un Cœur intelligent, Paris, Stock/Flammarion, 2009, p.37-38