Avant de répondre plus précisément aux arguments avancés dans la présentation de ce dossier en développant la «question de confiance» qu’appelle mon titre, je m’autorise à en repasser par mon Petit éloge de la paternité, écrit et publié l’an dernier, dont je vais citer l’un des paragraphes qui m’importent le plus.
« Qu’est-ce qu’être père (ou mère), qu’est-ce que l’être aujourd’hui, ou plus personne ne paraît sérieusement en mesure de définir ce qu’il s’agit de transmettre, hors la vie qui réclame de l’être ? Quoi transmettre ? La réponse est aussi simple que complexe, pourtant : quoi transmettre, sinon l’amour ? Non pas l’amour qu’on porte à ses enfants, dont il est bien difficile de savoir ce qu’il est, qui peut d’ailleurs être aussi étouffant et mortifère que la haine, mais l’amour de cette vie que l’on transmet – cet amour et cette confiance en la vie qui nous faisaient tellement défaut, à quinze ou seize ans, qui semble s’être perdus dans les sables d’un XXe siècle encombré de miradors ou dans les miasmes de ce Dieu mort qui restait omniprésent, encombrant cadavre. Qu’ils nous aiment ou non (des miens je peux dire qu’ils aimaient leurs enfants, qu’ils s’en tenaient pleinement pour responsables), il semble que nos parents avaient perdu toute possibilité de transmettre avec la vie la seule chose qui en fasse un présent, l’amour de cette vie que l’on donne, son rythme et sa musique générative, l’amour du destin, en une expression nietzschéenne que l’on retrouvera : l’amor fati.»
Ce Petit éloge de la paternité avait, à sa source, plusieurs ambitions, et reposait sur une grande inconnue. La première de ces ambitions était de montrer comment la défaillance dans la transmission dont il vient d’être question est le fruit d’une histoire qu’il est nécessaire de démêler si l’on veut enfin la dépasser. La défaillance elle-même s’est produite dans la seconde moitié du XXe siècle, époque où bien plus que les pères eux-mêmes se sont effondrés tous les repères, mais cette défaillance était celle d’une figure du père autoritaire et sûr de lui qui a elle-même une longue histoire. Cette figure du père s’est façonnée au long du XIXe siècle, à l’époque où la religion vacillante a conduit l’homme, comme le préconisait alors Feuerbach, à vouloir « récupérer sur la terre les trésors qui ont été dépensés aux cieux».
Michel Foucault a magistralement démontré comment cette époque fut celle d’une «théologisation de l’homme» : «l’homme du XIXe siècle, c’est Dieu incarné dans l’humanité», disait-il, avant de préciser que Nietzsche, contrairement à ce que veulent les idées reçues, n’a pas été pas l’annonciateur de la mort de Dieu (elle avait été annoncée bien avant lui, par Hegel et plusieurs autres), mais au contraire « celui qui, en dénonçant la mort de Dieu, a dénoncé en même temps cet homme divinisé auquel le XIXe siècle n’avait pas cessé de rêver ». Cet homme divinisé, on peut dire qu’il s’est incarné dans la figure du père idéal, et l’on peut en reconstituer l’évolution historique à travers la littérature. C’est en tout cas ce à quoi visaient mes lectures croisées du Père Goriot, de Balzac, et des Misérables, de Victor Hugo. Il s’agissait de montrer comment le personnage même de Jean Valjean, père adoptif et plein d’amour de Cosette, est une réponse au Père Goriot, père tout-puissant dont Balzac avait par avance, ou par prémonition, montré qu’il ne pouvait que mener à la catastrophe. (Goriot exprime en effet de manière explicite son rêve de toute-puissance : « Voulez-vous que je vous dise une drôle de chose ? Eh bien ! quand j’ai été père, j’ai compris Dieu. Il est tout entier partout, puisque la création est sortie de lui. Monsieur, je suis ainsi avec mes filles. Seulement j’aime mieux mes filles que Dieu n’aime le monde, parce que le monde n’est pas si beau que Dieu, et que mes filles sont plus belles que moi. »)
Chez Balzac, ce rêve ne pouvait que mal finir, et l’on se souvient que Goriot meurt seul, abandonné par ses filles, dans la plus grande angoisse et le plus extrême ressentiment. C’est à cela que Hugo s’est attaché à répondre dans Les Misérables ; la mort de Jean Valjean est d’ailleurs une réplique trait à trait de celle de Goriot, sinon que Cosette est là, présente, aimante : que tout est bien qui finit bien pour le père dévoué.
Cette figure du père divinisé au long du XIXe siècle a connu son apogée au moment des grands mouvements patriotiques, des mouvements de défense de la patrie (étymologiquement, le pays des pères) qui, au début du siècle suivant, ont provoqué son déclin irrévocable : en 14-18, la défense du pays des pères s’est révélée une infâme boucherie des fils et des pères les plus jeunes. À la même époque, la naissance de la psychanalyse est d’évidence liée à cette figure qui a trouvé alors une formidable incarnation dans un personnage réel, le père de Franz Kafka. Ce n’est pas un hasard si la lettre tellement belle que Kafka n’a jamais osé donner à son père, mais qu’il avait écrite pour lui, porte, dans nos bibliothèques, le titre de Lettre au père. Nous n’en avons pas fait «une» lettre à «son» père, mais «la» lettre au Père, à l’archétype du père tout-puissant, celui qui pense agir pour un bien mais, au bout du compte, condamne le fils à une invivable stérilité. De fait, la lettre de Kafka met le doigt très précisément sur la question de la paternité, de son impossible reconduction par le fils : « Tels que nous sommes, le mariage m’est interdit parce qu’il est ton domaine le plus personnel. Il m’arrive d’imaginer la carte de la terre déployée et de te voir étendu transversalement sur toute sa surface», écrit Kafka, qui ajoute : « Se marier, fonder une famille, accepter tous les enfants qui naissent, les faire vivre dans ce monde incertain et même, si possible, les y guider un peu, c’est là, j’en suis persuadé, l’extrême degré de ce qu’un homme peut atteindre. Que tant de gens y parviennent si facilement en apparence n’est pas une preuve du contraire – d’abord, il n’y en a pas tellement qui y réussissent vraiment, et ensuite, ce petit nombre ne “fait” généralement rien, mais “ subit ” quelque chose ; il est vrai que ce n’est pas là ce degré extrême dont je parle, mais cela reste très grand et très respectable (d’autant plus qu’il n’est pas possible de distinguer nettement entre “ faire ” et “ subir ”) .»
L’effondrement de cette figure du père tout-puissant, du père propriétaire qui veut, volontariste, ignorer que l’on n’est jamais propriétaire de la vie, ni de la sienne ni, a fortiori, de celle de ses enfants, je ne la regrette pas une seconde, pour avoir vécu, enfant, dans les années 1970, ses derniers soubresauts. Il était nécessaire que ces repères mortifères s’effondrent, mais il se trouve qu’ils se sont effondrés à une vitesse extrême : enfants et parents, nous étions tous dans les gravats. Si, dans les familles, beaucoup d’hommes et de femmes continuaient à rêver du jour où ils pourraient transmettre au fils la montre en or reçue du père, le ressort était cassé, grandes et petites, les aiguilles étaient en roue libre.
Le second point qu’il m’importait tout particulièrement de soulever était celui du désir d’enfant. Je voulais exprimer quelque chose de ce désir de paternité, et montrer comment, dans la vie comme dans les livres, j’ai pu être agi par ce désir depuis l’adolescence, mais agi à mon insu et d’autant plus que ce désir profond entrait en franche contradiction avec le discours radical que je tenais ces années d’adolescence, discours que je croyais le mien quand il était d’une flagrante fidélité à la doxa libertaire régnante, alors, sur les cours de lycée. Affirmer à quel point l’instinct de paternité peut être un moteur puissant dans la vie d’un homme, serait-ce à son insu, c’est du même geste dénoncer le stéréotype qui, à travers le «désir d’enfant» dont elles seraient seules dépositaires, fait porter tout le poids de la reproduction aux femmes et uniquement à elles. Ce stéréotype aujourd’hui dominant n’est qu’une façon de renouveler une ancestrale misogynie : non seulement parce que, si ce sont elles qui veulent les enfants, il est logique qu’elles en assument ensuite la responsabilité, mais aussi parce que, depuis la mythologie grecque, l’on sait bien que la mort et la naissance forment un couple inséparable ; porter le poids et la responsabilité de la génération, c’est porter le poids et la responsabilité de la mort.
Ces deux perspectives étaient donc présentes dès le projet de ce Petit éloge. Mais j’ai dit qu’en son point de départ nichait aussi une grande inconnue : si je savais obscurément qu’il y serait question de la notion de chance, ce n’est qu’au long du processus d’écriture que j’ai compris pourquoi.
Je fais un détour rapide par cette question de la chance. Le mot «chance», proche en cela du beau mot de hasard, désignait en effet au XIIe siècle la « manière dont tombent les dés » ; il est issu du mot latin cadere dont vient le verbe «choir», remplacé dans l’usage contemporain par « tomber ». On pouvait autrefois avoir bonne ou mauvaise chance, comme l’on a bonne ou mauvaise fortune. De la chance à la déchéance, la descendance du verbe « choir » est à dire vrai d’une richesse inépuisable. Outre la chance et la cadence, par connotation le verbe chanceler, on y croise donc la déchéance, le caduc, et in fine le cadavre, celui qui ne se relèvera plus, qui tombe dans la tombe. La chance est en somme ce qui nous tombe dessus, ne cesse de nous tomber dessus, de la naissance à la mort ; non sans ambivalence je dirai : la chance c’est la vie même, le mouvement et le jeu de la vie. «Écrire, c’est rechercher la chance», lançait Georges Bataille, dans Le Petit, l’un de ses textes les plus beaux et peut-être le plus ésotérique, écrit, cela n’est pas anodin, durant l’Occupation ; c’est rechercher le mouvement même de la vie, sa vérité et sa présence dans la langue, pour enfin l’éprouver dans la vie, pour retrouver l’en-vie, l’envie de vie.
La chance, bonne ou mauvaise, c’est ce que nous transmettons : la chance qu’est la vie. La vie réclame de relancer les dés pour rester en-vie, plutôt que s’y accrocher en permanence pour préserver ses petites propriétés, s’y accrocher précaires, dans la peur et la superstition. Nous nous éprouvons deux fois précaires dès lors que nous sommes parents, sans plus d’adresse à la prière, quand l’étymologie du mot précaire renvoie précisément au mot latin precarius, «obtenu par prière». Contre cette nouvelle précarité où le laissait sans qu’il en ait claire conscience la mort de Dieu, c’est-à-dire la mort d’une confiance collective dans la légende faisant de tout homme le dépositaire d’un destin écrit par avance, l’homme du XIXe siècle s’est barricadé de titres de propriétés. Aucune barricade, pourtant, ne suspend le cours tantôt calme et tantôt violent de la vie intime et de la vie collective ; aucune propriété, aucune digue ne met réellement à l’abri du destin ; on ne fait pas barrage à la mauvaise chance, si l’on parvient hélas à entraver la cadence, le mouvement même de la vie, à l’endiguer de barrages qui n’en cèderont pas moins, un jour ou l’autre.
Je crois qu’il n’est rien de pire que d’entendre un père, ou une mère, dire de son enfant sans même entendre ce qu’il dit : «j’espère qu’il ne lui arrivera rien.» Si j’ai parfois la paternité douloureuse, follement inquiète, si je désire, évidemment, et comme toute personne raisonnable, que mes enfants soient protégés de la violence et de la haine, de la souffrance et de la mort, je souhaite cependant qu’il leur arrive des choses, beaucoup de choses, et l’important n’est pas tant qu’elles soient heureuses ou malheureuses, elles le seront de toute façon, l’important est qu’ils atteignent à cette « force d’être » qui permet de tomber pour mieux se relever, de rebondir, de faire d’une mauvaise chance l’occasion d’une meilleure, serait-ce par instants fugaces, en créant, c’est-à-dire en jouant : en aimant, en lisant, en écrivant, en marchant, la main d’un petit enfant dans la sienne. Existe-t-il autre chose à transmettre, autre chose qui vaille qu’on s’emploie à le transmettre du moins mal que l’on peut ?
Sauf dans l’idée qui en est si volontiers véhiculée depuis deux siècles, être père ne condamne personne à faire «bonne figure de père» en tendant son visage vers un modèle qui n’existe plus, à faire semblant jusqu’à s’asseoir sur lui-même et ses enfants, ne condamne personne à adopter définitivement un masque rigide de «grande personne» jusqu’à nier le mouvement de la vie en soi, à oublier volontairement que le hasard se déconstruit, que les choses mauvaises peuvent aussi bien se retourner en nouvelles chances, en nouvelles donnes, que la question n’est pas ce qui nous arrive, mais ce que nous avons la puissance ou non d’en faire.
Cela, bien sûr, ne va pas sans échecs, sans erreurs, et c’est pourquoi le plus important reste notre capacité à maintenir ouverte la confiance : la confiance en la vie, d’abord et avant tout.
C’est ici que je peux reprendre l’argument de ce dossier, qui met l’accent sur le passage, en somme, du père autoritaire à l’«enfant roi». Une révolution ? Je me demande si cette révolution est très réelle, si elle n’est pas un effet d’optique, ou de pensée, qui nous renvoie au même et radical désenchantement. Parce qu’un enfant roi, s’il existait réellement, porterait tout le poids du monde, tout le poids des mondes, sacrés et profanes, ce serait pour lui un terrible cauchemar. Ce que l’expression d’enfant roi désigne, c’est plutôt une abdication du côté du père autoritaire et, de fait, une place parentale laissée vacante faute de savoir comment l’occuper. La question cependant n’est pas de retrouver ou reconstruire la posture ancestrale dans le sable du temps ; elle a disparu parce qu’elle était, en fait, intenable, autant pour les pères que pour les fils, et tout autant pour les mères. La question est d’inventer - de réinventer la confiance. Je vais trop vite, ici, mais cela peut passer par une forme de bel égoïsme, d’égoïsme vital à transmettre : il s’agit de vivre le plus pleinement que l’on peut, si l’on veut en transmettre le goût, et non pas s’interdire, se cantonner, se freiner sans cesse comme les anciennes valeurs y enjoignaient. C’est aussi une façon de récuser la mise en scène familiale d’un mensonge, le mensonge d’une vie qui irait comme il faut quand elle est insatisfaisante, fatigante. Nous avons spontanément tendance à nous montrer devant nos enfants le plus raisonnables et rationnels que nous pouvons tenter de l’être, alors qu’à la vérité nous le sommes si peu, quand l’étrangeté nous saisit, le soir, ou quand l’inquiétude du lendemain nous mine, sous la couette, à l’heure des fantômes de vies possibles.
La confiance implique d’accepter l’erreur, de la reconnaître plutôt que de la transformer en mensonge : de la même manière qu’avant de chanter juste des partitions difficiles le chanteur n’évitera pas les couacs, l’écrivain les fausses notes, il faut admettre l’erreur pour enfin trouver la note juste. Il faut admettre que nous sommes sur un chemin d’erreurs, et que nos enfants emprunteront le leur - en espérant qu’ils seront armés de confiance, sur la voie de leur propre quête du sentiment d’être enfin au monde, pleinement au monde. Dans mon exercice de la fonction de père, et je croise les doigts, c’est la confiance qu’au quotidien j’ai tenté d’apprendre à restaurer, parfois difficilement, ou, plus exactement, que mes enfants et moi nous avons appris à reconstruire ensemble. Parfois difficilement, de mon côté, au souvenir de l’adolescent que j’étais - qui n’avait rien pour inspirer la confiance, installé dans un refus total du mode de vie parental, au nom de la vie qui exigeait d’être vécue autrement.
Quelle meilleure façon de transmettre la chance qu’est la vie, qu’à la vivre pleinement, jouant, aimant, créant ? Il faudrait ici en repasser par l’amor fati ̶ l’amour du destin ̶ , sous un ciel vide. L’amor fati, qui est l’autre nom de ce que Nietzsche nomme l’amour de l’ignorance quant à l’avenir, c’est précisément la confiance en la vie ; c’est par exemple l’émerveillement qu’éprouvent les jeunes amants de se raconter l’un à l’autre avec tant de bonheur, puisque même les événements les plus éprouvants qu’ils ont traversés ont concouru à leur rencontre, à l’instant parfait qu’ils vivent, enchaînement fatal du bonheur. L’amour a la puissance de nous ouvrir à la chance qu’est la vie, au oui de «l’enfant qui est innocence et oubli, un recommencement, un jeu, une roue roulant d’elle-même, un premier mouvement, un “oui” sacré» (Nietzsche). L’art et la littérature aussi. Si À la recherche du temps perdu est un grand roman de la vérité ontologique, c’est parce qu’il est aspiré par le moment parfait de ses dernières pages : tout aura donc été comme il fallait que ce fût, puisque tout a mené à cet instant parfait que déploie le dernier volume, Le temps retrouvé, et le narrateur peut donc écrire le passé en vérité, même lorsqu’il aborde le pire.
À toutes ces questions que j’ai traversées, écrivant le Petit éloge de la paternité, s’en ajoute une autre qui les croise, depuis qu’il est terminé. C’est que la superstition plane sur toute chose, et qu’à écrire sur ce sujet précisément il était impossible de ne pas s’y cogner ; tous, sans l’avouer jamais, nous sommes minés de petites superstitions quotidiennes, à défaut d’habiter encore la superstition religieuse. Écrivant ou ayant écrit un livre sur la paternité alors même que je suis père de quatre enfants qui ont de cinq à vingt ans, je ne peux ignorer que la superstition me hante jusque dans le geste qui m’en libère un instant, celui d’écrire, dès lors qu’écrivant je touche ouvertement à la relation que mes enfants et moi nous entretenons. Quelques mois après que le livre est paru, je sais où est son prolongement, au-delà de la chance : dans cette question de la superstition. Je me contente, ici, d’ouvrir la brèche à l’aide d’une citation de Jacques Lacan : il n’est pas encore advenu, disait Lacan, l’«athée viable», c’est-à-dire, «quelqu’un qui ne se contredise pas à tout bout-de-champ», qui ne soit pas perclus de petites superstitions très ordinaires comme nous le sommes tous. Oui, nous y arrivons toujours aussi mal, à vivre pleinement, sous un ciel vide. Nous sommes bourrés de contradictions, qui nous entraînent au mensonge par omission, face à nos enfants, et nous sommes minés de petites superstitions très ordinaires que seul l’art peut lever (c’est Picasso expliquant sa découverte et son attrait immédiat pour l’art africain en ces termes très animistes : «Les masques, ils n’étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des choses magiques. [...] Les fétiches étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus être les sujets des esprits, à devenir indépendants. Des outils. Si nous donnons une forme aux esprits nous devenons indépendants. [...] Les Demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là, mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme, oui !»
La confiance à transmettre, c’est peut-être aussi celle-là : plutôt que de pleurer sur notre difficulté à maintenir des valeurs que nous savons bien caduques, pourtant, quoique nous nous y accrochions, parfois, comme l’huître à son rocher parce que ce sont les valeurs qui nous ont menés là où nous en sommes (y a-t-il tant de raisons d’être fier du monde tel qu’il va, de ce que nous lègue le XXe siècle ?), et si l’on faisait confiance aux générations qui viennent ? Elles viennent après nos erreurs, libres de nos erreurs ; elles en commettront d’autres qu’il faut les laisser commettre, mais, sans pour autant déserter la place de parents, écoutons-les très précisément, ouvrons leur la possibilité d’améliorer nos petits bricolages quotidiens, d’y arriver beaucoup mieux que nous, à vivre sous un ciel vide.
Bertrand LECLAIR*
*Bertrand Leclair est essayiste et romancier. Il a publié une douzaine de titres, dont un Petit éloge de la paternité dans la collection Folio 2 €. Derniers titres parus : L'invraisemblable histoire de Georges Pessant (roman, 2010) et Dans les rouleaux du temps : ce que nous fait la littérature (essai, 2011), tous deux aux éditions Flammarion.