Le titre de l’ouvrage de Nicolas Langelier est trompeur. Il promet au lecteur de réussir son hypermodernité en vingt-cinq étapes faciles et d’ainsi sauver le reste de sa vie. Le lecteur à qui ce genre de littérature est familier pourra croire qu’il s’agit là d’un autre ouvrage proposant une voie pour assurer son salut personnel. Habitué aux appels constants au mieux-être physique et psychologique, il sera sûrement à la fois troublé et intrigué par l’emploi du terme peu courant d’hypermodernité. Aurait-il manqué quelque chose, lui qui pourtant est bien au fait des thérapies de croissance personnelle les plus récentes et qui est passé maître dans l’art de tenir tous ses amis bien informés des événements de sa vie par l’entremise de sa page Facebook? Il se sait depuis longtemps moderne, on lui a dit qu’il était « postmoderne », et cela l’a intrigué et en même temps flatté, il faudrait maintenant qu’il soit « hypermoderne »! Or, cela semble encore plus épuisant que d’être tout simplement moderne. Comment va-t-il pouvoir «gérer» ce préfixe bien gonflé aux hormones et aux suppléments protéiniques? Le livre va-t-il décrire justement une voie pour réussir son hypermodernité sans trop de fatigue?
Rien de tel dans cet ouvrage : pour Nicolas Langelier, réussir son hypermodernité veut dire non pas s’en accommoder, mais bien rompre avec elle. L’hypermodernité, en tant qu’elle est une intensification et un approfondissement des principes propres à la modernité (économie de marché, démocratie, individualisme, découvertes techniques et scientifiques), conduirait en effet à la catastrophe. C’est du moins l’impression qui se dégage à la lecture des dernières pages de l’ouvrage qui est un réquisitoire contre la marche inexorable de la modernité, considérée avant tout comme un assaut du monde de la technique contre la nature.
Le titre de l’ouvrage est donc ironique. Ce qui a l’apparence d’un manuel de self-help est en fait un essai à la frontière entre le récit autobiographique, la critique sociale et la réflexion philosophique. Une première trame du livre propose une réflexion sur la modernité, la postmodernité et l’hypermodernité. Elle a le mérite d’être pédagogique et de présenter de manière plaisante à un large public des notions qui ont été amplement débattues par les philosophes et les spécialistes des sciences sociales au cours des quarante dernières années. Ceux et celles qui connaissent ces débats n’apprendront pas grand-chose et seront déçus de ne pas voir l’auteur discuter davantage sur le fond des choses.
Il serait vain de mettre en évidence de manière scolaire les insuffisances conceptuelles du livre en ce qui concerne le traitement du problème philosophique de la modernité. L’intérêt de l’essai est ailleurs : il relate la crise morale d’un jeune homme arrivé au mitan de la vie et qui se penche sur son passé dans l’espoir d’y trouver une direction à son existence. On serait presque tenté de dire que cette crise morale aboutit à une conversion. Je reviendrai plus loin sur la nature de cette conversion. Le lecteur ne trouvera pas, bien sûr, les termes de « crise morale » et de « conversion » sous la plume de Langelier, qui est un jeune homme tout à fait moderne et qui trouverait sûrement ces termes désuets et inappropriés, même si c’est bien de cela qu’il s’agit au fond.
Même si les événements-clés à l’origine de la crise morale du jeune homme sont très personnels (mort du père, rupture amoureuse), l’auteur cherche à inscrire cette crise dans un contexte plus général. Cette crise morale est tout d’abord celle d’une génération, celle de la génération X. Cette expression reste assez vague. Je ne tenterai pas de la définir avec précision. Je me contenterai de dire que l’auteur parle ici de la génération qui a suivi celle du baby boom, née en gros entre 1960-1980. Dans l’Étape 18 intitulée « Réfléchir à l’héritage de sa génération », on rencontre aussi le terme d’hipster. Ce terme plus limité dans sa portée et sa signification vise à décrire davantage une attitude culturelle que l’éthos d’une génération. L’hispter correspond à ce que l’on appelait autrefois le blasé, le poseur ou le snob. Il est par excellence le « jeune-branché-du-Plateau », incarnation de la faune artistique, intellectuelle et médiatique de ce quartier de Montréal depuis longtemps en voie de «boboïsation».
L’auteur, qui est chroniqueur musical, fait partie de ce monde branché de Montréal. Il avoue avec une certaine naïveté la fascination qu’il a éprouvée pour la culture alternative, les bars à la mode et aussi pour les excès en tout genre qui accompagnent ce style de vie. Montréal est tellement identifiée à cette culture qu’elle est devenue l’emblème — malheur à elle! — de la branchitude. La déception de l’auteur à l’égard du monde du Plateau est à la mesure de l’attrait que ce dernier a exercé sur lui. Son récit rend compte des désillusions éprouvées à l’égard d’un style de vie qui promettait une vie intense à la fine pointe de la modernité. Les pages les plus touchantes du livre sont celles où il cherche les causes de cette déception ainsi que des moyens de la surmonter.
Ce récit de formation est malheureusement desservi par la forme choisie par l’auteur. En donnant à son récit la forme d’un manuel de self-help, l’auteur crée un effet général de distanciation qui affecte la puissance d’évocation du sentiment personnel. Très curieusement, l’auteur se retrouve à parler de lui-même, non à la première personne du singulier, mais à la deuxième du pluriel. Passés les premiers moments de surprise, cette utilisation du vous fatigue à la longue. Le procédé montre ses limites dans le récit central de la mort du père à l’Étape (!) 16. Le récit n’arrive pas ici à être à la hauteur de l’émotion pourtant présente entre les lignes. Le lyrisme du propos est étouffé par une forme narrative qui rappelle fâcheusement les « livres dont vous êtes le héros ».
Cette question en apparence purement stylistique recouvre pourtant le problème de fond du livre : celui de l’authenticité des sentiments et de la vie. L’hispter est décrit par l’auteur comme un individu qui ne parvient pas à prendre au sérieux ses sentiments et qui vit toujours dans un état de détachement à leur égard. Face à la vie, il maintient une distance qui le fait demeurer un éternel spectateur de lui-même. Il est passé maître dans l’art de l’ironie postmoderne. Il fuit donc l’esprit de sérieux et s’applique avec sérieux à tout ce qui semble futile. Il ne s’engage dans rien, car il est au fond un nihiliste qui ne croit à rien. Son nihilisme est mou, car il n’a pas non plus assez de foi pour lui accorder une signification réelle. Cette attitude décalée lui permet de recycler les diverses formes de culture, puisque, pour lui, elles sont toutes également vides de substance. Il est le « recycleur » ou « mixeur » par excellence. Comme je l’ai dit plus haut, l’hispter peut être regardé comme la version actuelle dégradée d’une figure bien connue de la culture occidentale, celle du dandy ou de l’esthète décadent. Il est la pâle imitation de l’ironiste romantique qui, dès l’origine du romantisme allemand, est allé jusqu’au bout de la déréalisation de soi et s’est égaré dans le labyrinthe de la quête narcissique de soi.
Si, comme je le pense, l’intention profonde de l’auteur est de montrer la vacuité de cette forme d’existence humaine — celui de l’hipster ou de l’ironiste postmoderne — et d’inviter à chercher une forme plus pleine d’existence, la forme et le style du livre répondent mal au but poursuivi. L’auteur recycle en effet un genre littéraire grand public — le livre de psychologie populaire — et il l’utilise de manière ironique. Le procédé aurait peut-être fonctionné si le propos final de l’auteur avait été lui-même ironique. Or, ce n’est pas le cas : nous avons ici affaire non pas à une réflexion décalée et ironique sur le sens de la vie, mais à une tentative désespérée de redonner de la gravité et du sérieux à une vie qui en est dépourvue. L’effet de distanciation ironique recherché — « ne vous trompez pas, semble nous dire l’auteur en clignant de l’œil, ceci est bien un pastiche de livre de self-help et tous les gens intelligents savent que ce genre de livres est ridicule » — dessert le propos de l’essai. L’ironie postmoderne est une arme à double tranchant et même l’essayiste et écrivain David Foster Wallace, que manifestement Langelier a pris comme modèle, n’est pas toujours parvenu à la manier sans qu’elle ne se retourne contre lui-même. Par la forme qu’il a choisie de donner à son récit, Langelier n’a donc pas pu répondre à sa volonté sincère de rompre avec les masques et subterfuges de l’ironie.
Cela m’amène à relever un second paradoxe. Le point de départ de l’ouvrage est une crise morale. Un des éléments centraux de cette crise est la fatigue d’être soi résultant d’une vie qui tourne à vide et de l’incapacité d’ancrer son existence. Les sociologues ont répertorié les différents symptômes dont souffre l’individu dépressif actuel, constamment placé devant l’injonction d’être soi-même, mais de plus en plus dépourvu des moyens réels pour devenir un sujet ou un individu au sens fort du terme. Le monde actuel produirait ainsi des individus faibles et velléitaires qui présenteraient tous les caractères de la personnalité narcissique. Le narcissisme de la personnalité, déjà bien installé dans notre culture depuis une cinquantaine d’années, aurait pris de plus amples proportions avec les nouveaux outils de communication et la mise en scène continuelle de soi-même qu’ils encouragent. On peut se demander si la véritable rupture avec cette culture n’exigerait pas que l’on cesse tout simplement de parler de soi et d’accorder une importance si excessive à notre vie en tant qu’individu.
Ce geste de rupture est particulièrement difficile à accomplir, comme en témoigne la production littéraire des dernières décennies, placée sous le signe de l’autofiction. Même si l’on sent bien que l’auteur souffre de l’enfermement dans la culture narcissique et qu’il fait un effort honnête pour rompre avec celle-ci, il n’a pourtant pas su se libérer de ses codes. Dans son roman-essai, il met en scène sa crise existentielle sous la forme assez classique d’un road movie. Pourtant, le voyage qu’il nous propose — dans son enfance et sa jeunesse — est en quelque sorte immobile, puisqu’il se limite à des impressions et à des souvenirs dans lesquels les personnages-clés de sa vie n’accèdent jamais à une existence vraiment indépendante de son cinéma intérieur. Cela est particulièrement vrai des jeunes femmes qui traversent sa vie comme des ombres et de la figure du père, qui n’acquiert jamais une véritable densité en raison de l’aspect fragmentaire de la remémoration. Ce qu’il y a de plus tragique dans l’essai, ce sont sans doute tous les efforts vainement déployés par l’auteur pour sortir de lui-même, pour décentrer son regard, pour rejoindre les personnes qui ont compté pour lui, alors que par la forme et le style son récit reconduit le narcissisme qu’il cherche à fuir. L’auteur est ainsi resté prisonnier du jeu de miroir de l’individu hypermoderne.
Mon jugement sur ce que je considère comme des paradoxes est probablement trop sévère. Ces paradoxes sont liés à notre condition d’hypermodernes, et il n’existe pas de formule magique pour les lever. Les dernières pages du livre proposent comme solution de ces paradoxes une plus grande attention portée aux forces intemporelles de la nature et la formation d’une communauté d’amis qui apprendraient à échapper en commun aux dérives de la modernité. Il ne s’agit, bien sûr, ici que d’une ébauche de solution, mais elle ne me paraît pas être à la hauteur des aspirations — je risque le mot — spirituelles qui s’expriment dans l’ouvrage. En effet, si réussir son hypermodernité, c’est se libérer des illusions dans lesquelles cette dernière nous fait vivre, il faudra bien plus qu’un vague appel panthéiste pour y parvenir. Le simple retour romantique au grand silence de la nature est une impasse. Il faut une conversion de l’âme autrement plus radicale qui exige un retour de la pensée aux sources mêmes de notre modernité occidentale et la volonté ferme de poser à nouveau dans toute son ampleur la question de l’homme. Les arbres ne peuvent malheureusement rien nous dire sur les orientations d’ordre philosophique qui sont à l’origine du projet moderne. Seule l’étude rigoureuse des œuvres du passé peut nous permettre de retracer les raisons profondes de notre devenir moderne. Il n’est pas sûr que l’on réussisse par ce moyen à sauver sa vie et encore moins le monde, mais on se sauvera néanmoins de l’ennui mortel sécrété par l’existence sans joie ni noblesse de tous les hipsters du monde.
Daniel TANGUAY